" L’année 1793 ! Cent ans sont passés depuis ce temps auquel les ennemis du peuple travailleur, les tsars, les rois, la noblesse, les princes, les patrons d’usine et tous les autres riches (les capitalistes) ne peuvent songer encore aujourd’hui sans éprouver de la terreur. Leurs âmes tremblent dès que l’on prononce ce mot : l’année 1793 !
Pourquoi cela ? Parce que, dans ces années-là, le peuple travailleur en France, et particulièrement dans sa capitale, Paris, s’est débarrassé pour la première fois du joug multi-séculaire et a entrepris de tenter d’en finir avec l’exploitation et de commencer une vie nouvelle et libre.
« Pour quelle raison ai-je combattu ? Pourquoi ai-je versé mon sang ? » s’interroge le peuple français trompé dans ses espérances. Pour quoi ai-je offert ma poitrine aux balles des soldats du roi ? Seulement pour remplacer un oppresseur par un autre ? Pour arracher le pouvoir et les honneurs à la noblesse et le transmettre à la bourgeoisie ?
Et le peuple de Paris engagea un nouveau combat. Ce fut la deuxième révolution - la révolution populaire -, le 10 août 1792. Ce jour-là, le peuple prit d’assaut le Palais royal et l’Hôtel de ville. La bourgeoisie était du côté du roi, qui, doté d’un pouvoir affaibli, défendait ses intérêts contre ceux du peuple. Cela n’empêcha pas le peuple de renverser le trône. La bourgeoisie tenait l’Hôtel de ville et l’administration municipale d’une main ferme et voulut dominer le peuple avec sa police et la Garde nationale. Cela n’empêcha pas le peuple de prendre d’assaut l’Hôtel de ville, d’en expulser la bourgeoisie et de tenir dans ses mains calleuses l’administration municipale de Paris.
La Commune, s’appuyant sur le peuple révolutionnaire victorieux, obligea la Convention (la nouvelle Assemblée nationale), qui se réunit en septembre 1792 et proclama aussitôt la République, à faire d’importantes concessions. Sans la puissance menaçante de ce peuple, la Convention aurait probablement fait aussi peu de choses que les Assemblées précédentes pour les masses populaires.
Seule la minorité de la Convention, la Montagne (ainsi nommée parce que ses membres occupaient les bancs les plus hauts dans la salle de la Convention), défendait fidèlement la cause du peuple travailleur. Aussi longtemps que les girondins siégèrent à la Convention, ceux de la Montagne ne purent la plupart du temps pratiquement rien faire, car les girondins avaient évidemment toujours la majorité de leur côté
Examinons ce que le peuple travailleur obtint au cours de sa brève période où il exerça un rôle dominant. Les dirigeants du peuple, comme les membres de l’administration municipale et les montagnards souhaitaient ardemment la complète libération économique du peuple. Ils aspiraient sincèrement à la réalisation de l’égalité formelle de tous devant la loi, mais aussi à une réelle égalité économique. Tous leurs discours et tous leurs actes étaient basés sur une idée : dans la république populaire, il ne devrait y avoir ni riches ni pauvres ; la république populaire, cela veut dire que l’État libre bâti sur la souveraineté populaire ne pourrait rester longtemps en place si le peuple, souverain politiquement, se trouvait dépendant des riches et dominé économiquement.
Après tout cela, il est clair que les montagnards, malgré toute leur bonne volonté, étaient incapables de réaliser leur désir ardent : l’égalité économique de tous. Cette aspiration n’était pas réalisable en ce temps-là. En outre, les moyens dont on se servait n’eurent comme effet que de retarder pour une brève période le développement de la constitution du capitalisme, c’est-à-dire la plus grande inégalité économique.
Après la chute de la Commune et de la Montagne, le prolétariat parisien pris par la faim se souleva encore quelques fois contre la Convention , en criant : « Du pain et la Constitution de 1793. » Ce n’étaient toutefois plus que des faibles sursauts d’une flamme révolutionnaire en voie d’extinction. Les forces du prolétariat étaient épuisées ; quant à la conjuration organisée en 1796 par le socialiste Gracchus Babeuf contre le gouvernement d’alors, dans le but d’introduire une constitution socialiste, il fut tout aussi infructueux.
La conjuration de Babeuf n’a pu troubler qu’un instant le calme de la bourgeoisie française repue qui s’enrichissait. Elle avait déjà oublié les « frayeurs de l’an 1793 ». C’est bien elle et non le prolétariat qui a récolté tous les fruits de la Révolution française.
Mais la victoire du prolétariat signifie le triomphe du socialisme, le triomphe de l’égalité et de la liberté de tous. Cette égalité économique, qui était il y a un siècle le grand rêve de quelques idéalistes, prend aujourd’hui forme dans le mouvement ouvrier et dans le mouvement social-démocrate. La devise « Liberté, Égalité, Fraternité » n’était à la l’époque de la grande Révolution française qu’un slogan de parade dans la bouche de la bourgeoisie, et un faible soupir dans la bouche du peuple - ce mot d’ordre est aujourd’hui le cri de guerre menaçant d’une armée de plusieurs millions de travailleurs.
Le jour approche où il prendra corps et deviendra réalité.
En l’an 1793, le peuple de Paris a réussi à détenir le pouvoir entre ses mains pour une courte durée ; mais il a été incapable d’utiliser ce pouvoir pour se libérer économiquement. De nos jours, le prolétariat de tous les pays mène résolument et inlassablement un combat à la fois politique et économique.
Le jour où le prolétariat détiendra le pouvoir politique sera aussi le jour de sa libération économique. "
Signé "K" (pseudonyme de Rosa Luxemburg)
Extraits d’un article paru en juillet 1893 dans la revue polonaise Sprawa Robotnicza (la Cause Ouvrière), éditée à Paris et diffusée clandestinement en Pologne. Rosa Luxemburg en était la principale animatrice. Ce texte, inédit depuis lors, est paru dans le journal l’Humanité du 15 janvier 2009 grâce à l’historien polonais Feliks Tych.