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Si seulement nous étions moins bêtes

Le chemin vers l’analyse pratique psycho-sociale

« Le chemin vers l’analyse pratique psycho-sociale, essai sur le transfert social » : tel est le titre du livre qui vient d’être édité au Brésil (484 pages) et qui publie près de mes 80 articles écrits entre 2006 et septembre 2021.

Cette compilation d’articles a été faite par Maico Costa, psychologue au Brésil, Docteur en psychologie. Il en est aussi le traducteur en portugais. Les articles ont d’abord été publiés en France et sont pour la plupart accessibles sur internet, les références étant données dans le livre. Variés et contradictoires parfois, ils permettront je l’espère de cerner dans l’étude de ces contradictions, certains enjeux cruciaux réels afin de pouvoir saisir l’abrutissement dans lequel le mode de production capitaliste nous plonge. Il s’agit de mieux saisir l’abrutissement pour en sortir et bâtir un autre monde d’intelligibilité humaine, créer d’autres rapports sociaux.

« Si seulement nous étions moins bêtes ! » clame avec humilité Galilée dans la pièce de Brecht « La vie de Galilée ».
Marx auparavant avait contribué à l’analyse de cette calamité en donnant un indice : « La propriété privée nous a rendu si stupides et si bornés qu’un objet n’est nôtre que lorsque nous le possédons »
Il me plaît à rêver parfois que l’analyse pratique psycho-sociale pourrait nous émanciper de cette aliénation de la pratique de penser.
Notre rôle est cependant modeste d’autant que la pertinence de la remarque de Lénine sur la pensée doit nous interpeller nous qui sommes les travailleurs de la santé dans le mental, travailleurs de la pratique du dire et travailleurs de la pratique de penser. Cette remarque de Lénine est la suivante : « représenter le mouvement par la pensée, c’est toujours rendre grossier, figé, comme mort, et pas seulement par la pensée, mais aussi par la sensation, et non seulement le mouvement mais tout le concept ». Prudence donc !

Il faut donc d’abord briser les représentations de la pensée et la pratique de la folie nous y convoque. Ce point théorique est très important : en effet nous sommes habitués à penser sous formes de représentations psychiques, les représentations qu’on a dans la tête. La représentation psychique convoque directement la 11ème thèse de Marx ad Feuerbach « Les philosophes ont seulement interprété différemment le monde, ce qui importe, c’est de le changer ». Il y a avec la représentation, la bien connue Vorstellung de Freud, un danger dans l’enfermement de la pensée aliénée et aliénante. Cela n’est pas un hasard si le philosophe qui a introduit le nazisme en philosophie, Heidegger, indique « qu’une transformation du monde présuppose un changement de la représentation du monde ». Ce propos d’Heidegger est tenu à l’occasion de sa dénonciation de la 11ème thèse de Marx que nous venons de rappeler, fondamentale pour notre travail de transformation. Le primat de changer pratiquement la vie humaine se heurte au primat heideggerien très communément répandue en occident de changer d’abord la représentation du monde, ce qui revient à rester dans la philosophie et l’abstraction spéculative soit le conservatisme.

Mais il y a une autre folie, difficile à traiter, à savoir la folie du bon sens, du sens commun et de son insensibilité dans le vécu social d’un certain nombre de situations concrètes humaines. Cette folie ordinaire du bon sens est au service d’un ordre qui est masqué. Les exemples du bon sens conventionnel qui cache un ordre de domination sont nombreux et utilisés au quotidien par la Propaganda capitaliste, nous l’avons vécu récemment pendant la crise sanitaire.
Je prendrais cependant un autre exemple, celui de la transidentiré, car dans mes rencontres humaines créatives, elle a provoqué un renversement durable. Ainsi, le bon sens nous dit qu’un être humain qui possède un pénis est un homme et cette représentation du « bon sens » exclue les femmes trans, nées anatomiquement avec un pénis. Pour la psychanalyse classique la transidentité fait éclater la représentation de la borne phallique, la borne du phallus patriarcal : la propriété privée phallique nous a rendu si stupides et si bornés que tout un pan de ce qui est nommé « clinique psychanalytique lacanienne » a produit des inepties ségrégatives concernant le sexe et le genre à partir de cette borne masturbatoire.

Cette bêtise parfois meurtrière pâtit d’ignorer le savoir pratique de l’oeuvre de Marx : le savoir dialectique des contradictions.
Un des avatars de la psychanalyse réside certainement dans cette méconnaissance de ce savoir pratique. Freud dès 1900 dans l’interprétation des rêves a jugé : « l’inconscient ne connait pas la contradiction », quant à Lacan plus féru de dialectique hégélienne, il n’a pour autant jamais analysé ses propres contradictions quant à l’un de ses concepts-phares : le symbolique.
La proposition que nous soutenons part de Marx et de son renversement hégélien.
Elle part également de Lénine qui dans ses réponses aux philosophes empiro-criticistes ou encore sociologues subjectivistes nous oriente vers le réel qui organise la lutte émancipatrice du prolétariat, le réel des contradictions et des antagonismes.
Ce livre retrace donc un chemin. Il y a eu plusieurs étapes dans ma réflexion depuis mon engagement dans le champ de la santé mentale en tant que psychiatre et ce livre en témoigne dans le but d mettre au travail une logique émancipatrice, issue de contradictions.

J’évoquais la transidentité précédemment et le hasard ou ses apparences ont fait que lors de la fête de l’Huma 2009 près du stand cubain j’ai rencontré Maxime Vivas qui chemin faisant dans notre dialogue m’a permis de savoir que Mariela Castro, Directrice du Cenesex à La Havane, luttait également pour l’émancipation trans. Il s’en est suivi une collaboration de travail et de colloques internationaux à Paris et à La Havane de 2010 à 2015, « Transidentités, genres et cultures » qui ont nourri des changements réciproques d’approches et qui ont également provoqué pour moi un nouveau rapport avec les apports concrets de Marx et de Lenine dans la vie sociale d’un pays. J’ai trouvé à Cuba un beau dynamisme émancipateur, ingénieux et créatif où les changements concrets collectifs rentrent en circulation avec l’individuel qui est agent, effet et produit des rapports sociaux de production.

Cela a donc changé pour moi un rapport avec ce qu’on appelle la conscience : la conscience ne peut être autre chose que l’Etre conscient, l’être social, le processus de vie réel, pour paraphraser Marx dans l’idéologie allemande. Et cet ëtre a dans son fonctionnement vital un rapport à la privation, ce que le peuple cubain connaît d’ailleurs bien du fait du scandaleux et meurtrier blocus étatsunien. Cela a également changé mon rapport à la Propaganda capitaliste, tant sur la question de la Dictature du Capital, que sur les manipulations sur le désir si bien exploitées contre les travailleurs (le management d’entreprise) et les peuples par le sinistre double neveu de Freud, Edward Bernays, qui se sert du savoir issu de la psychanalyse pour écrire le trop célèbre Propaganda. Pour mémoire, Bernays avait fortement influencé la chute d’Arbenz en juin 1954 au Guatemala, organisée par la CIA et la United Fruits. Cette stratégie du mensonge organisé via la manipulation du désir sera repris par Goebbels quelques années après. Mais dans le présent d’aujourd’hui des médias cette rupture éthique explique très bien la promotion de la bêtise et de la soumission.

Ces rencontres cubaines ont donc changé dans le concret mon rapport à la lutte des classes internationale de façon décisive, modifiant totalement un point de vue psychanalytique centré sur l’individu occidental colonisateur.
Ce qui s’est transmis alors est que cela soit pour l’individu ou pour le collectif, il s’agit de partir dans l’analyse de l’exigence de la Dictature du Capital et des effets du mode de production capitaliste dans le transfert social.

Nous partirons ainsi de la base sociale, la base de la vie sociale, ce que nous avons appelé transfert social et qui reste depuis 2009 le pivot de notre apport nouveau. Le transfert cela est le mot qui classiquement caractérise la relation thérapeutique : avoir un bon transfert avec une personne ou avoir un mauvais transfert, ce que Lacan avait résumé par « l’avoir à la bonne » ou « l’avoir à l’oeil ». Mais cette perception du transfert met en avant « l’amour, l’aimer, l’être aimé, se faire aimé » en priorité qui a certes son importance mais ne peut servir de boussole dans un travail pour une civilisation de l’émancipation humaine. Il s’agit en effet de d’émanciper de la civilisation de l’amour religieux et plus particulièrement en Europe de l’amour de la civilisation chrétienne. Il convient d’y rajouter d’autres complexités de la vie humaine : le tromper et le cacher par exemple : tromper, être trompé, se faire tromper / caché, être cacher, se faire caché auquel il faut rajouter priver et abuser suivant la même logique. Là est le fondement de la trahison et de l’hypocrisie. Cet ensemble aboutit à des jeux d’attributions, attributions de significations puis d’intentions. Ce mouvement transférentiel est pris dans des mouvements contraires qui poussent d’un côté et qui poussent de l’autre. Ces oscillations humaines créent la véritable souffrance psychique à partir des conditions sociales concrètes et il y a ainsi un transfert des problématiques sociales dans le mental, sous forme d’un transfert de valeurs personnelles et collectives. Cela permet également de donner des repères fondamentaux dans le domaine collectif.

Cette fonction de la valeur dans les rapports sociaux m’a fait emprunter à Marx, le terme de Wertübertragung, le transfert de valeurs, pour expliquer ce qui se transfère dans les rapports sociaux entre les êtres humains. Cela a bouleversé ce qui nous maintenait sous l’appellation « psychanalyse » avec le vocable ambigü de psychanalyse sociale.
C’est avec l’introduction de Lénine dans notre champ réflexif et de ses anneaux au printemps 2020 que nous ferons rupture avec la référence psychanalytique de manière radicale. Les anneaux s’opposent aussi bien à la triade hégélienne qu’à la triangulation oedipienne ou au trinitaire. Associés aux transfert s de valeurs ils permettent de développer une pratique d’analyse des rapports psycho-sociaux qui soit exempte de ségrégations.

Ce qui nous a retenu longtemps sous l’appellation psychanalytique (psychanalyse sociale) est l’utilisation de deux concepts : transfert et inconscient. Pourtant le transfert de valeurs sociales et l’inconscient du faire sont hétérogènes au transfert psychanalytique confiné au déplacement ou à l’inconscient psychanalytique qu’il soit des profondeurs ou structuré comme un langage. La mise en pratique des anneaux nous a ôté cette croyance que les pratiques psychanalytiques étaient propriétaires du transfert et de l’inconscient. Il a fallu du temps pour lever cette bêtise. Le fondement humain n’est pas la propriété privée, ni l’individuel.

Brecht l’avait déjà annoncé : « « Qu’y aurait-il à dire de l’individu tant que nous chercherons la masse en partant de lui ? Un jour, nous chercherons l’individu à partir de la masse et le bâtirons ainsi » (Bertold Brecht : Sur la politique et la société, (notes sur) l’individu et la masse)
Ce livre témoigne des contradictions rencontrées dans l’expérience des rencontres individuelles et collectives. Cela a abouti à l’analyse pratique psycho-sociale : un changement de base concret, ouvert et dynamique sur les contradictions vivantes de la vie sociale.

Hervé HUBERT

»» https://www.apps-psychanalyse-sociale.com/blog
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