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Laissons-les faire la fête !

« Provocation », « dérapages », « excès », « c’en est trop », « cette fois, ils sont allés trop loin » ! Ce ne sont que plaintes et jérémiades, y compris officielles, de la part de la FFF, contre les joueurs argentins ; ne dirait-on pas des gamins de maternelle caftant auprès de la maîtresse : « il m’a tapé », « il m’a poussé », « il m’a pris ma poupée ». On parle même (évidemment) de racisme, pourquoi pas d’antisémitisme. Et on oublie que les Argentins réagissent aux propos tenus par Mbappé en mai 2022 : en Amérique du Sud, « le football n’est pas aussi avancé qu’en Europe. C’est pour ça que lors des dernières Coupes du Monde, ce sont toujours les Européens qui ont gagné » - ce qui équivalait à traiter les Sud-Américains d’arriérés, de sous-développés : n’est-ce pas là du racisme ? Mais que veut dire être « avancés » ? Si cela veut dire faire rêver les amateurs de foot du monde entier, les Sud-Américains ont pas mal d’avance !

On retrouve là l’arrogance des Occidentaux, pour qui « le reste du monde », ce n’est que des « paniers » de « gens de rien ». Une arrogance particulièrement déplacée alors que les Européens apparaissent comme une annexe insignifiante des Etats-Unis. On constate aussi que cette arrogance est bien partagée entre Blancs européens et Européens noirs : la vraie coupure n’est pas entre couleurs, mais entre Nord et Sud. C’est pourquoi cette victoire argentine a un goût de revanche, et les « excès » dénoncés sont une explosion de fierté, une revendication de l’honneur sud-américain. En outre, l’Argentine est un pays à part en Amérique Latine : il y a encore quelques décennies, en Espagne, on était fier d’avoir un « oncle d’Amérique », c’est-à-dire d’Argentine, et aujourd’hui encore, en Espagne et en particulier à Barcelone, les Argentins fournissent de gros contingents d’intellectuels et d’artistes.

Les cris d’orfraie des journaleux et dirigeants français montrent qu’ils sont incapables de mettre de côté leur occidentalo-centrisme pour regarder parfois le monde par l’autre bout de la lorgnette. Ils montrent aussi quelque chose d’encore plus inquiétant : nous, les Occidentaux ne supportons plus la moindre manifestation de liberté, de spontanéité, nous ne rêvons plus que de ramener les vagabonds dans les sentiers balisés, à coups de sanctions (le pli est pris, la sanction est la procédure unique et obligée : 135 euros d’amende pour tout et n’importe quoi !). L’esprit festif a laissé la place au sado-masochisme ; on ne sait plus ce qu’est le Carnaval ( et les grandes manifestations sportives sont des moment de Carnaval maintenant que le Carnaval du calendrier liturgique est en voie d’extinction). La logique carnavalesque est celle du monde à l’envers, elle consiste à se défouler des répressions et de la discipline subies pendant toute l’année en se moquant de ce qui est normalement le plus sacré : au Moyen-Age, on se moquait alors de Dieu et du Pape ; et on ne pourrait pas aujourd’hui se moquer de Mbappé ? Pour la police de la pensée, c’est non : en même temps qu’on instaure le blasphème obligatoire à l’égard de Dieu et de Mohamed, on allonge la liste des blasphèmes interdits – en l’occurrence, le blasphème contre Mbappé.

Mais il n’y a pas lieu de s’étonner : il semble qu’en Occident on n’a plus rien à défouler, le conformisme, l’obéissance, la veulerie sont devenus naturels, c’est le calme plat, et folie, désir, émotion, enthousiasme n’existent plus que sur commande (on applaudit quand on nous demande d’applaudir, comme dans les émissions de télé). On devrait en fait profiter de la liesse des Argentins pour prendre conscience de la platitude de nos vies, et en particulier de notre vie publique. Car que se serait-il passé si la France avait gagné ? Les supporters auraient envahi les Champs-Elysées, l’avenue du fric, en gueulant : « On a gagné ! Et un, et deux, et... », et Macron aurait fait une nouvelle exhibition de papouilles et bisous sur les joueurs (Dieu merci, cette honte nous a été épargnée), qu’un journal espagnol compare à la prétention des Rois de France de guérir les écrouelles par leur toucher.

Les Argentins, eux, ont donc vécu un vrai Carnaval populaire (5 millions d’Argentins dans les places et avenues de Buenos Aires !), inventif et riche d’histoire, de tradition, de culture. La chanson des supporters argentins, Muchachos, rappelait à la fois les Malouines (le désastre, l’humiliation) et Maradona (la gloire). Vient de s’y ajouter le rappel de la dictature des Généraux et l’horreur des desaparecidos, et des jeunes femmes qu’on laissait mener leur grossesse à terme pour ensuite les tuer et donner leur enfant à des couples de partisans de la dictature : on annonce l’identification d’un 131e enfant de desaparecidos, et l’actuelle dirigeante du mouvement des Abuelas (grand-mères) de la Plaza de Mayo l’a fait en évoquant la chanson Muchachos : « Nous recommençons à rêver ».

A l’image de Messi se superpose donc inévitablement celle de Maradona (« Maradona, Maramessi »), mort depuis deux ans déjà. En Italie, La Gazzetta dello Sport titrait : « Messi, il piede di Dio », (après Maradona, la mano di Dio), et un site italien, l’Antidiplomatico, republie un article, de Francesco Guadagni, sorti en 2020, à l’occasion de la mort de Diego. Il y faisait un parallèle entre Maradona et Pasolini (2022 est l’année du centenaire de la naissance de ce dernier) : leur mort à tous deux a donné lieu à des attaques contre leur vie et leurs déclarations anticonformistes ; il rappelait surtout un article du 3 janvier 1971, où Pasolini, passionné de foot, établissait une opposition, plus inspirée que celle de Mbappé, entre les footballeurs européens et les footballeurs sud-américains : les premiers sont des prosateurs, les seconds des poètes, et Maradona, avec ses deux buts contre l’Angleterre, en 1986, est devenu le plus grand poète du football.
Mais la victoire de 2022 n’est pas que la victoire de l’Argentine, c’est celle du « reste du monde » contre ceux qui s’imaginent être le monde entier : le monde est en train de changer d’axe, les plateaux de la balance s’inversent, on ne peut plus ignorer que le « monde » occidental ne pèse que 15 % de l’humanité. On peut en voir un symbole dans l’imposition à Messi du « bisht », la cape royale qatarienne : c’est un joueur du « reste du monde » qui a été sacré roi de la planète foot, dans un pays d’Orient. Car, oui, le Qatar est un pays inégalitaire, mais les travailleurs des pays dominés par les Etats-Unis sont-ils mieux lotis que les ouvriers immigrés au Qatar ? En quoi serait-il plus honteux de fréquenter les Qatariens que les USAméricains ou les Israéliens ? Ceux qui ont appelé (sans succès !) au boycott du Mundial qatarien sont en partie les mêmes que ceux qui cherchent à criminaliser le boycott d’Israël (du reste, n’était-il pas normal que les employés du Qatar que sont Messi et Mbappé s’affrontent au pays de leur employeur ?).

« L’arrogance ne fonctionne pas avec moi », a déclaré Emiliano Martínez, le superbe gardien de but argentin. Profitons des célébrations argentines pour retrouver le goût de la liberté, et arracher nos bâillons, au lieu d’en réclamer toujours de nouveaux, et laissons les Argentins jouir de leur fierté retrouvée. On redescendra bien assez vite sur terre pour retrouver de terribles réalités.

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