Rien n’a changé : Il y a 20 ans déjà un n° génial du génial journal trop tôt disparu PLPL (un temps prolongé par cet autre journal génialissime Le Plan B, trop tôt disparu lui aussi hélas, c’est toujours les meilleurs qui partent les premiers) nous avait régalé avec le concept fumeux du "complexe", de la "complexité", la rhétorique du "plus complexe". Voici un extrait désopilant de ce désopilant dossier :
LES DÉCERVELEURS
Mission : produire une critique acceptable pour le système. Profil recherché : rebelle passé du côté de l’ordre.
Vingt ans plus tôt, une poignée de fripouilles avaient mesuré tous les profits liés à la mise en forme prétentieuse du discours creux de la « complexité ». En 1977, Bernard-Henri Lévy associait socialisme et « barbarie à visage humain » puis décrétait que « la raison, c’est le totalitarisme » 19. Le sociologue Edgar Morin se frottait alors les mains : si la raison était « totalitaire », toute analyse (qui consiste à décomposer un tout complexe en ses parties simples) devenait fascisme mou. Morin expliquant que « la pensée simplifiante est devenue la barbarie de la science », il révéla à l’humanité abasourdie les bases de la « pensée complexe » : « Au commencement était l’Action, puis vint l’interaction, puis vint la rétroaction, puis vint l’organisaction [sic] / boucle production de soi – être – existence avec la régulaction [sic], avec la production / Puis vint l’informaction et la communicaction [sic et re-sic], c’est-à-dire l’organisation géno-phénoménale où le Soi devient Autos où l’être et l’existence deviennent vie. 20 » Et l’emberlificoteur ajoutait dans la seule phrase intelligible de son ouvrage : « C’est dire que tout est complexe. » Dés lors, toute explication compréhensible serait déconsidérée au profit d’un galimatias ponctué de néologismes clinquants ; le lecteur éprouverait les frissons de l’intelligence en lisant des textes auxquels il ne comprendrait pas un mot.
PLPL peut le révéler : l’univers morinesque est consubstantiel au téléachat moustachu (TAM). Le 17 novembre 2001, après avoir renoncé à mastiquer les strophes inextricables du sociologue, le Roi du téléachat Edwy Plenel recevait une fois de plus l’Empereur de la complexité : « Le sociologue Edgar Morin revient avec le cinquième tome de son maître-ouvrage commencé il y a plus de trente ans, La Méthode. Un livre qu’il faut lire, une œuvre dans laquelle il faut se promener. Une œuvre qui ne met pas à distance le lecteur, qui le rend – je l’ai dit tout à l’heure, je le redis – à la fois plus intelligent et plus humain. » (LCI, 17.11.01)
Ce n’est pas seulement le charabia de Morin qui donna à Plenel l’impression d’être « plus intelligent » – il n’en comprit pas un mot et PLPL l’excuse –, mais une remarque glissée entre deux formules ampoulées : « Le problème de la pensée complexe est de penser ensemble, sans incohérence, deux idées pourtant contraires. 21 » Le sang du RTA n’avait fait qu’un tour. Soudain, la « pensée complexe » l’attirait comme l’aimant une limaille. Elle lui permettait de penser ensemble, « sans incohérence », trotskisme et entrée en Bourse du QVM, bonne volonté culturelle et supplément argent, amitiés militantes et cocktails mondains. « Il faut penser contre soi-même », répéterait-il, comme un 78 tours rayé. Décomplexé par la pensée complexe, le monarque moustachu du téléachat frétillait en présentant la nouvelle formule du Quotidien vespéral des marchés : « Quant à [la rubrique] « Entreprises », le choix est dénué d’ambiguïtés : la micro-économie, les marchés et la finance, sans complexe, sans ce rapport trouble, voire hypocrite au monde de l’argent qui nous a parfois handicapé. » (Le Débat, mai 1996) Plenel gloussait encore pour justifier les trois « unes » et les vingt-sept pages consacrées par Le Monde à Loft Story en 2001 : « J’ai fait mettre Loft Story sur le canal 27 dans tous les postes de télévision de la rédaction. […] Cette société marchande, elle est complexe. La marchandise, elle relie, elle ne fait pas qu’opprimer, elle est plus contradictoire. 22 »
D’Attali à Sarkozy
Avant de s’épanouir dans des émissions de téléachat, la rhétorique du « plus complexe » avait triomphé au moment du tournant libéral socialiste des années 1980. Riches contre pauvres, bourgeois contre prolétaires, patrons contre salariés, tout cela parut soudain bien trop simpliste aux bonzes du PS désormais préoccupés de déréglementation financière et de marché unique. Jacques Attali serait chargé d’expliquer aux ouvriers licenciés : « La subversion exige de la séduction et de la conversion : faire l’apologie du disparate, du complexe, de l’invention de la négation de soi. 23 » Cette conversion fut promptement acclamée par les commentateurs dont les sympathies à gauche s’émoussaient à mesure que s’élevait leur tranche d’imposition. Leur reniement devint percée conceptuelle « complexe ».
En 1991, le QVM se régalait donc en lisant le projet « socialiste » de Michel Charzat : « Trois [théoriciens] apparaissent aujourd’hui comme les nouveaux « maîtres à penser » de la gauche. Le premier, Edgar Morin, est français : ce que retiennent les socialistes de son œuvre abondante et diverse, c’est avant tout sa réflexion sur la notion de « complexité », qui permet, selon Michel Charzat, de « s’élever à l’intelligence du pluralisme ». » (QVM, 05.09.91) Espérant lui aussi régénérer la gauche par la construction d’« espaces d’intercompréhension », le jeune Philippe Corcuff, aujourd’hui conseiller éditorial au Figaro, chroniqueur à Charlie Hebdo et squatter des pages « rebonds » de Libération, compte déjà au nombre des intellectuels » chargés de fragmenter en osselets morinesques la colonne vertébrale marxiste de la gauche. « Il n’y a pas, d’un côté, le propre (la gauche radicale) et, de l’autre, le sale (la gauche « plurielle »), plaide Philippe Corcuff en songeant à Philippe Corcuff peignant les traits de Philippe Corcuff, mais, de part et d’autre, […] des êtres contradictoires, des êtres travaillés par des histoires, des identités et des intérêts divers, bousculés par des doutes. » (Libération, 27.12.00)
Confiner la contestation à l’aile gauche du discours dominant est devenu un métier. Profil recherché : rebelle passé du côté de l’ordre. Mission : produire une critique acceptable pour le système et disqualifier ceux qui rien renié. Discours : « Il faut montrer que les choses sont compliquées. J’essaie de rendre crédible une critique à gauche de la gauche qui ne soit pas le nez rouge gauchiste. » (Philippe Val, rédacteur en chef de Charlie Hebdo, entretien à Rouge, 23.03.00) L’expérience aidant, on assimilera « refus de la complexité » et fascisme. Ainsi procède Jean Quatremer, journalisticule à Libération, interviewant le commissaire européen à la concurrence Pascal Lamy : « Le vote en faveur des extrémismes ne traduit-il pas aussi un rejet de la complexité de l’Europe et du monde ? » Réponse de Lamy : « Est-ce que les Français comprennent la complexité de leur propre système ? » (ESU, 03.05.02)
Fort heureusement Le Koursk, [Feu-Le Monde des débats], entendait leur expliquer le fond des choses : une « crise » se déclenche à cause d’un « retard » dû à un « définit d’explications » d’un monde devenu « plus complexe » et elle se résout par le « débat » qu’entravent les extrémistes. Nommé capitaine du Koursk en janvier 2001, Jean Daniel, avait proclamé pour l’occasion : « Nous étions dans l’ère des certitudes et des injonctions. Nous sommes dans celle de la complexité et du questionnement. […] Nous avons à prendre tous les risques de l’imaginaire pour affronter le complexe et le contradictoire. […] S’installer enfin dans la complexité pour l’épouser avant de la réduire parce que le fait, le réel, l’événement est par nature complexe. Relater plutôt que sermonner et complexer [sic] l’éthique de conviction par l’éthique de responsabilité : voilà quels sont nos commandements, notre catéchisme, pour le journalisme, qu’il soit culturel, intellectuel ou politique. » L’aventure pathétique du Koursk s’achèvera quelques mois plus tard contre un iceberg nommé PLPL [lire PLPL nos 2/3 et 6].
Forgé pour endormir les résistances sardones, le discours de la « complexité » dissimule aussi l’ignorance et la paresse des éclopés du cerveaux munis d’une carte de presse. Le 11 août 2001, le malheureux Gérard Dupuy, éditorialiste à tout faire de l’ESU, doit commenter un sondage sur la Corse. Problème : il ne connaît de l’île que les somptueuses villas des chefs du PPA. La difficulté est vite surmontée : « Il y a une réelle ouverture à la complexité du monde »…
Le cheminement idéologique de la « pensée complexe » a trouvé son terme peu avant la nomination de Nicolas Sarkozy au ministère de l’Intérieur. Le petit traître balladurien ne put réprimer un sourire lorsqu’il annonça : « Le monde d’aujourd’hui est si complexe qu’il n’y a pas de réponse binaire » (France 3, 28.04.02.) La réponse « complexe » vint quelques jours plus tard, sous forme d’opérations coup de poings dans les quartiers populaires.
Le SMIC ? Trop simpliste !
Convaincu du génie de ses analyses, le PPA fait rimer « complexité » avec subtilité, finesse avec distinction. Simultanément, il associe le simple au « vulgaire », à l’« archaïsme » et à la Sardonie. « Quoi de plus simpliste que de défendre envers et contre tout le SMIC ? », s’interrogeait en 1994 un pilier du service politique du Nouvel Observateur 1. Le simplisme, c’est aussi toute critique susceptible d’égratigner le PPA. À la mort du sociologue sardon Pierre Bourdieu, le rossignol des catacombes Jean Daniel a expliqué : « Le sacre de Bourdieu révèle enfin et surtout, tant par sa nature que par son importance, le besoin où se trouvent nos sociétés de revenir à une pensée binaire, c’est-à-dire à la conception manichéenne d’un monde où il n’y aurait que des dominants et des dominés, des occupants et des occupés, des maîtres et des serviteurs, des coupables et des innocents. Un monde où le réel perdrait sa complexité et la morale son ambiguïté. » (Le Nouvel Observateur, 31.01.02) Cyril Lemieux, mirliflore suceur de micros et éleveur de larves à Sciences-Po, a mis en garde : « Certaines mauvaises lectures de Bourdieu débouchent sur un simplisme critique (du type « Journalistes tous pourris ») ou analytique (du type « L’économie domine tout dans les médias »). » (Les Inrockuptibles, 29.01.02)
1. Hervé Algalarrondo, Les Beaufs de gauche, Jean-Claude Lattès, 1994, p. 169
trait gris
19. Le Matin, cité par le philosophe sardon Jacques Bouveresse dans Prodiges et vertiges de l’analogie, Raisons d’agir, 1999, p. 31
20. Edgar Morin, La Méthode. I - La nature de la nature, Seuil, 1977, p. 387, 369 et 378. Le chapitre s’intitule « La complexité de la complexité ». (Edgar Morin aurait produit une partie de son œuvre à l’aide du fameux GATO, le Générateur automatique de textes obscurs.)
21. Ibid, p. 379.
22. « On aura tout vu », La Cinquième, 24 juin 2001.
23. Jacques Attali, Les Trois Mondes, Fayard, 1981, p. 296.
SOURCE