Mohsen Abdelmoumen : Vous avez co-écrit The People Make the Peace : Lessons from the Vietnam Antiwar Movement. Qu’en est-il aujourd’hui du mouvement anti-guerre aux États-Unis ?
Frank Joyce : Ce que l’on oublie le plus souvent à propos de l’opposition massive des Américains à l’invasion du Viêt Nam est l’aberration que celle-ci a été. La violence inhérente au colonialisme et à l’esclavage exercé par les colons a instauré le culte du militarisme, des armes et de la brutalité envers les personnes de couleur qui est toujours dominant à ce jour. L’absence actuelle d’opposition organisée significative à la guerre représente une régression vers la moyenne, c’est-à-dire un retour à l’engagement en faveur de la guerre et de la violence qui est au cœur de l’identité des États-Unis.
Cela se reflète dans la vaste quantité de bases et d’opérations militaires ainsi que dans les niveaux incroyablement élevés des dépenses militaires extérieures et internes. La prédominance de la violence et du militarisme dans les divertissements populaires et l’ampleur de la vénération pour les armes personnelles et pour leur possession reflètent également cette culture. Les résultats montrent un taux de suicide élevé parmi les personnes armées, étrangères et nationales, ainsi que de fréquentes fusillades de masse dans les écoles, les cinémas, les bases militaires, les concerts, les magasins et, en fait, partout où des personnes sont rassemblées.
Selon vous, pourquoi les Américains n’ont-ils pas pu dépasser le traumatisme de la guerre du Vietnam ?
Comme pour la guerre civile américaine, aucune véritable guérison ou réconciliation n’a eu lieu. La dévotion à la violence et à la suprématie blanche reste trop puissante.
À votre avis, pourquoi les États-Unis ont-ils toujours besoin de guerres ? N’est-ce pas le complexe militaro-industriel qui dicte sa loi aux dirigeants américains ?
Le gouvernement américain a quatre branches : le Congrès, l’exécutif, le judiciaire et le Pentagone. Ils travaillent de manière bipartisane pour protéger et étendre l’empire américain. Cela nécessite d’inventer fréquemment des prétextes pour l’invasion et l’occupation de nations étrangères ainsi que des interventions plus limitées incluant des assassinats, la manipulation d’élections, la formation de dictateurs et de soldats étrangers ainsi que la fourniture d’armes de toutes sortes. Une part bien plus importante de l’économie américaine dépend de cette activité militaro-industrielle que ce qui est généralement compris ou reconnu.
En cas de réélection de Trump, et vu l’état instable de ce personnage, ne risque-t-on pas d’avoir une guerre qui serait mondiale ?
Il y a un grand risque de guerre mondiale si Trump est réélu. Il y a la quasi-certitude d’une augmentation de la violence politique intérieure et de la répression, qu’il soit élu ou battu. Il existe des milices lourdement armées dans tous les États-Unis qui sont déjà positionnées à cette fin.
Cela dit, nous devons veiller à ne pas accorder trop d’attention à Trump et à ses défauts de personnalité. Il est le produit des forces de la suprématie blanche et du nationalisme blanc qui sont profondément ancrées dans la société américaine. Sa famille, son cabinet, son personnel, la plupart des membres du Congrès, la plupart des médias, la plupart des chefs d’entreprise et les 63 millions de personnes qui ont voté pour lui en 2016 sont autant d’éléments qui l’aident activement.
Le mouvement anti-guerre ne doit-il pas sensibiliser la population américaine sur les ventes d’armes destinées notamment à l’Arabie saoudite et aux Émirats Arabes Unis qui sont en train de massacrer le peuple du Yémen ?
Oui, absolument. De nombreux militants pour la paix en sont conscients et font ce qu’ils peuvent. Une grande partie de la population américaine est insensible aux souffrances perpétrées en son nom, où qu’elles se produisent. Pour aggraver les choses, une grande partie des massacres n’est pas du tout dénoncée.
Vous êtes un militant très engagé pour la paix dans le monde et vous avez reçu une décoration du Vietnam pour votre action pour la paix et l’amitié entre les nations. Quel est l’impact du travail que vous effectuez avec votre mouvement pour contrer les guerres impérialistes US ?
L’impact n’est évidemment pas suffisant.
Ne pensez-vous pas que la guerre américaine en Irak a été une catastrophe et que George Bush et les néocons devraient être jugés pour les crimes qu’ils y ont commis ?
Chaque manifestation de l’impérialisme américain est un désastre. Très peu d’Américains sont conscients que leur pays a tué au moins 20 millions de personnes depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les méthodes utilisées pour confisquer les terres et imposer l’esclavage ont démontré un mépris pour les victimes civiles qui perdure encore aujourd’hui. Les bombardements de Dresde, Hiroshima et Nagasaki et l’utilisation de l’agent orange au Viet Nam, au Laos et au Cambodge en sont des exemples probants.
J’ai de sérieux doutes quant au fait de traduire en justice des criminels de guerre, qu’il s’agisse de présidents, de généraux ou de responsables d’atrocités de toutes sortes. D’une part, le modèle « crime et châtiment » euro-centrique visant à contrôler des comportements indésirables est lui-même suspect pour de nombreuses raisons, notamment par son incapacité à prévenir la guerre ou les crimes de guerre. Au contraire, je préconise la construction d’un mouvement pour une véritable non-violence dans toutes les relations entre humains mais aussi entre les humains et les autres formes de vie. En d’autres termes, rejeter la thèse patriarcale du christianisme selon laquelle l’homme « domine » toute la vie.
Avec votre organisation Vietnam Peace Commemoration Committee (VPCC), vous avez fait un travail remarquable dans le suivi du Pentagone concernant ses activités de commémoration dans son programme public visant à raconter l’histoire de la guerre du Vietnam et à commémorer les vétérans du Vietnam à l’occasion du 50e anniversaire de la guerre. Toutes les vérités ont-elles été dites sur la guerre du Vietnam ?
Rien de ce qui est proche de la vérité sur la guerre n’a été dit, y compris sur le nom qu’il convient de lui donner. Les Vietnamiens l’appellent la guerre américaine, ce qui est certainement plus exact. Le Pentagone et la plupart des médias sont profondément investis dans la perpétuation d’une version mythique à la fois de la guerre et de l’opposition à celle-ci. Ils ont réussi au point que même ceux qui ont participé aux activités anti-guerre ont ce que j’appelle un complexe d’infériorité par rapport au mouvement. VPCC travaille dur pour combattre ces mythes, mais ils sont profondément ancrés.
Sachant que les médias mainstream sont au service du grand capital et de l’establishment, les médias alternatifs n’ont-ils pas un grand rôle à jouer pour informer le public sur les dérives des dirigeants ?
Absolument. D’une part, les médias alternatifs influents exercent une pression sur les médias grand public pour qu’ils fournissent des informations plus précises. D’autre part, en soi, ils renforcent la force du mouvement.
Vous êtes engagé dans plusieurs organisations, dont la Michigan Coalition for Human Rights où vous siégez dans le conseil d’administration. Pouvez-vous expliquer à notre lectorat les actions de votre organisation ?
La MCHR a été fondée il y a plus de 30 ans à Detroit, Michigan, pour combattre ce qui s’appelait alors la majorité morale. La suprématie blanche crée régulièrement des organisations pour faire avancer son idéologie. On peut citer par exemple le KKK, les conseils de citoyens blancs, la Légion noire qui était très active dans le Midwest américain, y compris à Detroit (à son apogée dans les années 1930, de nombreux hauts fonctionnaires du gouvernement de Detroit en étaient membres). Plus récemment, le Tea Party a contribué à ouvrir la voie à l’élection de Donald Trump. Le MCHR travaille sur de nombreux fronts d’action et d’éducation pour offrir une vision différente de ce que notre société peut devenir.
Vous avez un parcours très riche dans différents domaines allant du syndicalisme aux médias, vous êtes également très impliqué dans le mouvement anti-guerre et antiraciste. N’avons-nous pas besoin aujourd’hui d’un front mondial anti-guerre ?
Un travail de transformation passionnant est en cours dans le monde entier. Ce dont nous avons désespérément besoin, c’est d’un moyen de coordonner la stratégie et les ressources d’un mouvement mondial trop fragmenté. À un moment donné, le Forum social mondial a semblé susceptible d’aider à remplir ce rôle. En ce moment, nous sommes à la recherche de ce mécanisme d’unification. Le problème est évidemment complexe, car aux États-Unis et dans d’autres pays, on observe également une certaine fragmentation. Selon moi, nous n’avons pas beaucoup de temps pour résoudre ce problème. L’effondrement systémique du capitalisme mondial fondé sur la race que nous avions anticipé et prédit est sur le point de se produire.
Interview réalisée par Mohsen Abdelmoumen
Qui est Frank Joyce ?
Frank Joyce, militant politique de longue date, a présidé le conseil d’administration de The Working Group (TWG), une société de production médiatique à but non lucratif qui soutient le mouvement anti-haine Not In Our Town (NIOT. Il a siégé pendant de nombreuses années au conseil d’administration de la Michigan Coalition for Human Rights (MCHR). Il a été directeur de la communication du syndicat des Travailleurs unis de l’automobile pendant de nombreuses années. L’activisme politique de Frank Joyce, habitant de Detroit de longue date, a commencé avec le mouvement des droits civils. Il a rejoint le Mouvement des étudiants du Nord (NSM) au début des années 1960 et a ensuite participé à la fondation de People Against Racism (PAR). Depuis, il s’est engagé dans des campagnes syndicales, antiracistes, de défense des droits de l’homme et de paix. ). Il est membre du NCOE (National Council of Elders = Conseil national des Anciens), une organisation de vétérans des droits civiques qui militent pour la justice et la non-violence. Il a reçu en compagnie de cinq autres militants pacifistes américains, dont son épouse, l’Insigne « Pour la paix et l’amitié entre les nations » de l’Union vietnamienne des organisations d’amitié (UVOA) en reconnaissance de leurs contributions à la paix et à l’amitié entre les deux peuples.
Ses écrits sont publiés dans AlterNet et ailleurs. Son livre co-écrit avec Karin Aguilar-San Juan, The People Make The Peace, Lessons From The Vietnam Anti-War Movement a été publié en septembre 2015.