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Working poors made in Europe, par Ataulfo Riera.


POS Belgique, février 2006.


Le phénomène des "working poors", autrement dit des travailleurs/euses dont le revenu ne leur permet pas d’échapper à la pauvreté, semblait il y a quelques années à peine limité aux Etats-Unis ou aux pays pratiquant le "néolibéralisme sauvage". Pourtant, à la faveur des politiques néolibérales d’austérité, d’augmentation des contrats précaires et de blocage des salaires, ce phénomène est aujourd’hui généralisé en Europe et ne cesse de se développer.


Les études sur le phénomène des travailleurs/euses pauvres ont souvent été doublement limitées : il s’agissait soit d’analyses du marché du travail étatsunien, ou soit, lorsque l’Europe était prise en compte, d’une approche centrée sur la marginalité, comme s’il s’agissait d’un phénomène exogène, externe et indépendant du "bon" fonctionnement des rapports sociaux de production capitaliste [1] .

Ce double aveuglement n’est pas anodin. Outre le caractère souvent idéologiquement orienté des études officielles ou universitaires, c’est également dû à l’illusion que le modèle "fordiste" de régulation du rapport salarial et du marché du travail qui a longtemps prédominé - et prédomine encore largement en Europe - constitue un rempart efficace contre l’exclusion et la précarité, assurant la "supériorité" du continent dans le domaine "social" face au modèle anglo-saxon.

Il a fallu attendre la fin des années ’90 pour qu’un certain revirement commence peu à peu à s’opérer dans la prise en compte du problème. Car les données les plus récentes sur le phénomène en Europe font voler en éclat les belles certitudes : la majorité des personnes subissant la pauvreté vivent dans des foyers où il existe au moins un revenu du travail avec un contrat parfaitement légal. La pauvreté et la précarité se trouvent donc désormais au coeur du processus productif et des relations salariales et elles en constituent même un rouage essentiel pour le système.


Les données en Europe

En Europe, la progression des "working poors" a été fulgurante au cours de ces dernières années et elle se lit aisément dans les statistiques officielles de l’UE qui prennent pour base de calcul toute personne dont le revenu (y compris avec les aides sociales et après paiement des impôts) est inférieur à 60% du salaire médian. Bien entendu, il existe de multiples manières d’évaluer la question selon que l’on prend en compte le nombre de travailleurs pauvres par rapport au total des salariés ou de la population active (c’est à dire en âge de travailler) ; soit par rapport à la population totale, ou si l’on prend seulement en question ce taux par rapport au nombre total de personnes pauvres.

Il y a 10 ans - ce qui démontre que le phénomène n’est pas tout récent - 9% des Européens pauvres avaient un contrat de travail. Mais pour rendre de compte de manière plus réaliste de la pauvreté salariale, il est préférable de prendre en compte toutes les personnes composant un ménage et non les individus puisqu’il arrive régulièrement qu’une personne obtienne un salaire qui lui permette individuellement de vivre au-dessus du seuil de pauvreté, ce qui n’est pas le cas si ce même travailleur avait plusieurs personnes sans revenu à charge. En prenant en compte cette distinction, le phénomène apparaît encore plus important ; pour cette même année 1996, c’est 13% des foyers où une personne au moins est salariée qui vivent en dessous du seuil de pauvreté. Par rapport à la population totale dans l’UE à cette époque, les working poors représentaient 3,6% de la population tandis que 10% des Européens vivaient dans un foyer salarié pauvre [2].

En 1999, 6% des salariés européens vivaient en dessous du seuil de pauvreté, soit 7,8 millions de personnes [3] . En 2001, dans l’UE à 15 Etats-membres, ils étaient 11 millions de travailleurs/euses pauvres. En prenant en compte tous les membres des ménages des salariés pauvres, on arrive à 20 millions de personnes, soit 6% de la population totale. En 2004 (UE à 25 Etats-membres) le chiffre grimpe à 14 millions de travailleurs pauvres, soit 7% de la population totale [4].

Il est également intéressant de noter que la progression des travailleurs pauvres a été, au cours de cette période, beaucoup plus importante que celle de la pauvreté en général. Ainsi, le taux de pauvreté dans les ménages sans emploi a crû de 0,16% tandis que celle dans les ménages avec au moins un travailleur a augmenté de 2,74%, soit 17 fois plus [5] !


Les causes

Il n’est pas nécessaire d’avoir un couteau entre les dents pour comprendre les causes qui expliquent le développement spectaculaire et l’ampleur du phénomène des working poors en Europe au cours des années 80-90. On peut les résumer à trois catégories, toutes trois liées à l’évolution néolibérale du capitalisme actuel :

1. Comme l’admettent les documents officiels européens : "La faiblesse du salaire est incontestablement un facteur important de risque de pauvreté des travailleurs" [6]. L’austérité néolibérale appliquée depuis près de 30 ans s’est traduite par un quasi-blocage de la croissance des salaires réels pour les travailleurs qui ont connu, hors inflation, une croissance moindre que la productivité. Ce blocage s’exprime de manière frappante dans la part des salaires par rapport au PIB européen ; si ce dernier était de 75,5% en 1970, il est passé à 68,4% en 2001-2002 [7] Par ailleurs, on constate également la progression de la catégorie des bas salaires, qui représente 15% des salariés en Europe. En France, ce nombre est passé de 5% en 1983 à 9% en 2001.

2. Au cours des années ’90, la part des dépenses publiques permettant de contenir ou de limiter les phénomènes d’exclusion et de pauvreté a elle aussi diminué du fait de l’austérité budgétaire, notamment imposée par les critères de convergence du Traité de Maastricht et par le "Pacte de stabilité" européen. En 1994, ces dépenses représentaient 26,2% du PIB européen pour descendre à 23,7% en 2000.

3. Les réformes successives de dérégulation du marché du travail ont amené une flexibilisation et une précarisation accrues du travail, favorisant l’émergence et le développement de contrats de travail à durée déterminée, intérimaires et à temps partiel. Le travail a temps partiel est ainsi passé de 13% du total du volume d’emploi en Europe en 1985 à 18,2 en 2002 tandis l’emploi temporaire est passé sur la même période de 8,4% à 13,1%. Le développement de ce type de contrats est étroitement lié à l’émergence et à la progression du phénomène des working poors. Sans surprise, on constate que les travailleurs à temps partiel ou à durée indéterminée ont deux fois plus de risques de connaître la pauvreté que les travailleurs à temps complet ou à durée indéterminée [8] .


La pauvreté salariée au féminin

Même si cela n’est pas étonnant, il est important de souligner - car cela n’est pas dû au hasard - que le phénomène des working poors touche fortement les femmes. Même s’il n’existe pas encore de données chiffrées précises concernant la part des femmes parmi les travailleurs pauvres, l’évolution de la pauvreté salariale a clairement suivi une courbe quasi parallèle à celle de la part des femmes dans la population active, qui est passée de 39% en 1987 à 44% en 2002 en Europe.

De plus, elles sont massivement salariées : 89% des femmes actives en Europe sont salariées contre 81% des hommes. A travail strictement égal, elles gagnent entre 4 et 5% de moins que les hommes, tandis que, dans la moyenne européenne et toutes professions confondues, l’écart salarial est de 23%. Elles elles représentent également pas moins de 75% des bas salaires et entre 80 et 90% des emplois à temps partiel qui, faut-il le rappeler, leur sont bien souvent imposés et qui constituent l’un des moteurs principaux du développement de la pauvreté salariée. Le fait que le phénomène des working poors concerne surtout les femmes n’est certainement pas non plus étranger à la lenteur tardive avec laquelle il a commencé à être étudié [9] .


Working poors made in Belgium

En décembre dernier, le "Livre annuel sur la pauvreté et l’exclusion sociale" publié par l’Université d’Anvers révélait que 15% de la population en Belgique, soit plus d’un million et demi de personnes, vivaient en-dessous du seuil de pauvreté fixé à 772 euros par mois pour une personne isolée. L’étude souligne également que 6% de la population active - pas loin de la moitié du nombre total de pauvres - sont des working poors. Des chiffres corroborés par l’Institut national statistique qui évalue le taux de pauvreté global à 15,2% et le celui des occupés à 6,4%...

Ce chiffre est un peu moins élevé que la moyenne européenne (7%) car la Belgique connaît un taux de chômage élevé où se concentre la majeure partie des personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté (32% des chômeurs vivent en dessous du seuil de pauvreté). Une proportion plus importante que la moyenne européenne de personnes en Belgique vit également dans des ménages sans emploi et leur risque de connaître la pauvreté est plus grand. En comparaison avec les autres Etats membres, la Belgique occupe également la troisième place en ce qui concerne le salaire minimum moyen (1.250 euros brut), bien qu’il soit nettement insuffisant.

Le taux de syndicalisation et le poids des organisations syndicales plus importants que dans d’autres pays européens expliquent aussi que le phénomène n’atteint pas des sommets comme en Irlande, au Pays-Bas, en Grande-Bretagne ou en Espagne. Il reste malgré tout qu’il est certainement sous-estimé puisque, selon une enquête du "Soir", 29,5% des ouvriers affirment avoir des difficultés à "joindre les deux bouts" et 21,2% s’estiment "objectivement pauvres" !

De plus, sa progression est importante et équivalente, tant en Flandre qu’en Belgique francophone. En 2001, le taux de travailleurs pauvres représentait ainsi 4% de la population active (soit +2% en 4 ans) [10] Les mêmes causes sont donc à l’oeuvre qu’ailleurs en Europe et produisent - et produiront encore plus si on ne stoppe pas ces politiques - les mêmes effets. Au niveau des salaires en Belgique, ces derniers représentaient, avec les allocations sociales, 67% du PIB en 1980, contre 56% en 2005 [11] . La précarisation du travail a elle aussi spectaculairement progressé ; le temps partiel (dépassant ainsi largement la moyenne européenne), est passé de 10,4% en 1990 à 21,6% en 2003, le nombre d’heures de travail intérimaire a quant à lui explosé de 26,4 millions en 1985 à 129,2 millions en 2003 [12]. Sans parler de l’érosion généralisée et continue du pouvoir d’achat qui vient d’être estimé à 2,08% pour les salariés entre 1996 et 2005 [13] ! Dans ce contexte, l’offensive actuelle du patronat et du gouvernement contre les salaires et leur indexation est pour le moins indécente.


Renverser la vapeur !

Il est important de comprendre que l’extension du phénomène des working poors parmi les travailleurs/euses est étroitement lié à l’affaiblissement des rapports de force entre le monde du travail et le Capital. Car, pour la bourgeoisie, il s’agit d’introduire au coeur du processus productif un nouveau mode de régulation des rapports salariaux et du marché du travail. La fragilisation individuelle qu’induit le fait de survivre en dessous du seuil de pauvreté tout en ayant un emploi affaibli la capacité du travailleur, individuellement et collectivement à se défendre et à revendiquer.

La lutte contre le développement de la pauvreté salariée passe bien entendu par un combat décidé contre ses principales causes : une augmentation salariale drastique de rattrapage et une indexation des salaires et des allocations conforme à la réalité couplée à un refus de l’extension du travail flexible et précaire. Cette orientation devant s’inclure dans le cadre d’une lutte d’ensemble contre toutes les politiques néolibérales dont l’unique but est de redistribuer les richesses en faveur des plus nantis et d’affaiblir le mouvement ouvrier.

Ataulfo Riera


- Source : La gauche n°20, février 2006 : www.sap-pos.org/fr/index.htm


Les attaques contre le Code du Travail au coeur de l’offensive du patronat et du gouvernement contre les salarié·e·s, par Denis Seillat et Gérard Villa.


La main-d’oeuvre américaine bat en retraite devant les forces de la mondialisation qui diminuent leur salaire et leur protection sociale, par David Streitfeld - Los Angeles Times.


[ « Del ­phi est simplement un point de combustion, un cas qui fera jurisprudence pour l’ensemble des orientations économiques et sociales qui vont au-devant d’une collision dans notre pays (Etats-Unis) et de tous côtés sur la terre. » Robert S. « Steve » Miller,patron de Delphi, octobre 2005.

- Lire : USA : Delphi, un nouveau laboratoire d’une politique anti-ouvrière par Charles-André Udry..]


[ Le syndicalisme aux Etats-Unis est en train de vivre son étape la plus critique en un siècle d’histoire et ce au moment précis où les grandes entreprises de ce pays exercent une énorme pression afin de démanteler les conquêtes sociales et de bloquer les salaires.

«  Tout va très bien pour les riches dans ce pays, nous n’avons jamais été aussi prospères. C’est une guerre de classes, et c’est ma classe qui est en train de gagner ».Cette déclaration on ne peux plus claire a été faite par l’homme le plus riche du monde, le spéculateur financier Warren Buffet.

- Lire : Le rôle du travail aux Etats-Unis. La bataille pour les droits sociaux, par David Brooks.]




[1Bibiana Medialdea et Nacho Alvarez, Ajuste neoliberal y pobreza salarial : los working poors en la Union Europea, Viento Sur n°82, septembre 2005.

[2Strengman-Kuhn, Working poors in Europe : a partial basic income for workers ?, Basic Income European Network Genève 2002, cité par B.Medialdea et N.Alvarez.

[3Les Working poors dans l’Union européenne, Fiche d’Info de la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de travail, 2001.

[4Pauvreté des travailleurs, Population et conditions de vie, Eurostat 2005.

[5N.Medialdea et N.Alvarez.

[6Pauvreté des travailleurs, Population et conditions de vie, Eurostat 2005.

[7OECD, Social and Welfare Statistic, www.oecd.org.

[8N.Medialdea et N.Alvarez.

[9Margaret Maruani, Activité, précarité, chômage : toujours plus, revue de l’OFCE n° 90, 2004.

[10Chiffres du PANincl 2005-2005, www.luttepauvrete.be/chiffres_emploi.htm.

[11Syndicat, 13/01/06

[12Matthias Lievens, 30 d’austérité... Ils nous ont trompés !, POS-FLL, 2005.

[1396-05 : Dix ans de pouvoir d’achat, Rapport du CRIOC 2006.


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