Il y a des matins comme ça. On se réveille et la première information qu’on lit sur notre téléphone nous laisse perplexe. On écarquille les yeux pour être certain de bien comprendre ce qui est écrit. On se replonge sous l’oreiller histoire de se prouver qu’on est encore entre les bras de Morphée. Mais non, on est bien éveillé. On tape alors quelques mots-clés afin de s’assurer qu’il ne s’agit pas d’une fake-news et on se rend compte que la même info clonée est étalée, affichée et répandue sur tous les médias nationaux : El Watan, Liberté, Le Matin, Reporters, L’Expression, TSA et j’en passe. Un vrai buzz médiatique !
« Sofiane Djilali a reçu un prix international ! »
International ? Serait-ce un de ces prix Nobel dont la saison bat son plein ? Une reconnaissance pour sa contribution à la paix dans le monde ? La sauvegarde de la planète ? Ou peut-être la préservation des singes magots algériens ?
« Sofiane Djilali récompensé par le prix des “ Leaders de la démocratie ” à Washington »
Tiens donc. Un prix offert dans la capitale de la plus grande puissance mondiale pour promouvoir la démocratie dans un pays arabe. Ça n’avait pas un air de déjà-vu ?
« L’ONG POMED (Projet pour la démocratie au Moyen-Orient) a décerné, hier mercredi à Washington, son prix international " Leaders de la démocratie " à sept personnalités, dont le président du parti Jil Djadid, Sofiane Djilali (1) »
Tout devenait clair dans ce texte d’El Watan. Un prix décerné par POMED, « The Project on Middle East Democracy » ! Mais pourquoi diable, fallait-il le crier sur tous les toits ? Le « lauréat » et les médias qui le plébiscitent ne connaissent-ils rien aux organismes américains spécialisés dans l’exportation de la démocratie ? Ce n’est surtout pas avec un tel prix qu’il faut se bomber le torse et se pavaner sur les colonnes des infos matinales, Bien au contraire, le « lauréat » devrait raser les murs. Et voilà pourquoi.
Contrairement à ce qu’annonce en grande pompe El Watan, ce journal promoteur de la printanisation du monde arabe, POMED n’est pas une ONG au sens propre du terme.
Tel que mentionné sur son site Internet, POMED est « une organisation à but non lucratif et non partisane qui se consacre à examiner comment de véritables démocraties peuvent se développer au Moyen-Orient et comment les États-Unis peuvent au mieux soutenir ce processus » (2).
Comme on peut le lire clairement dans sa déclaration de mission, POMED est directement reliée à la politique des États-Unis.
En réalité, il est facile de vérifier que le POMED travaille de concert avec Freedom House (3) et est financièrement soutenu par l’Open Society Institute (OSI) du milliardaire étasunien, George Soros (4). En 2016, par exemple, POMED a reçu une subvention de 550 000$ de la Fondation Open Society(5). POMED est également financée par la National Endorment for Democracy (NED) (6).
Voilà ce que j’écrivais au sujet de cet organisme en 2015 (7) :
« Parmi les indices révélateurs, notons que le bureau des conseillers de POMED compte, parmi ses membres, Lorne W. Craner, le président de l’IRI (International Republican Institute dont le sénateur McCain est président du conseil d’administration) et Kenneth Wollack, le président du NDI (National Democratic Institute dont l’ancienne secrétaire d’État, Madeleine K. Albright, est présidente du conseil d’administration)(8) ».
Pour essayer de « clarifier » le rôle de POMED dans le « printemps » arabe, son directeur exécutif, Stephen McInerney, a déclaré au New York Times en plein « printemps » arabe : « Nous ne les (les cyberactivistes arabes) finançons pas pour qu’ils commencent les protestations, mais nous les avons aidés à soutenir le développement de leurs compétences et leur réseautage ». Et d’ajouter : « Cette formation a joué un rôle dans ce qui est finalement arrivé, mais c’était leur révolution (« printemps » arabe). Nous ne l’avons pas démarrée » (9).
M. McInerney est une des rares personnes impliquées dans l’« exportation » de la démocratie et à en parler avec autant de clarté.
Pour celles et ceux qui ne seraient pas familiers avec cette myriade d’organisations, il faut préciser que la NED, le NDI, l’IRI, l’OSI et Freedom House font toutes partie d’un arsenal américain d’« exportation » de la démocratie à travers le monde et en particulier dans le monde arabe (10). Financées par le gouvernement américain (sauf OSI), leur rôle proactif dans les révolutions colorées et le « printemps » arabe n’est plus à démontrer (11).
Pour la petite histoire, POMED a organisé deux évènements spécialement dédiés au hirak algérien. Le premier à Washington, le 15 avril 2019, a eu comme modérateur nul autre que Stephen McInerney (12), le directeur exécutif de POMED. Le second a eu lieu à Tunis le 19 juin 2019 et avait pour titre : « L’Algérie et le Soudan : nouvelles vagues de changements démocratiques ou rêves anéantis ? » (13). Alors que l’un des intervenants invités, Ezzaddean Elsafi, se présentait comme chargé de programme à l’OSI, le modérateur était Amine Ghali, une vieille connaissance du « printemps » arabe. En effet, M. Ghali est un activiste tunisien qui, depuis 2008, occupe le poste de directeur de programmes de l’organisme « Al Kawakibi Democracy Transition Center » (Centre Al Kawakibi pour les transitions démocratiques — KADEM). Notons, au passage, que KADEM est un centre financé par le « Middle East Partnership Initiative » (MEPI), un programme qui dépend directement du Département d’État.
Auparavant, Amine Ghalib avait travaillé pour différentes organisations dont Freedom House (14).
En définitive, il s’avère que POMED n’est qu’une autre organisation américaine d’exportation de la démocratie, spécialement dédiée à la région MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord). C’est pour cette raison, par exemple, que POMED était présent à la Neuvième Assemblée mondiale du Mouvement mondial pour la démocratie (World Movement for Democracy, WMD), grand-messe du « prosélytisme » démocratique « made in USA » qui s’est déroulée en 2018 à Dakar (Sénégal). Ainsi, parmi les participants à cet évènement, on pouvait compter Carl Gorshman (président de la NED), Kenneth Wollack (président du NDI), Scott Mastic, (vice-président pour les programmes de l’IRI), Andrew Wilson (directeur exécutif du Center for International Private Enterprise - CIPE), Shawna Bader-Blau (directrice exécutive du Solidarity Center) et, bien sûr, Stephen McInerney, directeur exécutif de POMED (15). Rappelons que le NDI, l’IRI, le CIPE et le Solidarité Center sont les quatre organismes satellites de la NED (16).
Dans son allocution de remise de prix « Leaders for Democracy Award », Stephen McInerney mentionna le fait que Sofiane Djilali était un des fondateurs de « Mouwatana » et mit l’accent sur le rôle de ce mouvement dans le hirak( 17). Ce qui veut dire que POMED et son directeur exécutif doivent suivre de près ce qui se passe actuellement en Algérie. Mais il ne sont pas les seuls.
Dans un article datant du 22 mars 2019, c’est-à-dire au tout début du hirak, Slobodan Djinovic et Srdjan Popovic se sont aussi intéressés aux manifestations algériennes et n’ont cité qu’un seul mouvement (18). Devinez lequel ? Mouwatana !
Ah, c’est vrai ! Je ne vous ai pas présenté Slobodan Djinovic et Srdja Popovic. Il s’agit des deux célèbres Serbes, fondateurs du Center for Applied Non Violent Action and Strategies (CANVAS), l’école de formation des révolutionnaires en herbe du monde entier. CANVAS est financé, entre autres, par Freedom House (19) et l’International Républicain Institute (IRI) (20).
Slobodan Djinovic et Srdja Popovic
Avant la création de CANVAS, Slobodan Djinovic et Srdja Popovic faisaient partie des leaders du mouvement Otpor qui a été à l’origine de la chute du président Slododan Milosevic. C’est ce succès « révolutionnaire » qui amorça le cycle des révolutions colorées et, par la suite, celui du « printemps » arabe (21).
Connaissant tout cela, il serait intéressant de savoir ce que M. Sofiane Djilali fera finalement de son trophée : aura-t-il le courage de l’exhiber pompeusement lors des prochaines marches du vendredi ou préférera-t-il le balancer dans les oubliettes de l’histoire ?
Références
(1) Farouk Djouadi, « Soufiane Djilali parmi les 7 lauréats du prix POMED pour la démocratie », El Watan, 17 octobre 2019, https://www.elwatan.com/edition/actualite/soufiane-djilali-parmi-les-7-laureats-du-prix-pomed-pour-la-democratie-17-10-2019
(2) POMED, « Mission Statement », https://pomed.org/about/#mission-statement
(3) POMED, « The State of Reform : Human Rights, Democratic Development and Individual Freedoms in Saudi Arabia and the Arab Gulf States », 1er novembre 2007, http://1-byte.co.uk/pomedtheme/event/the-state-of-reform-human-rights-democratic-development-and-individual-freedoms-in-saudi-arabia-and-the-arab-gulf-states/
Atlantic Council, « Renewing US Engagement with Libya », 10 septembre 2013, https://www.atlanticcouncil.org/blogs/menasource/renewing-us-engagement- with-libya/
Deirdre Paine, « Human Rights Groups Hold DC Event for Murdered Journalist Khashoggi », The DC Post, 24 septembre 2017, https://thedcpost.com/jamal-khashoggi-washington-dc-event/
POMED, « Al-Sisi in Washington : Egyptian President Seeks Support for Power Grab », 9 avril 2019, https://pomed.org/event/sisiindc/
(4) Carnegie Endowment for International Peace, , « Egypt’s Elections : Boycotts, Campaigns, and Monitors », 19 octobre 2010, https://carnegieendowment.org/2010/10/19/egypt-s-upcoming-elections-boycotts-campaigns-and-monitors-event-3053
(5) Open Society Foundations, « Awarded Grants », 2016, https://www.opensocietyfoundations.org/grants/past?grant_id=OR2016-30742
(6) NED, « 2009 Annual report : Egypt », http://www.ned.org/publications/annual-reports/2009-annual-report/middle-east-and-north-africa/description-of-2009-gra-2 (voir document en ligne).
(7) Ahmed Bensaada, « Arabesque$ », Ed. Investig’Action, Bruxelles (Belgique) 2015 – Ed. ANEP, Alger (Algérie) 2016.
(8) POMED, « Board of advisers », http://pomed.org/about-us/board-of-advisors/ (Page consultée en 2015 ; Elle n’est actuellement plus en ligne)
(9) Ron Nixon, « U.S. Groups Helped Nurture Arab Uprisings », New York Times, 14 avril 2011, https://www.nytimes.com/2011/04/15/world/15aid.html
(10) Ahmed Bensaada, « Huit ans après, la printanisation de l’Algérie », AhmedBensaada.com, 4 avril 2019, http://www.ahmedbensaada.com/index.php?option=com_content&view=article&id=475:2019-04-04-22-50-13&catid=46:qprintemps-arabeq&Itemid=119
(11) Voir réf. 7
(12) POMED, « Algeria : What’s Happened ? What’s Next ? », Washington le 15 avril 2019, https://pomed.org/event/algeria-what-has-happened-whats-next/
(13) POMED, « L’Algérie et le Soudan : nouvelles vagues de changements démocratiques ou rêves anéantis ? », Tunis le 19 juin 2019, https://pomed.org/event/algeria-and-sudan-new-waves-of-democratic-change-or-dashed-dreams/
(14) Bertelsmann Stiftung, « The Arab Spring : One Year After, Transformation Dynamics, Prospects for Democratization and the Future of Arab-European Cooperation », Europe in Dialogue 2012, http://aei.pitt.edu/74000/1/Arab_Spring_One_Year_After.pdf
(15) Ahmed Bensaada, « Belalloufi, le RAJ et l’importation de la démocratie », AhmedBensaada.com, 2 mai 2019, http://www.ahmedbensaada.com/index.php?option=com_content&view=article&id=490:2019-05-02-15-00-34&catid=46:qprintemps-arabeq&Itemid=119
(16) Voir réf.10
(17) YouTube, « Sofiane Djilali Awarded the POMED 2019 Leaders for Democracy Award », 21 octobre 2018, https://www.youtube.com/watch?v=YqaeuXNHMeY
(18) Slobodan Djinovic et Srdja Popovic, « Is It Spring Again ? », Slate, 22 mars 2019, https://slate.com/news-and-politics/2019/03/algeria-sudan-protests-democracy-youth-movements.html
(19) Maidhc Ó. Cathail, « The Junk Bond “Teflon Guy” Behind Egypt’s Nonviolent Revolution », Dissident Voice, 16 février 2011, https://dissidentvoice.org/2011/02/the-junk-bond-%E2%80%9Cteflon-guy%E2%80%9D-behind-egypt%E2%80%99s-nonviolent-revolution/
(20) Tony Cartalucci, « CIA Coup-College : Recycled revolutionary “props” », Info War, 20 février 2011, http://www.infowars.com/cia-coup-college-recycled-revolutionary-props/
(21) Pour plus de détails, voir réf.7 ou réf.10