La vidéo tournée d’un immeuble en hauteur plonge sur une cour de récréation du 19e arrondissement d’où monte un grand cri scandé : « Macron démission ! Macron démission ! ». Ce pouvoir est devenu l’objet du lazzi des enfants. Normalement un régime qui en est là ne connaît plus qu’une forme ou une autre de sursis.
On ne spéculera pas plus que ça sur le sens politique des petits. Davantage sur le degré auquel le pays est imprégné de la détestation du monarque pour que les mioches en aient capté quelque chose. En tout cas, les petites éponges de cour de récré ne se trompent pas : il est haï. Et pour des raisons écrasantes, incontestables, dont la gravité ne cesse d’ailleurs de croître. Dans la série graduée des actes par lesquels un souverain en vient à perdre sa légitimité, le point maximal est atteint quand il prend le parti de constituer sa population en ennemie, et par conséquent de lui faire la guerre. Nous en sommes là, littéralement. Déployer des blindés en ville, équiper les forces de police de fusils à pompe, et même de fusils d’assaut, infliger aux manifestants des blessures... de guerre, c’est bien être en guerre. Du reste, s’il en est à prévoir des plans d’exfiltration des ministres et à prépositionner un hélicoptère pour évacuer l’occupant de l’Élysée, c’est que ce régime lui-même ne s’illusionne pas tout à fait quant à la réalité de ses rapports avec « sa » population.
En vérité, ce pouvoir est symboliquement à terre. Il a franchi un à un tous les seuils du discrédit, et puis ceux du scandale. Il ne lui reste plus que la force armée pour contenir la contestation. Et, pour tenir le reste, celle des répétiteurs médiatiques qui s’acharneront jusqu’au bout à soutenir qu’élu régulièrement, haut la main ajouteront même les plus bêtes ou les plus oublieux des conditions réelles de son élection, il est entièrement « légitime ». Nous apprenons donc de leurs bouches autorisées qu’un dirigeant, pour peu qu’il ait satisfait à une comédie électorale entièrement truquée, peut parfaitement mutiler ses opposants, envisager de leur faire tirer dessus au fusil d’assaut — une image que, pour tout leur récent bon vouloir, les médias n’ont pas encore trouvé le temps de montrer —, s’engager dans des voies juridiques proto-totalitaires, sans que sa « légitimité » soit le moins du monde remise en question.
En vérité, ce pouvoir est symboliquement à terre. Il a franchi un à un tous les seuils du discrédit, et puis ceux du scandale. Il ne lui reste plus que la force armée pour contenir la contestation.
Malheureusement, ces verdicts de légitimité ne valent pas mieux que la légitimité de ces véridicteurs. Or, de ce côté non plus la situation n’est pas fameuse. On n’en finit pas, par exemple, de contempler les étonnants renversements qui conduisent l’éditocratie à trouver horrifiant ici ce qu’elle trouvait admirable là, et réciproquement. « Qu’ils dégagent ! » en Tunisie : magnifique ; « Macron démission ! » : foule haineuse. Place Tahrir : printemps arabe ; Place de l’Étoile : hordes de casseurs. Crémation des statues de Chávez : peuple en lutte ; parodie de guillotine pour Macron : extrémistes violents. Police poutinienne : dictature ; police macronienne : ordre républicain.
À ce sujet, précisément, Bloomberg, organe bien connu pour ses sympathies révolutionnaires, titre ceci : « La réponse de Macron aux “gilets jaunes” fait paraître Poutine modéré en comparaison (1) ». On voit d’ici le tableau sauter dans les têtes de Laurent Joffrin ou Jérôme Fenoglio, les soudures qui se défont, les écoulements de matière cérébrale par les oreilles : comment se peut-il ? Poutine, pourtant le nom propre de la tyrannie ? Macron pire ? C’est impossible. Logiquement, pas un média français n’en parlera. Ordinairement très préoccupés du prestige international de la France, des regrettables dommages que peuvent lui causer d’irresponsables mouvements de grève de fonctionnaires, pas un n’a rapporté la stupéfaction de la presse anglo-saxonne qui observe, médusée, le devenir néofasciste du macronisme. Ni, symétriquement, le fait que le gilet jaune est devenu une sorte de symbole international, adopté par tous ceux qui sont en lutte, où l’on pourrait trouver de quoi nourrir une certaine fierté — question de point de vue, sans doute.
Voilà en tout cas où en sont encore les diseurs de légitimité. Obstinés à maintenir qu’un pouvoir en guerre contre sa population n’en est pas moins tout démocratique. Car c’est là le propre de l’inconséquence médiatique qui, après avoir occulté les violences policières pendant deux mois, se met d’un coup à en parler, d’ailleurs plus sous l’effet de l’emballement mimétique que d’un quelconque retour de conscience, mais pour n’en tirer aucune conclusion substantielle. La « démocratie » fait la guerre au-dedans, elle s’apprête, sous les approbations de l’extrême droite, à passer une loi de musèlement de toute forme de contestation, mais ça ne pose pas le moindre problème de principe. Si bien qu’on peut continuer d’en appeler au « Grand débat » au nom de « la démocratie » même, comme de juste. Pendant que, samedi après samedi, les hôpitaux se remplissent. Et que les tribunaux débordent.
Il s’agit donc maintenant de faire savoir à ce pouvoir qu’il est trop tard, beaucoup trop tard. En fait même, que c’est fini. Pour cette raison toute simple qu’on ne parle pas avec des institutions qui, après avoir fait pendant trois décennies la démonstration constante de leur absolue surdité, sont désormais de fait passées au stade militaire (grenades au TNT, blindés, fusils d’assaut : stade militaire). Et dont on ne voit pas par quel soudain accès de sincérité, elles se seraient miraculeusement converties à « l’écoute ».
On pense au misérable QCM gouvernemental, à ses lignes déjà toutes tracées (« Baisser le taux d’impôt sur les sociétés à 25% », « Rendre la fiscalité du capital comparable à celle des autres pays européens pour stimuler l’investissement, y compris en supprimant l’ISF »), à sa manière toute particulière de poser les questions (« Identifier le type de dépenses publiques à baisser », « Faut-il supprimer certains services publics ? »), bref à cette parfaite ouverture du débat ouvert (2). On pense aussi à ce qu’écrit Éric Vuillard dans sa Guerre des pauvres (il s’agit de la révolte paysanne emmenée par Thomas Müntzer dans l’Allemagne du XVIe siècle) : « C’est alors que le duc Albert de Mansfeld entama des négociations. Il fallait que ça traîne en longueur, afin de démoraliser l’adversaire et de gagner du temps. La négociation est une technique de combat (3) ». Et il faudrait aller « dialoguer » dans ces conditions ?
Pour l’éditorialiste du Monde, la réponse ne fait pas de doute. « L’ultraviolence » de ceux qui veulent « attaquer la République (...), voire renverser le gouvernement (...) est la négation de la tolérance et du débat (...), [l’]ennemie de la démocratie ». Ici la revue de détail est complète : il ne manque pas un recouvrement, pas une escroquerie nominale, pas une fausse position de problème — tout n’est-il pas d’ailleurs joué quand le texte s’intitule « Gilets jaunes : la violence ou le débat » ? Il est vrai qu’il date énormément, du 7 janvier, une éternité, une époque en tout cas où Le Monde ne s’était pas encore aperçu qu’il y avait des violences policières. Ni ne savait comment on organise les « Grands débats ». Au demeurant, maintenant il le sait et, visiblement, ça ne change pas grand-chose à sa manière de concevoir « la tolérance et le débat » — on aura même sous peu l’occasion de mesurer quel degré de pantomime Le Monde est capable d’endosser pour maintenir la fiction de la démocratie (élevé, pressent-on).
En tout cas, nous savons que, dans une tête d’éditorialiste du Monde, la politique ne connaît qu’un état possible : « le débat », à part bien sûr son opposé maléfique : « la violence ». Qu’on doive débattre, soit pour trancher des différences de troisième ordre au milieu des questions écrites par le gouvernement, soit à la rencontre des LBD, ça n’ôte rien, aux yeux du Monde, de sa qualité de débat au « débat ». La « démocratie » a les défenseurs qui lui correspondent exactement.
Hormis la philosophie d’éditorialiste et les scénographes présidentielles aimablement relayées par les chaînes d’information en continu, ça n’est pourtant pas ainsi que les « gilets jaunes » l’entendent. Assez logiquement, les institutions présentes, et celui qui en incarne les tares au plus haut point, récupèrent aujourd’hui la fin de non-recevoir appelées par leurs propres fins de non-recevoir administrées pendant trente ans. On peut autant qu’on veut ripoliner de « démocratie » des institutions sous prétexte qu’elles pratiquent l’élection, et de temps en temps la parlote, sans que cela suffise à en faire des institutions démocratiques.
En fait, les institutions de la surdité organisée finissent toujours par recueillir l’émeute, et c’est dans l’ordre des choses. Un certain philosophe écrit ceci dans un de ses traités politiques : « Les séditions, les guerres, le mépris ou la violation des lois doivent être imputées, c’est certain, non tant à la méchanceté des sujets qu’au régime vicieux de l’État (4) ». Et telle est bien, à l’os, la seule conclusion valide à tirer des événements actuels : ils ont pour cause que le régime de l’État est vicieux.
En fait, les institutions de la surdité organisée finissent toujours par recueillir l’émeute, et c’est dans l’ordre des choses.
Parfois aussi, c’est sous la forme la plus innocente que se laisse découvrir la vérité : un syndicaliste policier, invité de l’émission d’“ Arrêt sur images ” (5), exprime avec une désarmante candeur son désarroi : « Les manifestants ne jouent plus le jeu ». C’est tellement complet, tellement profond, que c’en est vertigineux. En un mot, tout est dévoilé. La pantomime démocratique-sociale, c’était un jeu. Vous faites semblant de demander, nous faisons semblant d’écouter — n’oubliez pas de vous munir de vos merguez, et soyez rentrés pour 18 heures. Incidemment, le syndicaliste policier nous apprend que dans la liste des morts en puissance, on pourrait bien compter, non seulement Macron, les institutions de la Ve République, la presse, mais aussi les confédérations syndicales (au désespoir de leurs bases, souvent admirables) : mortes d’inutilité, pour n’avoir fait trop longtemps que « jouer ». Car voilà la chose enfin dite : Bastille-Nation, c’était un jeu.
Comment s’étonner que, la nullité des médiateurs visible de tous, le jeu de la « médiation » n’ait plus la cote ? Depuis 1995, aucune action revendicative dans la forme réglée de la manifestation n’a rien obtenu — c’est bien plus probablement la part « débordante » du mouvement anti-CPE qui lui a valu son succès. Mobilisation après mobilisation, on a vu monter le « seuil d’écoute » du pouvoir : un million de manifestants, puis un et demi, puis deux, en-dessous de quoi : rien (en fait, au-dessus de quoi, rien non plus). Ce que pour le coup on peut appeler le « minimum syndical » n’a jamais cessé d’être rehaussé. Et les syndicats, qui aiment tant le jeu qu’ils sont prêts à le jouer à n’importe quelle condition, de ramer pour mettre toujours plus de monde dans la rue pour toujours moins de résultat. Une syndicaliste dépitée du SNES admet elle-même : « Depuis la réforme des retraites en 2003, les gens ont intériorisé l’idée que la grève ne servait à rien pour se faire entendre » (6). En effet, dans ces institutions-là, rien ne sert plus à rien pour se faire entendre. Alors, voyons : que reste-t-il pour se faire entendre quand il n’est plus possible de se faire entendre ? — à part la voie des « gilets jaunes ».
De là le policier un peu stupéfait, et ses manifestants qui « ne jouent plus le jeu ». C’est exact : les « gilets jaunes » n’ont plus envie de jouer. Ils ne jouent plus le jeu, pour avoir tout simplement compris cette vérité tautologique que, dans le monde de la surdité institutionnalisée, on ne parle jamais qu’à des murs. Voilà très exactement ce que signifie que « le régime de l’État est vicieux » : délibérément fermé à tout, il ne laisse d’autre alternative que de le souffrir tel quel ou de le renverser. Souffrir : depuis, trente ans, c’est assez. Donc le renverser.
Au stade où nous en sommes, d’ailleurs, il n’est plus seulement question de la surdité des institutions, mais aussi de l’infamie des personnes, qui fait du renversement presque une exigence sanitaire. On dit qu’on connait quelqu’un à ceux dont il fait ses proches. Castaner, Griveaux, Benalla. Benalla, nous commençons à être fixés. Griveaux, on a bien avancé également (7). Non, là c’est Castaner qui fait une percée. « Aucun policier n’a attaqué de “gilets jaunes” », c’était déjà une sorte d’exploit. Ici on se demande : que peut-il se passer dans une tête comme celle de Castaner pour oser ceci quand (normalement) il doit savoir que les réseaux sociaux sont submergés des preuves de son obscénité ? Mais on connait que quelqu’un a atteint le dernier degré de l’ignominie quand ses efforts pour tenter de s’en tirer l’y enfoncent encore davantage : quelques jours après, réflexion faite, « il y a eu des atteintes graves à la vision ». Même France Info, la honte du journalisme, n’osera pas reprendre tels quels les éléments de langage du ministre — il faudra bien parler d’yeux crevés.
On notera que, comme Griveaux, Castaner vient du Parti socialiste. Et c’est comme une sorte de destin historique de la social-démocratie, ou d’une certaine « gauche républicaine », de se rouler dans la honte, depuis Thiers jusqu’à Collomb, en passant par Ebert. Et maintenant Castaner. « On parle de perte d’œil, je préfère ne pas reprendre ce terme-là ». Qu’est-il possible, même à froid, de penser d’un individu comme Castaner ? Qui peut encore lui accorder le moindre respect, à lui, mais aussi à celui qu’il sert, et aux institutions qui maintiennent de tels personnages ?
Yaël Pivet-Braun, la présidente LREM de la commission des lois déclare sur RFI qu’elle « ne croi(t) pas qu’il y ait eu d’abus des forces de l’ordre (8) ». Comment des députés LREM peuvent-ils s’étonner de retrouver murées leurs résidences ou peinturlurées leurs permanences ? Par exemple : vous aviez deux mains, une est arrachée par une grenade qui est une arme de guerre. Là-dessus, vous vous entendez dire qu’il n’y a pas eu d’abus des forces de l’ordre, et même, de TF1, qu’il n’y a aucun blessé grave. Puis Macron ment outrageusement. « Vous êtes le seul pays qui utilise des grenades contre sa population » l’interpellent des étudiants à l’université de Louvain — « Alors là, vous dites n’importe quoi ». Qui niera qu’il y a de quoi avoir des envies de parpaings et de truelle ? — même à une seule main. Et si c’est plutôt votre œil qui a fini dans une poubelle d’hôpital, Castaner préfère ne pas utiliser ce terme-là. On y réfléchit posément, et on se demande : qu’est-ce qu’on peut faire avec ces gens-là ? Y a-t-il quoi que ce soit d’autre à faire que de les chasser ? Peut-être même faudrait-il s’aviser de le faire sans tarder, avant qu’ils n’aient achevé de refermer sur nous un État policier forteresse.
Élu avec un soutien réel d’à peine 10,5 % du corps électoral (9), tenu, par les conditions mêmes du second tour, de se séparer d’une partie de son programme, foulant au pied cet élémentaire devoir moral, portant et la violence sociale et le scandale de l’enrichissement des riches à un point inouï, recevant pour ces textes les plus sinistres l’approbation répétée de l’extrême droite à laquelle il était supposé faire barrage, et désormais en guerre plutôt qu’en marche, Macron est allé trop loin, beaucoup trop loin. Il n’a plus aucun titre à faire valoir pour sa légitimité — à part les proclamations obstinées de l’éditorialisme de service.
Le propre des grands événements politiques, c’est qu’ils sont des leçons de choses — ici, comme une physique de la légitimité, et de ses effondrements. À cet égard, Arendt, s’interrogeant sur le paradoxe qui veut que le mot « révolution » vienne de l’astronomie, où il désigne non pas du tout le changement mais le retour circulaire du même, Arendt, donc, signale qu’il emporte aussi l’idée d’une nécessité irrésistible. C’est une révolte, non sire c’est une révolution indique à Louis que cette fois-ci c’est cuit : ça lui vient dessus avec la force de l’inéluctable, il n’y échappera pas. On a sans doute le devoir intellectuel de se méfier de la résonance en histoire, mais on ne peut pas non plus ne pas être sensible à ses avertissements, et parfois à ses charmes.
À l’époque, déjà, Christophe Barbier ne voyait pas ce qu’on pouvait opposer à la légitimité de Louis XVI puisqu’il avait été installé selon les procédures régulières de la succession dynastique — parfaitement légitimes, ainsi, par conséquent, que le produit de leur opération. Ce que ces gens sont à l’évidence incapables de voir, c’est que la légitimité n’est pas une qualité substantielle. Un temps les institutions sont dites légitimes. Et puis un jour on les regarde sous un autre angle, et on se dit qu’en fait elles ne le sont pas. Alors elles tombent, et toujours de la même manière : sous le poids du scandale.
Il s’en suit, pour les personnages de l’époque, qu’ils viennent prendre une certaine place dans l’Histoire — leur place. Celles de Castaner et de Macron sont en train de s’aménager. Macron va rester dans l’Histoire, c’est désormais acquis. Comme Macron-l’éborgneur, ou Macron-la-grenade. Peut-être Macron-l’hélicoptère. Ce serait souhaitable. Car maintenant, il faut qu’il parte.
Frédéric Lordon