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« Quand le Tibet s’éveillera » passé au crible. Alexandre Adler : un curieux expert

Le célèbre historien et journaliste, Alexandre Adler, spécialiste des relations internationales, a publié début 2020 aux éditions du Cerf son 28e livre, dont le titre rappelle évidemment "Quand la Chine s’éveillera", l’essai fameux d’Alain Peyrefitte paru il y a presque un demi-siècle. Le livre d’Adler fera-t-il date comme celui de Peyrefitte ? C’est peu probable, car, même s’il nous donne sur la question tibétaine un éclairage pour le moins original, il pèche par de nombreux défauts de forme et de fond. On pourra en trouver une critique détaillée dans : http://tibetdoc.org/index.php/religion/bouddhisme-tibetain-dans-le-monde/525-quand-le-tibet-s-eveillera-passe-au-crible-alexandre-adler-un-curieux-expert. Ci-dessous, une version raccourcie, sans aucune note de bas de page.

Un livre indigeste, bâclé et bourré d’erreurs

Le livre est mal écrit. En plus de nombreuses fautes d’orthographe, le style est embrouillé : phrases kilométriques, parfois incompréhensibles. « Soyez obscur, on vous croira profond », telle semble la devise d’Alexandre Adler.

Pire, l’ouvrage regorge d’affirmations contestables (j’en ai relevé six), voire d’erreurs pures et simples (j’en ai relevé huit). Ça va d’une prétendue supériorité économique et intellectuelle du vieil Empire du Japon sur la Chine (p. 10) à une imaginaire reconnaissance du Tibet par les Nations unies (p. 15) en passant par des dates complètement farfelues.

Pas une seule note de bas de page et pas une seule référence bibliographique ! C’est la règle pour les romans. Mais pour un essai présenté en 4e de couverture comme « rigoureux », cela laisse rêveur. Tout se passe comme si le lecteur n’avait qu’à avaler, comme à la radio ou à la télé, des anecdotes et des déclarations assenées avec brio. Mais, n’en déplaise aux consommateurs pressés, le livre permet davantage à l’esprit critique de s’exercer, de revenir sur une page déjà lue et de s’interroger sur le bien-fondé de telle ou telle affirmation.

Inquiétant : quand on tape sur Google des contre-vérités dues à la plume d’Adler comme, par exemple « langue tibétaine étroitement apparentée à la langue chinoise mandarine » (p. 40) ou des noms complètement estropiés, comme « Choëgyon » (au lieu de Chö-yon) ou « Delügpas » (au lieu de Gelugpas), on tombe sur un renvoi à ... Quand le Tibet s’éveillera de M. Alexandre Adler. Ce genre de résultats fournis par l’intelligence artificielle pourrait donner des idées aux auteurs en mal de publicité : inventez une énormité ou déformez des noms existants, et on parlera peut-être de votre livre...

Tout n’est pourtant pas faux

Malgré toutes les réticences qu’on est en droit d’avoir à son égard, le livre d’Alexandre Adler fournit quand même des analyses historiques intéressantes et des anecdotes qui ne manquent pas de sel, sur les interactions complexes qui ont existé entre les mondes indien, chinois, russe, mongol, britannique, allemand et états-unien à propos du Tibet, lequel représente encore aujourd’hui un enjeu géopolitique de taille.

Surtout Adler n’est pas avare d’observations et de réflexions qui, sans être des scoops pour un public informé, n’en tranchent pas moins sur la pensée mainstream à propos de la question tibétaine.

Il n’a pas peur d’affirmer que les Tibétains « ont multiplié les infamies dans des périodes pas si antérieures que cela » (p. 31). Il salue le mérite d’Israel Epstein qui « publia des reportages photographiques atroces sur les châtiments corporels que faisaient encore subir à la fin des années 1940 les adeptes aristocratiques du Dalaï-Lama à de pauvres paysans tibétains entrés, pour quelle raison on ne sait, en opposition avec ‘Sa Sainteté’ » (p. 92). Et par-dessus tout, il stigmatise l’amitié du dalaï-lama avec son précepteur nazi Heinrich Harrer et la « naïveté renversante de Jean-Jacques Annaud » qui a porté à l’écran « Sept ans au Tibet » comme si Harrer n’était qu’un simple alpiniste. Adler note aussi avec justesse que « les flirts poussés [du dalaï-lama] avec l’Allemagne nazie (...) deviendront pas la suite ses connivences avec la CIA, qui, ici comme dans bien d’autres endroits, a récupéré par le général Gehlen tout l’héritage du Troisième Reich (...) » (p. 150).

Avec un tel constat, on se demande comment Alexandre Adler en arrive quand même à voir dans le bouddhisme tibétain un système philosophico-politique qui pourrait servir de modèle à l’humanité entière, comme dans la relation chö-yon (maître spirituel/bienfaiteur laïc) par laquelle le pouvoir politique chinois n’aurait de légitimité qu’en acceptant l’onction du pouvoir religieux inspiré par le Kalachakra, sutra central du bouddhisme tibétain, le Vajrayana, « Voie du Diamant » ou « Véhicule du Diamant », qu’on appelle aussi couramment "bouddhisme tantrique" ou encore simplement "lamaïsme".

Lamaïsme et judaïsme. Kalachakra et Kabbale

Pour comprendre la genèse de cette thèse qualifiée à juste titre, dans la 4e de couverture d’« étonnante » et de « détonante », il faut comprendre qu’Alexandre Adler fournit ici – et c’est son droit − une lecture résolument judaïsante du lamaïsme. Il intitule d’ailleurs son 1er chapitre : Padmasambhava et Tsongkhapa : le Moïse et le Roi David du Tibet.

Après un exposé intéressant remontant à la préhistoire, Alexandre Adler mentionne la présence dans le Gandhara (dans le Pakistan actuel) « des restes nullement mythiques des dix tribus perdues d’Israël qui ont choisi de s’implanter en Asie centrale plutôt que de tenter avec leurs petites élites la réinstallation que leur permet l’empereur Cyrus en Israël » (p. 123). Enjambant audacieusement douze siècles d’histoire, Adler affirme que « c’est précisément dans ce contexte tourmenté du Gandhara de l’Antiquité tardive et des débuts du Moyen Âge que fait irruption le célèbre Padmasambhava » (p. 123), lequel « évangélise les Tibétains dans une version déjà très avancée du bouddhisme » (p. 124), marqué par ses contacts avec la diaspora juive.

Kabbaliste à ses heures, Adler compare audacieusement les différentes traditions talmudistes partagées entre le catastrophisme de Shammaï et l’optimisme de Hillel avec la doctrine du Vajrayana dans laquelle « il est question non seulement d’accéder à la réincarnation positive qui fait progresser l’humanité, mais mieux encore à instaurer un progrès exponentiel qui résulte du bouleversement permanent de la condition humaine » (p. 126).

Dans le Kalachakra, tantra principal du Vajrayana, on raconte notamment comment un roi de Shambala apparaîtra dans le monde pour combattre les barbares et établir un âge d’or. Et cette vision millénariste doit correspondre, dixit Adler, à ce « que nous qualifions dans la pensée juive comme ‘l’orée du messianisme’ » (p. 114).

Un peuple élu

Or, il n’y a pas de messie sans peuple élu. On comprend dès lors pourquoi, malgré les tares énormes qu’il a constatées et dénoncées dans le chef des Tibétains, Alexandre Adler les considère comme des êtres exceptionnels : « il va de soi, affirme-t-il, que les Tibétains, ne l’oublions jamais, sont supérieurement intelligents dans leurs élites (...) » (p. 146). Ils ont réussi à « créer une élite intellectuelle tout à fait remarquable » (p. 31). Adler qualifie leur aristocratie « de très remarquable par sa supériorité intellectuelle sur tous ses voisins » (p. 75). Selon lui, les critiques « ont vite été obligés de reconnaître l’extrême profondeur et l’esprit d’innovation d’un groupe humain, l’élite tibétaine des Tulkus (...) » (p. 33). Dans une de ses envolées lyriques, Alexandre Adler déclare que « le Tibet nous a surpassés dans l’ordre métaphysique, comme il a surpassé la Chine dans l’ordre politique » (pp. 90-91).

Ces déclarations laissent rêveur : comment peut-on affirmer que « le Tibet a surpassé la Chine » quand on se souvient de la dramatique arriération du Tibet d’Ancien Régime avant que les « « envahisseurs » chinois commencent à y construire des écoles, des routes et des hôpitaux ? Par quelle contorsion intellectuelle peut-on vanter « l’esprit d’innovation d’un groupe humain » qui ne connaissait même pas l’usage de la roue sinon pour les moulins à prières ? Comment peut-on admirer « une élite intellectuelle » qui a laissé croupir 95% de la population dans l’analphabétisme ? Réponse péremptoire du Professeur Adler : « Beaucoup de Philistins sans esprit n’y comprennent rien » (p. 107). Et tant pis pour ceux qui ne font pas partie du peuple élu !

Les juifs progressistes et les autres

Il y a pourtant eu, dans l’histoire, des cohortes entières de juifs remarquables qui ont dépassé cette croyance archaïque et qui se sont illustrés par leur universalisme communiste et auquel d’ailleurs Adler rend hommage, comme, par exemple, Annie Kappeler et son mari chinois lors de la Guerre d’Espagne (voir p. 100) ou Israel Epstein (p. 91 et passim) et Sidney Shapiro (pp. 94-95), ayant obtenu tous deux la citoyenneté de la République populaire de Chine. « Vers 1940, en effet, la majorité de la communauté juive américaine sympathisait, tout comme Roosevelt et son épouse Eleanor, avec l’idéologie communiste qu’elle cherchait à conjoindre avec un idéal américain fait de pragmatisme, de scientisme et d’antiracisme » (p. 188).

Les temps ont changé, hélas ! « Orphelins d’un communisme utopique, les intellectuels juifs eurent des façons très diverses de « ‘rentrer à la maison’ » (p. 189). « Peu à peu, à travers la notion de dialogue des civilisations, plusieurs groupes se définissent à chaud, surtout en Californie, comme des ‘Jubus’, c’est-à-dire des judéo-bouddhistes, tous de formation tibétaine et chez lesquels se produit, par une contamination qui n’a rien d’un complot, une sorte de synthèse pragmatique. Laquelle insiste, dans un premier temps, sur les aspects compatibles de la pensée juive, notamment kabbalistes, et d’un bouddhisme qui apparaît à tous les participants à ce dialogue, comme un bloc de certitude » (p. 191).

Science et croyance

Et comment mieux fonder ces certitudes qu’en leur conférant une base scientifique ? D’abord en faisant abstraction du caractère éminemment religieux du bouddhisme, et singulièrement du bouddhisme tibétain, pour ne retenir que certains concepts « qui semblent compatibles avec certains idéaux laïcisés du judaïsme libéral » (p. 189). Une fois admis ce postulat, les Jubus (ou Joubous) peuvent passer à l’étape suivante : faire coïncider la dialectique bouddhiste de la « réalité ultime » et de ses « manifestations » avec les aspects ondulatoire et corpusculaire de la matière, relevés par la mécanique quantique : rien que ça ! Sans douter de rien, Alexandre Adler affirme : « Cette doctrine est encore en mouvement, et légitime pleinement la vérité la plus profonde du Kalachakra et de ses expressions tantriques, l’affirmation totalement compatible avec la mécanique quantique moderne d’un mouvement inachevé et inassignable pour l’essentiel du destin humain » (pp. 192-193).

Qu’il soit permis aux « Philistins » et autres esprits critiques de questionner « la profondeur des philosophies bouddhistes et leur compatibilité avec le caractère aléatoire de la physique quantique » (pp. 189-190). Cette assimilation « tantrique-quantique » ne serait-elle pas aussi discutable que le vieux concordisme judéo-chrétien assimilant les six jours de la création à autant d’âges géologiques, ou, plus près de nous, le « dessein intelligent » censé conférer au « Big Bang » un caractère déterministe préétabli ?

Pour éviter de se perdre dans les brumes de la théosophie, ne faudrait-il pas établir une frontière plus nette entre la science et la religion ? Les spéculations à prétention scientifique des Joubous, relayées par Adler ne sont pas sans rappeler l’instrumentalisation des neurosciences à des fins de prosélytisme bouddhiste : sans doute Matthieu Ricard aura-t-il rencontré à Davos l’un ou l’autre judéo-bouddhiste californien...

Adler, un missionnaire impénitent

Qu’il s’agisse ou non de régression infantile, on comprend mal que des esprits éclairés, se laissent peu à peu gagner par une foi eschatologique, quand ce n’est pas par le zèle missionnaire. Pour Alexandre Adler, il s’agit bien d’« un défi à relever, celui, dit-il, de réconcilier la Chine que j’aime tant et le Tibet que j’ai fini par respecter bien plus que je ne l’avais imaginé » (p. 26). Comme tout « bon » missionnaire, il n’est pas trop regardant sur les arguments à utiliser pour convaincre son auditoire.

En dernière analyse, et, malgré toutes ses réserves sur l’aristocratie tibétaine et sur le dalaï-lama lui-même dont la moindre n’est pas d’avoir été « tenté (...) par le millénarisme d’Adolf Hitler » (p. 178), Adler brandit l’argument-massue qui doit emporter l’adhésion : « le ralliement spectaculaire et qui n’est pas seulement tactique du quatorzième Dalaï-lama Tenzin Gyatso à la politique, mais aussi à des aspects fondamentaux de l’État d’Israël » (p. 165). La messe est dite : le dalaï-lama, pour solde de tout compte, s’est rallié à Israël. Il a donc raison, et Adler aussi.

Et tant pis si, en empêchant les Anglo-Américains de survoler le Tibet pendant la Deuxième Guerre mondiale, « les Tibétains ont fait ce qu’ils pouvaient pour aider leurs amis nazis » (p. 149), responsables de la Shoah. Et tant pis si – les peuples ont de la mémoire − Netanyahou et le dalaï-lama ont partagé l’humiliation d’être refusés aux funérailles de Nelson Mandela. Et tant pis si aujourd’hui l’État d’Israël est en train de trahir « des aspects fondamentaux » du judaïsme. Ce n’est pas si grave après tout...

Ce qui compte pour Adler, grâce au « retour imprévu et de plus en plus puissant d’une judéophilie tibétaine » (p. 170) et son pendant, le « ‘Dharma juif’ » (p. 192), c’est de mener à bien sa mission de réconcilier la Chine et le Tibet. Indépendamment de l’aspect pour le moins ambitieux de cette mission, ne voit-il pas que la réconciliation est déjà largement à l’œuvre au Tibet même, grâce au développement spectaculaire qui profite aux Tibétains du Tibet ? Ces derniers, en effet, ont compris qu’ils avaient tout à gagner à rester arrimés à la grande Chine et à travailler la main dans la main avec leurs partenaires Han pour continuer à progresser dans les domaines économiques et culturels.

Si une réconciliation doit encore avoir lieu, c’est entre Pékin et Dharamsala ; mais pour cela, il faudrait que le dalaï-lama en revienne à l’esprit concordataire du chö-yon – à laquelle il a brutalement mis fin en 1959 en dénonçant l’ « Accord en 17 points » conclu en 1951, en devenant ainsi le premier dalaï-lama de l’histoire à ne plus reconnaître la suzeraineté, sinon la souveraineté, de Pékin. Sans ce revirement fondamental du « gouvernement tibétain en exil », le « rêve puissant » d’Adler restera une pauvre chimère.

Post scriptum

Après la lecture de ce dernier opus d’Alexandre Adler, on ne peut que souscrire aux critiques déjà formulées par d’autres.

Dans son article Alexandre Adler, portrait d’un omniscient paru dans Le Monde Diplomatique de juin 2005, Mathias Reymond relevait, que ce soit dans les écrits d’Adler ou ses déclarations, toute une série de fausses informations et d’amalgames, dignes des tabloïds.

Et, en 2011, c’était au tour de Pascal Boniface, de placer notre homme en tête de liste de ses Intellectuels faussaires (éd. Gawsewitch) et de le brocarder sous le titre : Alexandre Adler, les merveilleuses histoires de l’oncle Alexandre.

Adler est aussi critiqué dans le documentaire sorti en 2012 Les nouveaux chiens de garde, lui-même inspiré par l’essai éponyme de Serge Halimi, paru en 1997.
Voir aussi, sur le site « Acrimed », une série impressionnante d’articles sous le titre générique : Les Facéties d’Alexandre Adler (un médicrate tous terrains).

On est donc en droit de se poser des questions sur le sérieux des Éditions du Cerf qui se sont laissé abuser par la renommée d’Alexandre Adler et ont publié tel quel un brouillon sans en vérifier le contenu. Le Cerf ne s’est même pas demandé si le titre n’avait pas été utilisé auparavant – ce qui est pourtant le cas : en 2007 le romancier Bernard Tabary avait déjà publié Quand le Tibet s’éveillera aux Éditions du Triomphe, spécialisées dans la littérature pour la jeunesse. Dans ce cas au moins, et quelle que soit la valeur du roman, il n’y a pas eu tromperie sur la marchandise.

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