Tripoli (Liban), Ehden, 13 juin 2019.
Se rendre par avion à Erbil – la capitale du Kurdistan irakien, à 70 kilomètres de Mossoul – est plus facile que d’aller à Nice, Dublin ou Genève. Pas besoin de visas, ni d’aucune formalité avec la capitale irakienne Bagdad. Un contrôle d’identité à l’aéroport est effectué par des vigiles dont les uniformes n’arborent aucun insigne, ni marque d’appartenance à une quelconque unité. Etrange pour cette région – pourtant politiquement et économiquement stratégique – qui continue d’appartenir officiellement à la République d’Irak.
C’est d’autant plus curieux... ou plutôt non c’est parfaitement logique, parce qu’à l’image du Kosovo, le Kurdistan irakien est devenu une petite dictature mafieuse dirigée par un clan – les Barzani -, et protégée par un Etat de la région : Israël.
TINTIN ET LE SCEPTRE DE BARZANI
Cette entité – hors-sol régalien – est, désormais dirigée par deux cousins : Netchirvan et Mansour Barzani. Les nouveaux président et Premier ministre du Kurdistan sont respectivement le neveu et le fils du chef historique Massoud Barzani. « Malgré le passage de relais entre générations, le spectre de celui qui fut président du Kurdistan depuis la création du poste en 2005 jusqu’à l’échec du référendum sur l’indépendance en 2017, continuera de planer sur la politique kurde », explique un diplomate européen en poste à Erbil. Lundi dernier, Netchirvan Premier ministre sortant (52 ans) a prêté serment comme nouveau président du Kurdistan. Il est le gendre de Massoud Barzani. Le lendemain, Masrour Barzani, patron des services kurdes de renseignement (50 ans) et cousin du nouveau président, a été nommé au poste de Premier ministre. A part les Etats-Unis de Donald Trump, aucune dictature jusqu’à aujourd’hui n’avait réussi un tel tour de force !
Le grand-père des deux nouveaux dirigeants Moustafa Barzani a fondé le premier parti politique du Kurdistan – le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) – grand vainqueur des élections législatives de 2018 avec 45 sièges sur 111. « De fait, le centre de gravité de la vie politique kurde s’est déplacé des institutions officielles vers les cercles officieux et familiaux », expliquent un attaché militaire européen en poste à Bagdad, « la famille Barzani s’étant imposée comme une institution alternative dont Massoud reste le vrai patron, sinon le ‘Parrain’ ». Symboliquement, lundi – aussitôt la prestation formelle de Netchirvan Barzani -, c’est son oncle Massoud qui a été le premier à monter à la tribune pour prononcer un long discours avant le nouveau président et toute autre autorité irakienne.
« Malgré leurs ambitions contradictoires allant grandissantes – au final, qui sera calife à la place du calife ? -, Netchirvan et Masrour Barzani devront restés unis face aux défis extérieurs, c’est-à-dire face à la capitale nationale Bagdad, mais aussi face aux intérêts iraniens, syriens, turcs et israéliens qui ne coulent pas dans le même fleuve tranquille... Faire front commun pour ne pas casser la poule aux œufs d’or d’une région qui regorge de pétrole... ». Toutefois, l’empire de la famille de Don Barzani n’est plus la chasse gardée du seul PDK.
Son grand rival, l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) du défunt président irakien Jalal Talabani, veille au grain tout en fonctionnant de manière toute aussi mafieuse. C’est d’ailleurs le fils de Jalal, Qubad Talabani, qui était le vice-Premier ministre de Netchirvan Barzani. Selon les connaisseurs, il pourrait conserver ce poste pour des raisons évidentes de prébendes liées à la répartition de la rente pétrolière.
BAGDAD, CRABE AUX PINCES D’OR RAMOLLIES
Dans ces circonstances que seuls les tintinologues avertis peuvent aisément déchiffrer, il apparaît que les derniers développements du Kurdistan d’Irak affaiblissent dangereusement Bagdad, dans un contexte particulièrement volatile où justement la république irakienne pourrait jouer un rôle de médiation de premier plan entre les Etats-Unis, Israël et l’Iran. Selon plusieurs sources de prochetmoyen-orient.ch, le Premier ministre irakien Adel Abdel-Mehdi a formé un « Comité de médiation » dirigé par le ministre des Affaires étrangères Mohammed Ali al-Hakim. L’équipe comprend notamment le chef des services de renseignement, Mustafa al-Kadhimi, et le directeur du Conseil de sécurité nationale, Faleh al-Fayadh.
Pour jouer un rôle de médiateur entre les États-Unis et l’Iran, l’Irak doit maîtriser les leviers de pression afin d’imposer sa place à la table des négociations. Les États-Unis et l’Iran considèrent tous deux l’Irak comme une priorité absolue. La stabilité d’un Irak reconstruit (avec eau et électricité) peut-elle fonctionner comme une monnaie d’échange potentielle ? Jusqu’à récemment, Téhéran et Washington ont pu collaborer épisodiquement pour combattre le terrorisme, mais moult tensions – à commencer par la pseudo-indépendance du Kurdistan d’Irak- menacent cette recherche d’équilibre. « L’Irak est comme un crabe aux pinces d’or ramollies », ajoute l’une de nos sources, « ramollies par un Kurdistan d’Irak de plus en plus autonome vis-à-vis de Bagdad et de plus en plus dépendant d’Israël ».
Ni Téhéran ni Washington ne sont omnipotents ou omniscients en Irak. Les deux pays ont commis des erreurs et continuent d’en faire : l’instrumentalisation du terrorisme par les Occidentaux en Irak et en Syrie pour abattre Bachar al-Assad, la consolidation par Téhéran d’une suprématie chi’ite aux détriments des tribus sunnites irakiennes, la mise sous tutelle du Kurdistan d’Irak par les services et les investissements israéliens, etc. Des deux côtés, chacun des partenaires ont intérêt à un Irak reconstruit, jouissant d’une stabilité durable, pivot d’équilibre entre les mondes sunnites et chi’ites.
Dans ce contexte, dernièrement aggravé par le déclenchement d’une « guerre asymétrique » dans le golfe persique, guerre dont Washington porte la plus grande responsabilité, l’Irak doit s’efforcer de travailler avec l’ensemble des acteurs régionaux et internationaux qui ne veulent pas voir le conflit américano-iranien tourner à la catastrophe d’une nouvelle guerre ouverte dans cette région ô combien stratégique, et pas seulement en raison de ses enjeux énergétiques, mais aussi comme l’une des principales voies maritimes du monde ! De nombreuses capitales européennes – Londres, Berlin, Paris – s’efforcent de trouver des moyens pour empêcher l’emballement de l’inexorable machinerie de guerre enclenchée par les « Faucons » de Washington, bien conscientes qu’il n’est dans l’intérêt de personne de voir la crise d’intensifier. C’est dans cet état d’esprit que Paris a lancé plusieurs initiatives dont l’une vient de tourner court...
L’AFFAIRE KOUCHNER-TOURNESOL
Malheureusement, on reste ici dans le domaine improbable de la tintinologie illustrée, puisque le Quai d’Orsay a – dans la plus grande discrétion – confié une mission de « bons offices » à l’affairiste Bernard Kouchner (BK). Affairiste ? Oui, le qualificatif n’est pas trop fort depuis que les tribulations financières répétées de l’ancien French Doctor – de la Birmanie à différentes républiques bananières d’Afrique – ont fait oublier que BK a prétendu être ministre des Affaires étrangères de la France. Certains de ses plus proches collaborateurs d’alors n’hésitaient à parler du « patron » comme d’un « ministre parfaitement ‘étranger’ aux intérêts de la France », qualifiant l’attelage Kouchner/Ockrent de « Thénardier », rappelant ainsi les méfaits du couple d’usuriers qui retenait en esclavage domestique cette pauvre Cosette des Misérables. Et en la matière, le couple en connaît un rayon, définitivement répertorié par l’un des livres les plus remarquables de Pierre Péan1.
Discrétion du Quai, parce que les communicants de l’Elysée savent trop que l’image ce bon Bernard est désormais déplorable auprès d’une majorité de Français ; l’ancien « médecin sans frontière » ayant rejoint l’étagère des Tapie, Balkany Cahuzac et autres héros frelatés de la République. Discrétion aussi, parce que – pour une fois – le Quai a eu l’intelligence d’observer les contraintes d’une diplomatie secrète, souvent la plus efficace mais devenue tellement rare à l’heure des télés-robinets ouverts en permanence... Malheureusement, l’erreur de casting ne pouvait que tourner au désastre, d’autant que l’impétrant n’est pas vraiment connu pour sa discrétion.
Mais c’est surtout l’objet principal de cette mystérieuse « mission Kouchner » qui pose le plus de questions. Globalement, prochetmoyen-orient.ch a pu obtenir la confirmation qu’il s’agissait d’essayer de mettre de l’huile dans les rouages entre Erbil et Bagdad, tant sur l’usage des ressources pétrolières que sur le statut de pseudo-indépendance du Kurdistan d’Irak, finissant par mettre en péril la crédibilité même du premier ministre irakien Adil Abd al-Mahdi2 qui pourrait s’imposer comme l’une des figures régionales.
En octobre 2017 déjà, Bernard Kouchner s’était invité avec Bernard-Henri Lévy (lui aussi grand diplomate méconnu) à Erbil pour faire l’apologie de l’indépendance du Kurdistan d’Irak. Sur la photo, ils encadraient Massoud Barzani tout sourire3 A l’époque, le Times of Israël écrivait : « « Bernard Kouchner, ancien membre du PS et ancien ministre des Affaires étrangères de Nicolas Sarkozy, a apporté dimanche son soutien au référendum d’indépendance du Kurdistan irakien, prévu le 25 septembre et auquel s’opposent les États-Unis. » Si Kouchner n’a pas été ministre des Affaires étrangères même s’il en avait le titre, la feuille israélienne reprend ses propos avec délectation : « Tout le monde profite des Kurdes, mais on ne veut pas qu’ils soient indépendants. Quand même, c’est d’un cynisme invraisemblable », s’est insurgé l’ancien French doctor au micro de l’émission « Internationales » (TV5 Monde/RFI/Le Monde). « C’est le plus grand peuple sans État », a souligné Bernard Kouchner, se revendiquant comme « le plus vieux soutien des Kurdes ». Le plus vieux ? A voir...
A l’époque, cette démarche kouchnéro-bhélienne avait été chaudement encouragée et officieusement adoubée par une vieille copine de Bernard – Tzipi Livni – ancienne du Mossad ayant occupé différents postes ministériels sous Sharon et Olmert4. La présence du Mossad dans quatre des six gouvernorats du Kurdistan (As-Sulaymaniya, Erbil, Duhouk et Halabja) est une vieille histoire qui remonte aux années 1970, lorsque Saddam Hussein signait avec les deux partis autonomistes, le PDK et l’UPK, un accord relatif à un statut d’autonomie du Kurdistan irakien. La révolution islamique d’Iran de 1979 devait renforcer la présence des barbouzes israéliennes, de même que l’invasion anglo-américaine du printemps 2003. Plusieurs services européens de renseignement suspectent alors le Mossad d’avoir favorisé l’installation d’Abou Moussab al-Zarqaoui au Kurdistan d’Irak. Responsable d’Al-Qaïda en Irak, puis précurseur de l’organisation État islamique (Dae’ch), il aurait bénéficié de la logistique du service israélien, afin de déstabiliser l’Irak en ciblant prioritairement des chiites... tout en attisant des groupes armés dans le Kurdistan d’Iran.
Pour Israël, un Kurdistan irakien indépendant lui étant acquis, pourrait permettre de contrer l’influence du « croissant chi’ite » – allant de Téhéran à Beyrouth, en passant par l’Irak et la Syrie – tant redouté. Concernant l’enjeu énergétique, il faut rappeler que près de 40 % des réserves de brut d’Irak se trouvent dans la province de Kirkouk, zone grise entre Bagdad et Erbil. D’après un article du Financial Times britannique de 2015, il est rappelé qu’Israël importe plus de 75 % de son pétrole du Kurdistan irakien. Les investissements israéliens sont donc considérables au Kurdistan, non seulement dans le domaine militaire, mais également dans ceux de la communication, de la construction et de l’énergie.
Toujours est-il que la mission Kouchner a vite tourné à l’affaire Tournesol, notamment en raison du tempérament sanguin de l’ancien médecin qui a toujours eu le plus grand mal à contrôler ses nerfs. Ayant séjourné, avec dame Ockrent au « Classy-Hotel-Erbil » (dans le quartier chrétien historique de Ankawa, dans la banlieue d’Erbil) du 6 au 9 mai derniers, il a multiplié les esclandres publics sous prétexte que sa chambre n’était pas suffisamment kouchnérienne pour le couple Thénardier... Chaque fois, dame Christine a réussi à le retenir par la manche, évitant au couple que l’affaire ne prenne plus d’importance. Pour une mission secrète, c’était réussie ! Saurons-nous un jour combien d’euros aura coûté au contribuable français cette pantalonnade ?
Gêne palpable aussi chez les accompagnateurs – plusieurs experts de la Direction ANMO (Afrique du Nord/Moyen-Orient) du Quai, qui – eux-aussi – se déclaraient très insatisfaits de leur séjour, mais pour des raisons professionnelles. Du côté de l’ambassade de France à Bagdad (qui fait un excellent travail), on enregistre le même embarras face à cette « mission » qui « n’aura en rien contribué à éclaircir l’approche française de l’Irak et la stratégie régionale du Quai que personne ne comprend », dixit un diplomate européen en poste à Bagdad ! Autre exception française : le consul général de France à Erbil, qui fait tout son possible pour entretenir les meilleures relations possibles avec le PDK – va souvent jusqu’à contredire les efforts construits de l’ambassade de France à Bagdad...
Toujours est-il qu’en dépit de la dernière « mission Kouchner » et de l’introuvable stratégie française pour la région, l’une des questions centrales continue toujours de s’agréger autour de la présence militaire américaine en Irak et dans le nord du pays : environ 30 000 (forces spéciales, contractors et autre conseillers), selon les connaisseurs. Et cette présence pèserait d’un poids certain dans le bras de fer engagé actuellement contre l’Iran dans le golfe persique.
POST SCRIPTUM : ENCORE BRAVO A ERIC CHEVALLIER !
Quelques jours suivant les éclats Erbilo-hôteliers de Bernard, un autre Kouchnérien historique a commis une grosse bourde. En effet, le directeur du Centre de crise et de soutien (CDCS) du Quai d’Orsay – Eric Chevallier – ancien ambassadeur de France – en ligne droite – de Syrie au Qatar (cela ne s’invente pas !) est allé récupérer une quinzaine de gosses de jihadistes français en Syrie, dans une zone aux mains des Kurdes. Tout content, il pose sur la photo, entouré d’une solide délégation du PKK (le Parti des travailleurs du Kurdistan). A l’évidence, l’ancien médecin Chevallier – comme son mentor Bernard Kouchner qui en a fait un ministre plénipotentiaire en carton – ne sait visiblement pas que le PKK est inscrit sur la liste européenne des organisations terroristes ! Immédiatement, la photo fait le tour des réseaux numériques en passant – bien-sûr – par Ankara.
Sans surprise : quelques jours plus tard, Eric Chevallier qui devait faire halte en Turquie, s’est fait traiter de tous les noms d’oiseaux par la presse d’Erdogan. Et l’ambassadeur de France à Ankara s’est proprement fait engueuler par le ministère turc des Affaires étrangères. L’ambassadeur français « thématique », en charge de la Syrie (dont on a oublié le nom parce qu’il a disparu de la circulation, quasiment dès le lendemain de sa nomination) n’en a pas pour autant réapparu... Que la diplomatie est un métier difficile. Et il ne suffit pas d’avoir été un copain des French Doctors pour en manifester spontanément toutes les aptitudes...
Richard Labévière
Notes
1 Pierre Péan : Le Monde selon K – Une biographie critique de Bernard Kouchner. Editions Fayard, mars 2009.
2 Adil Abd al-Mahdi est né en 1942 à Bagdad. Il est Premier ministre de l’Irak depuis le 25 octobre 2018. Jusqu’en 2017, il a été membre du puissant parti chiite du Conseil islamique irakien suprême (SIIC). Longtemps basé dans l’Iran voisin, cette formation s’est opposée à une administration américaine de l’Irak tout en maintenant des liens suivis avec des groupes soutenus par Washington qui se sont opposés à Saddam Hussein, notamment des Kurdes et le Congrès national irakien. Il a été l’un des vice-présidents de la République, avec Tareq al-Hachemi, de la mise en place de l’État irakien qui a suivi les élections de janvier 2005 jusqu’en 2011. Il a été aussi ministre du Pétrole de septembre 2014 à mars 2016. Francophile, il entretient les meilleures relations avec Paris.
3 Richard Labévière : « Kouchner, Israël et l’indépendance des Kurdes ». Afrique-Asie, 11 octobre 2017.
4 Tzipi Livni a commencé à travailler pour le Mossad dès le début des années 1980 : « J’ai servi pendant quatre ans au sein du Mossad. J’ai également suivi des stages de formation et j’ai été en fonction à l’étranger », a-t-elle déclaré à la radio militaire israélienne. Elle occupa officiellement le poste de conseillère juridique de 1980 à 1984, mais a été, selon le Sunday Times, un agent clé en Europe pour au moins quatre ans, période durant laquelle elle a appartenu au Kidon (« baïonnette » en hébreu : le service action du Mossad). Francophone, elle a été basée à Paris et dirigé ce que l’on appelle une safe house, maison sécurisée servant de base arrière ou de lieu de repli pour ses collègues du Mossad.