[décembre 2014]
J’avais remarqué qu’il y avait trop d’injustice dans le monde. Et je voulais y remédier.
On pourrait me demander : "Quels sont vos axiomes philosophiques pour penser ainsi ?" A quoi je réponds : "Je n’ai pas besoin d’y penser. C’est juste mon tempérament. Et c’est un axiome parce que c’est ainsi." Cela évite d’entrer dans des discussions philosophiques inutiles sur les raisons pour lesquelles je veux faire quelque chose. Je le fais, c’est tout.
En examinant comment les injustices sont provoquées, ce qui tend à les favoriser, et ce qui favorise la justice, j’ai remarqué que les êtres humains sont fondamentalement égaux à eux-mêmes. C’est-à-dire que leurs inclinations et leur tempérament biologique n’ont pas beaucoup évolué depuis des millénaires. La seul marge de manœuvre est la suivante : qu’est-ce qu’ils possèdent et qu’est-ce qu’ils savent ?
Ce qu’ils possèdent – c’est-à-dire les ressources dont ils disposent, la quantité d’énergie qu’ils peuvent exploiter, leurs approvisionnements alimentaires et ainsi de suite – est quelque chose qui est assez difficile à influencer. Mais ce qu’ils savent peut être affecté d’une manière non linéaire parce que lorsqu’une personne transmet de l’information à une autre personne, cette dernière peut la transmettre à son tour à une autre, et à une autre, d’une manière non linéaire [i].
On peut donc toucher un grand nombre de personnes avec une petite quantité d’information. Par conséquent, on peut changer le comportement de nombreuses personnes avec une petite quantité d’information. La question se pose alors de savoir quels types d’informations produiront des comportements justes et décourageront les comportements injustes.
Partout dans le monde, il y a des gens qui peuvent observent une partie de ce qui arrive autour d’eux. Et il y a d’autres personnes qui reçoivent des informations qu’elles n’ont pas observées elles-mêmes. Entre les deux, il y a ceux qui se chargent de faire passer l’information depuis les observateurs jusqu’à ceux qui agiront en fonction de cette information. Ce sont là trois problèmes distincts qui sont liés entre eux.
J’ai senti qu’il était difficile de prendre des observations et de les envoyer de façon efficace dans un système de distribution qui pourrait ensuite transmettre cette information à des gens qui pourraient donner suite. On pourrait penser que des entreprises comme Google, par exemple, remplissent de rôle d’« intermédiaire », qui consiste à transférer l’information de ceux qui la possèdent vers ceux qui la veulent.
Le problème, c’est que la première partie est paralysée, et souvent la dernière aussi, lorsqu’il s’agit d’informations que les gouvernements sont enclins à censurer.
"Les gens ne veulent pas être contraints, ils ne veulent pas être tués."
On peut considérer tout ce processus comme une justice produite par le quatrième pouvoir [ii]. Cette description, qui découle en partie de mon expérience en mécanique quantique, porte sur la circulation de types particuliers d’information qui, au bout du compte, entraîneront certains changements. Le goulot d’étranglement m’a semblé se situer principalement dans l’acquisition d’informations qui pouvaient produire des changements justes.
Dans un contexte de quatrième pouvoir, les personnes qui acquièrent de l’information sont des sources ; les personnes qui travaillent sur l’information et la diffusent sont les journalistes et les éditeurs ; et les personnes qui peuvent agir sur cette information sont nous tous.
C’est une construction de haut niveau. Mais cela se résume à la façon dont vous concevez concrètement un système qui résoudrait ce problème, et pas seulement un système technique, mais un système complet. WikiLeaks a été, et est encore, une tentative – elle est encore très jeune – d’un système global.
Sur le plan technique, notre premier prototype a été conçu dans un contexte très défavorable où la publication était extrêmement difficile et notre seule protection efficace était l’anonymat, où remonter aux sources était difficile (comme c’est encore le cas aujourd’hui dans le secteur de la sécurité nationale), et où nous avions une équipe très réduite mais totalement fiable.
Je dirais que la forme de censure la plus importante, historiquement, a probablement été la censure économique, lorsqu’il n’est tout simplement pas rentable de publier quelque chose parce qu’il n’y a pas de marché pour cela.
Je décris la censure comme une pyramide. Au sommet de la pyramide, il y a les assassinats de journalistes et d’éditeurs. Plus bas, il y a les attaques légales contre les journalistes et les éditeurs. Une attaque judiciaire est simplement une forme de violence différée, qui n’entraîne pas nécessairement un assassinat, mais peut mener à l’incarcération ou à la saisie de biens.
N’oubliez pas que le volume de la pyramide augmente considérablement à mesure que vous descendez vers la base, ce qui signifie que le nombre d’actes de censure augmente également à mesure que l’on descend.
"Nous aurions besoin d’un système de publication où la seule protection serait l’anonymat."
Il y a très peu de gens qui sont assassinés, il y a quelques attaques juridiques publiques contre des individus et des entreprises et, au niveau suivant, il y a énormément d’autocensure. Cette autocensure se produit en partie parce que les gens ne veulent pas gravir les échelons supérieurs de la pyramide – ils ne veulent pas être attaqués par la justice et soumis à la force coercitive, ils ne veulent pas être tués. Ce qui les décourage les gens de prendre certaines initiatives.
Ensuite, il y a d’autres formes d’autocensure motivées par la crainte de passer à côté d’affaires, de passer à côté de promotions. Celles-ci sont d’autant plus importantes qu’elles se situent plus bas dans la pyramide. Tout au bas de l’échelle – là où se situe le plus gros volume – se trouvent tous ceux qui ne savent pas lire, qui n’ont pas accès à l’écrit, qui n’ont pas accès à des moyens de communicationrapides ou qui n’ont pas d’industrie rentable pour les fournir [iii].
Nous avons décidé de nous attaquer aux deux principales sections de cette pyramide de censure : les menaces de violence, et les menaces de violence différées représentées par le système judiciaire. C’est à la fois le cas le plus difficile et le plus facile.
C’est le cas le plus facile parce qu’il est clair quand quelque chose est censurée ou non. C’est aussi le cas le plus facile parce que le volume de censure est relativement faible, même si l’importance par événement peut être très élevée.
Au début, WikiLeaks n’avait pas beaucoup d’amis. Bien sûr, j’ai déjà eu des relations politiques dans d’autres activités, mais nous n’avions pas d’alliés politiques importants et nous n’avions pas un public mondial qui se préoccupait de notre sort. Nous avons donc décidé qu’il nous fallait un système de publication où la seule protection serait l’anonymat. Nous n’avions aucune protection financière, aucune protection juridique et aucune protection politique. Les protections étaient purement techniques.
Ce qui impliquait un système distribué frontalement [iv] avec de nombreux noms de domaine, et une capacité rapide de changer ces noms de domaine [v], un système de cache [vi], et, à l’arrière, un tunnel à travers le réseau Tor vers des serveurs cachés [vii].
Julian Assange
Extrait de When Google Met WikiLeaks de Julian Assange publié par OR Books.
Le récit d’une longue conversation d’Assange avec le directeur de Google, Eric Schmidt, peut être trouvé ici.
Traduction "o tempora, o mores !" par Viktor Dedaj pour le Grand Soir avec probablement toutes les fautes et coquilles habituelles