Les faits datent de novembre-décembre dernier. Ils se déroulent au sein de l’abattoir Sobeval de Boulazac, en Dordogne, l’un des plus gros abattoirs de veaux de France (450 employés, 700 veaux tués par jour). Un abattoir qui pratique l’abattage standard (les veaux sont étourdis avant d’être tués) mais aussi l’abattage halal et casher (les animaux sont saignés sans étourdissement préalable). Dans les deux cas, la vidéo fait état de manquements graves à la réglementation : à savoir, des étourdissements ratés (animaux mal immobilisés, tirs mal ajustés), des "contrôles de l’inconscience et de l’insensibilité quasi inexistants" et des cas de reprise de conscience avant ou pendant la saignée, sur la chaîne d’abattage (lorsque les animaux sont suspendus par les pattes)(1)(2) ...
La préfecture de Dordogne fait une toute autre lecture de ces images. Dans un communiqué publié le 20 février (soit le jour même de la sortie de la vidéo), elle explique qu’il n’y a "pas de mise en évidence de non-conformité à la réglementation", que les opérateurs sont "habilités et formés au respect du bien-être animal" et que l’abattoir "fait l’objet de contrôles permanents par huit agents de l’état". Une thèse soutenue par le directeur départemental des services vétérinaires, Frédéric Piron, qui tient le même jour le discours suivant : "je n’ai pas d’éléments pouvant dire qu’on a des manquements, des anomalies, des non-conformités au regard de la protection animale dans cet abattoir." (3)
Quelques jours plus tard, le 23 février, le ministre de l’agriculture lui-même enfonce le clou. Réfutant l’idée d’une fermeture de Sobeval par ses services, Didier Guillaume explique "que les faits et les images ne sont pas avérés", que ces dernières, "prises sur plusieurs mois/années sont collées les unes par rapport aux autres" et que des contrôles diligentés pour l’occasion "montrent que le respect du bien-être animal est là". Pas de quoi fouetter un chat (ou un veau) donc. D’autant que l’abattoir a obtenu la meilleure note ("Très satisfaisant" sur Alim’confiance) lors d’une inspection réalisée le 12 novembre 2019. Ce dernier a d’ailleurs déposé plainte en diffamation à l’encontre de L214 (4)(5).
Sauf que ... Une fuite de messages internes au ministère de l’agriculture, révélée par L214, donne une toute autre tonalité. La veille de la sortie de l’enquête (le 19 février donc), une conseillère au cabinet du ministre écrit : "certaines non conformités peuvent être identifiées sur cette vidéo". Ce à quoi un agent du bureau des établissements d’abattage répond (le lendemain) : "j’ai fait la liste des non conformités indéniables, voire majeures relevées !" Une communication interne, qui détonne avec celle employée auprès du grand public : "Il nous faut des edl (éléments de langage, ndr) bétons pour ce soir" peut-t-on lire dans un autre courriel ; puis dans un suivant en guise de réponse : "Sobeval est un très bel outil ... un des meilleurs abattoirs de France" ... (6)
Interrogé sur ce "double langage" au salon de l’agriculture le 26 février (le lendemain de la publication des mails), le ministre Didier Guillaume, un brin énervé, arrache le micro d’un journaliste. Un geste qu’il dit "regretter" le lendemain, tout en refusant de reconnaître un quelconque manquement quant à l’affaire en cours. "J’ai évidemment demandé qu’on prenne toutes les mesures ; il m’a été ramené ... par le préfet, par le directeur départemental de la population qu’il n’y avait pas de manquement aux réglementations" explique t-il, comme pour justifier ses précédentes déclarations. Et le ministre de rappeler qu’il ne "transigeait pas avec le bien-être animal." (7)
Dans l’entourage du ministre, où on joue également les équilibristes. Tout juste reconnaît-on désormais quelques manquements, mais ... mineurs : "On parle de non conformités quand elles sont majeures ; il n’y a pas de non-conformité majeure visible sur la vidéo, voilà ce que ça veut dire ..." Mais ?! quid des "non conformités majeures" évoquées par mail ? Mystère. Quant aux problèmes de comm’, ils sont à mettre encore une fois sur le dos des services départementaux : "C’est sûr, le communiqué de la Préfecture manquait de précision" conclue-t-on côté ministériel (8).
Reste que Didier Guillaume ne peut désormais plus en rester là. Ainsi décide-t-il de l’ouverture d’une enquête pour "aller à nouveau voir cet abattoir" et "connaître la réalité des faits" ; elle est confiée à la Brigade Nationale Vétérinaire, une unité de la Direction Générale de l’Alimentation (DGAL), elle même composante du ministère de l’agriculture ... pour ceux qui s’interrogeraient sur l’indépendance des enquêteurs.
L’enquête est annoncée le 26 février et les "premiers résultats" sont remontés le 27 au soir (puis rendus publics le 28). C’est du rapide ! La conclusion des deux experts nationaux : "Un manque de maîtrise des conditions d’abattage par les salariés de l’abattoir avec notamment des défauts de formation et de sensibilisation". Avec pour conséquence une décision ministérielle : celle de "suspendre l’agrément de l’établissement". Une décision "pour la forme" puisque que le ministre prend bien le soin de préciser qu’il s’agit d’une simple "suspension" (pas d’une "fermeture") et que l’abattoir pourra rependre son fonctionnement" après proposition de "mesures correctives ... le plus vite possible" (9).
Dans le communiqué du ministère, il est d’ailleurs précisé : "Le Ministère souhaite faire toute la transparence sur ce dossier ... tout en préservant une activité économique cruciale pour nos élevages et les consommateurs" (10). Ca montre un peu les limites. Et comme si ça ne suffisait pas (comme si l’état ne penchait pas suffisamment de leur côté), les éleveurs (FDSEA et JA en tête) rajoutent un coup de pression ; dès le lendemain (le samedi 29), ils publient un communiqué demandant "la réouverture de l’abattoir dès mardi (03 mars, ndr)" (11). Puis le mardi en question, ils se rassemblent en masse devant la préfecture (de Dordogne) pour venir "montrer les muscles".
On pourrait s’attendre à ce que des éleveurs répétant à longueur de temps "qu’ils aiment leurs animaux" soient choqués par les révélations de L214. Il n’en est rien : devant la préfecture, on les retrouve (FDSEA, JA, coordination rurale, association des éleveurs de Dordogne, Chambre d’agriculture) aux côtés de professionnels de la viande (ELVEA/Fédération Nationale Bovine) et même de la direction de Sobeval (Gilles Gauthier, fondateur/directeur du site). La palme du cynisme revient à Pierre-Henri Chanquoi, président départemental des Jeunes Agriculteurs, qui déclare : "Qui dirige la France ? les services de l’état ou L214 ? on peut s’interroger sur l’objectif de cette association qui semble vouloir faire tomber un abattoir qui est reconnu comme l’un des meilleurs ..." (12)
Le rassemblement se termine par le déversement de plusieurs tonnes de lisier/fumier devant l’entrée de la préfecture ; ce à quoi le préfet répond par ... la rencontre d’une délégation d’éleveurs. Et comme par enchantement, la suspension est levée dès le lendemain matin. Via un communiqué, la préfecture explique les raisons de cette réouverture : "dans un premier temps, Sobeval a présenté des propositions d’amélioration ... à la DDCSPP, qui en a fait, avec la DGAL, une évaluation favorable" ; dans un second temps, les opérateurs ... ont été formés et ont reçu des instructions précises ..." Et le communiqué de préciser que l’abattoir fera désormais l’objet d’une "supervision renforcée" par "une vétérinaire nouvellement recrutée ..." (13). Bonjour l’effet d’annonce !
Petite lueur d’espoir : suite à la plainte déposée par L214 (en février), le procureur de la République de Périgueux (Dordogne) a ordonné le 10 mars l’ouverture d’une enquête préliminaire pour mauvais traitements sur animaux (14). Espérons que cette annonce ne soit pas une nième mascarade et que de futures décisions de justice viendront sanctionner durement ce type d’agissements.