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La « crise des migrants » et le poids des structures

Ce qu’il est convenu d’appeler « la crise des migrants » est un phénomène à multiples facettes, mais il est rarement étudié en profondeur. Le commentaire dominant décrit les flux de population et les dilemmes qu’ils entraînent, mais on se garde bien d’indiquer la puissance des mécanismes qui les produisent. On préfère commenter la conjoncture plutôt qu’analyser les structures. Comme s’il fallait enfouir sa tête dans le sable, le rapport de causalité entre pauvreté et migration est le parent pauvre d’une couverture médiatique de la crise qui privilégie les querelles franco-françaises entre « mondialistes » et « populistes ». Si l’on prend la peine de s’y attarder, pourtant, on voit que cette crise résulte d’un état du monde dont les pays riches sont bénéficiaires, qu’elle est l’effet visible de l’échange inégal et qu’on n’y comprend rien si l’on ignore le poids des structures.

Pour commencer l’analyse, on peut partir d’un paradoxe : curieusement, ceux qui s’indignent de « l’invasion migratoire » sur le sol français ne voient aucun inconvénient à ce que la France soit présente militairement dans onze pays africains et que ses entreprises y fassent la pluie et le beau temps. Cette attitude a quelque chose de fascinant, parce qu’elle traduit une vision du monde où certains jouissent de privilèges dont on se demande s’ils sont déterminés par la race, le climat ou la latitude. Les relations entre la France et ses anciennes colonies africaines, en effet, n’ont rien d’une collaboration idyllique entre des nations souveraines, et l’histoire coloniale a tissé un réseau de dépendances dont les Africains se seraient volontiers passés si on leur avait demandé leur avis avant de les coloniser.

Parce qu’elles relèvent des structures, ces dépendances multiples, contrairement à une certaine doxa néocoloniale, s’exercent toujours au présent. Leur principal effet est de vider de sa substance l’indépendance nationale chèrement acquise lors des combats de la décolonisation. Un pays dont le PIB est inférieur au chiffre d’affaires d’une entreprise française, par exemple, jouit d’une souveraineté nominale, et non d’une souveraineté réelle. Et lorsqu’il faut négocier un contrat d’exploitation minière, l’ancienne métropole exerce une influence exorbitante sur les décisions politiques locales. La France défend ses intérêts, dira-t-on, et c’est bien naturel. Mais la question se pose de savoir si l’influence française est respectueuse des intérêts de ses partenaires. Edouard Philippe en sait quelque chose. Le contrat entre le consortium nucléaire Areva et le gouvernement du Niger a été signé alors qu’il était responsable des relations publiques du groupe. Jugé scandaleusement léonin - au profit d’Areva -, cet accord fut dénoncé par de nombreuses organisations nigériennes et il contribua à l’effervescence qui conduisit à une nouvelle révolte touareg en 2012 dans toute la région sahélienne.

Cette révolte provoqua la décomposition du pouvoir malien jusqu’à un coup d’Etat militaire qui fut le prélude à l’intervention militaire de la France dans le cadre de l’opération Serval, en janvier 2013. Depuis cette date, la présence militaire française au Sahel a généré deux effets pervers : le discrédit de gouvernements locaux incapables d’assurer la sécurité des populations et la croissance exponentielle des attentats terroristes dans toute la région. En théorie, la présence militaire française était censée juguler la terreur. Dans les faits, elle a progressé au même rythme, l’une justifiant l’autre. C’est pourquoi de nombreux Africains se demandent, à juste titre, si l’intervention de la France n’est pas le problème au lieu d’être la solution, et si la terreur n’est pas un alibi justifiant une présence armée qui coïncide étrangement avec de solides intérêts miniers.

Bref, les discours officiels ont beau répéter qu’on n’est plus au temps des colonies, il y a davantage de militaires français en Afrique en 2018 qu’au lendemain des indépendances en 1960. Ce retour à une situation quasi-coloniale passe comme une lettre à la poste dans l’Hexagone. Sa coïncidence avec la crise des migrants a pourtant de quoi laisser perplexe, d’autant qu’elle s’accompagne d’une singulière corrélation que personne n’a relevée : les pays d’Afrique aujourd’hui les plus pauvres sont ceux où l’armée française est la plus présente. Actuellement, la France mène des opérations militaires dans quatre pays africains : le Mali, le Niger, le Tchad et la République centrafricaine. Or trois de ces pays ont l’indice de développement humain (IDH) le plus faible du continent. Il s’élève à 0,352 pour la Centrafrique, 0,353 pour le Niger et 0,396 pour le Tchad. Quant au Mali, avec 0,442, son IDH est supérieur à celui des pays précités, mais il est largement inférieur à celui de la plupart des pays africains.

On rappellera que l’indice du développement humain est un indice synthétique combinant le PIB/habitant, le taux de scolarisation et l’espérance de vie. Inventé pour l’ONU par l’économiste indien Amartya Sen, il permet de mesurer le niveau de développement global d’un pays. A titre d’exemple, l’IDH le plus élevé du continent africain est celui de l’Algérie (0,745), pays qui a conquis sa souveraineté de haute lutte en affrontant l’armée française durant la guerre de libération (1954-1962). A l’opposé, le pays ayant l’IDH le plus faible (0,352) est la République centrafricaine, où l’armée française est omniprésente. Même si la corrélation est frappante, la présence des troupes françaises n’explique pas la pauvreté. Mais les pays africains de l’aire francophone qui ne parviennent pas à décoller, manifestement, sont le terrain de jeu d’une puissance néo-coloniale qui les maintient dans la dépendance et corrompt leurs dirigeants pour en exploiter les ressources minières. La présence militaire française est à la fois le symbole de cette dépendance et l’instrument de sa perpétuation.

Les adversaires de l’accueil des migrants en France - et en Europe - soulignent que ces demandeurs d’asile n’ont rien de réfugiés politiques et qu’ils fuient la misère. Ce n’est pas faux, mais il faut ajouter que la politique des pays européens - dont la France - n’est pas étrangère à cette misère. On sait depuis les travaux du regretté Samir Amin combien les mécanismes de l’échange inégal forgés sous la colonisation ont été cyniquement perpétués au lendemain des indépendances. Qu’il s’agisse de l’extraversion de l’économie des pays du sud - vouée à la mono-exportation de matières premières ou de denrées agricoles - ou de la soumission des Etats au joug impitoyable de la dette publique - dénoncée avec justesse par Thomas Sankara - , ces mécanismes mortifères n’ont pas disparu. Au contraire, ils se sont amplifiés et raffinés avec le temps. Pour le monde développé - et pour la France qui a préservé en Afrique son « pré carré » -, la Côte d’Ivoire est un réservoir de cacao et le Niger un réservoir d’uranium. Le prix de ces marchandises est fixé par les rapports de force internationaux - les fameuses « lois du marché » -, et non par la philanthropie des puissances occidentales, encore moins par les autorités des deux Etats concernés.

Prétendre que les troupes françaises stationnent dans les pays du Sahel pour des motifs chevaleresques - « sauver la démocratie » ou « endiguer l’obscurantisme » - est parfaitement risible. Les dirigeants français se soucient fort peu du sort des milliers d’enfants africains contraints de travailler dans les plantations de cacao pour des planteurs pris à la gorge par des négociants qui imposent, à leur tour, les tarifs exigés par les trois multinationales qui se partagent le marché mondial du chocolat. Ils ne s’inquiètent pas davantage des équilibres fragiles de la société sahélienne où l’exploitation éhontée des gisements d’uranium sur des territoires utilisés par les Touaregs a jeté les ferments de la guerre civile, sans parler des effets catastrophiques de la destruction délibérée de l’État libyen. Les structures de l’échange inégal pèsent sur les populations africaines comme une damnation et les poussent à l’exil pour échapper à la misère. Et c’est en refusant de voir cette réalité aveuglante, en ignorant ce poids des structures héritées de l’ère coloniale, qu’on s’interdit de comprendre les ressorts économiques de la crise des migrants.

Le drame, c’est que ces ressorts économiques, hélas, ne sont pas les seuls. Non seulement les pays du sud subissent les termes de l’échange inégal, mais ils font les frais de l’ingérence étrangère. Le cas le plus flagrant est la Syrie, où une guerre par procuration est orchestrée par les puissances occidentales alliées aux pétromonarchies du Golfe. Avant la guerre, la Syrie était un pays autosuffisant sur le plan alimentaire et en voie d’industrialisation, avec une population éduquée et bénéficiant d’un système de santé moderne. La « stratégie du chaos » y a importé des hordes de mercenaires dont le gouvernement syrien, au bout de huit ans de guerre (2011-2018), parvient à peine à se débarrasser. Destinée à abattre un Etat qui refusait d’obéir, l’intervention impérialiste a condamné à l’exil cinq millions de personnes. En France, ceux qui s’affligent de cet exode massif portent eux-mêmes la responsabilité de l’ingérence qui en est la cause. Avec des variantes, bien entendu : à droite, on s’indigne de l’invasion migratoire ; à gauche, on fait vibrer la corde humanitaire.

Mais la Syrie n’est pas un cas isolé. Les pays où menace la famine sont ceux d’où proviennent la plupart des réfugiés. Or la faim n’est pas une fatalité qui pèserait sur des contrées abandonnées des dieux. Dressée par l’ONU, la liste des pays où la situation alimentaire est la plus critique parle d’elle-même : le Yémen, le Nigéria, le Sud-Soudan. Dans ces pays, c’est l’intervention étrangère qui a provoqué le chaos. La guerre civile et le terrorisme y ont ruiné les structures étatiques, banalisant une violence endémique et provoquant l’exode des populations. Au Yémen, l’agression saoudienne sponsorisée par l’Occident a fait 10 000 morts depuis mars 2015. Elle a déclenché une monstrueuse épidémie de choléra et elle menace de famine 8 millions de personnes. Ce désastre humanitaire sans précédent n’a rien d’une catastrophe naturelle : comme le drame syrien, c’est une co-production des puissances occidentales et des pétromonarchies du Golfe.

Au Nigéria, la situation chaotique dans laquelle est plongé le nord-est du pays gangrène toute la région. Des millions de personnes, fuyant les violences du groupe Boko Haram, s’entassent dans des camps de réfugiés. Alimenté par la propagande saoudienne, le terrorisme défie cet Etat, le plus peuplé du continent, qui comptera 440 millions d’habitants en 2050. Depuis la calamiteuse destruction de la Libye par l’OTAN, l’Afrique sub-saharienne - incluant le Mali, le Niger, le Tchad et la République centrafricaine - est le terrain de chasse préféré des djihadistes. Au Sud-Soudan, la proclamation de l’indépendance, en 2011, a débouché sur une guerre civile où deux camps rivaux se disputent le contrôle des richesses énergétiques. Cet Etat sécessionniste enclavé, coupé du Nord auquel l’opposa une interminable guerre civile, est le fruit de la stratégie américaine dans la région. Cette création artificielle visait à contrecarrer l’influence du Soudan, inscrit par Washington sur la liste des « Etats voyous ». Aujourd’hui, le Sud-Soudan est un champ de ruines : des dizaines de milliers de morts, trois millions de réfugiés, cinq millions de personnes qui souffrent de malnutrition.

Pour compléter ce sinistre tableau, il faudrait ajouter, bien entendu, le résultat catastrophique des invasions de la Somalie (1992), de l’Afghanistan (2001) et de l’Irak (2003) par les troupes de l’oncle Sam, avec leur moisson de massacres et de destructions à grande échelle au nom de la « démocratie » et des « droits l’homme ». Il faudrait aussi dresser le bilan des embargos meurtriers décrétés par un Occident vassalisé par Washington contre des pays qui refusent de lui obéir, de Cuba à l’Irak, de la Syrie à l’Iran et au Vénézuéla. L’embargo, c’est l’arme des riches contre les pauvres, l’instrument cynique des pays développés qui interdisent aux autres de se développer à leur tour en les coupant des circuits commerciaux et financiers internationaux. Avec la destruction par voie militaire et la déstabilisation par la terreur importée, l’étranglement économique par l’embargo est la troisième arme figurant dans la panoplie de l’ingérence occidentale. Les milliers de Vénézuéliens qui fuient aujourd’hui leur pays agressé par les puissances occidentales avec la complicité de la bourgeoisie locale sont les dernières en date des victimes de cette guerre économique menée par les dirigeants des pays riches contre les populations des pays pauvres.

Il suffit de regarder une carte pour voir que l’exode des miséreux de la planète est le fruit amer des politiques occidentales. La « crise des migrants » dont se repaissent les médias est une co-production à laquelle participent trois séries d’acteurs : les prédateurs néo-coloniaux des pays d’accueil, les élites corrompues des pays d’origine et les mafias esclavagistes des pays de transit. Aucune explication mono-causale ne pourra exonérer les uns ou les autres de leur responsabilité. Mais tant que sévira l’échange inégal, le poids des structures contribuera à creuser l’écart entre les riches et les pauvres. On préfère généralement ignorer la partie immergée de l’iceberg, mais il serait temps de s’y intéresser. Les migrants sont les laissés-pour-compte d’un monde inégal, et la seule solution au problème est de faire en sorte qu’il le soit de moins en moins. La crise migratoire est un signal d’alarme. Elle rappelle l’urgence du développement pour des pays qui sont à la traîne parce qu’ils sont mal gouvernés, parce que les pays riches en pillent les ressources et parce qu’ils n’exercent qu’une souveraineté factice. La Chine, l’Inde, de nombreux pays d’Asie s’en sortent, au contraire, parce qu’ils ont rompu les chaînes de la dépendance.

En Europe, ni le rejet des migrants dont une certaine droite a fait son fonds de commerce, ni leur accueil à bras ouverts revendiqué par la gauche humanitaire ne constituent une solution au problème. L’idéologie identitaire et l’idéologie humanitaire sont les deux faces du dieu Janus, et elles expriment un aveuglement gémellaire. Elles se confortent mutuellement, nourrissant une surenchère stérile qui conduit tout le monde dans l’impasse. L’affrontement médiatique entre « mondialistes » et « populistes » est un théâtre d’ombres destiné à masquer les véritables enjeux de la crise et à occulter le poids des structures. Les identitaires ignorent les causes de l’inégalité du monde, tandis que les humanitaires ne voient pas qu’ils se contentent d’en gérer les effets. Or une addition de vues partielles permet rarement d’y voir clair, et il est vraiment urgent de dépasser cette fausse alternative.

Contre ce double aveuglement, il faut rappeler la formule de Spinoza : « Ni rire, ni pleurer, mais comprendre ». Pas plus que l’égoïsme, la compassion ne fait comprendre ce qui se déroule sous nos yeux. Stimulée par l’aiguillon de la misère, l’immigration de masse n’est dans l’intérêt de personne. Ce n’est ni une chance ni une calamité, mais un problème dont le Nord et le sud sont co-responsables, et qu’il faut affronter en cessant d’en ignorer les causes. La question du sauvetage des naufragés ne devrait même pas se poser, tant la réponse est évidente. Mais l’éthique de la responsabilité doit relayer l’éthique de la conviction. La meilleure chose qu’on puisse souhaiter à ceux qui traversent la Méditerranée en cédant au mirage occidental est de contribuer au développement de leur pays. On sait très bien quels intérêts sert le discours sans-frontiériste : ceux qui exigent l’accueil massif des migrants entendent bénéficier grassement de l’échange inégal avec les pays du sud. Le patronat allemand, pour ne citer que lui, se réjouit de l’arrivée d’une main d’œuvre malléable qui constitue, selon la formule de Marx, « l’armée de réserve du capital ».

Non que la société idéale soit une société close et que la fermeture des frontières soit une solution au problème. Mais la souveraineté ne se monnaye pas. L’aspiration d’un Etat à conserver le contrôle de ses frontières est parfaitement légitime, et c’est d’ailleurs ce que font tous les Etats, sauf ceux de l’Union européenne qui ont accepté dans le cadre de « l’espace Schengen » de repousser ce contrôle aux frontières extérieures de l’Union - contradiction aujourd’hui devenue explosive, et dont il n’est pas sûr que l’UE sorte indemne. On ne peut s’en tirer à bon compte en stigmatisant ceux qui, en Italie ou en Hongrie, ont décidé de restreindre l’accès au territoire national. Comme disait Aristote, « on ne va pas tout de même pas délibérer pour administrer les affaires des Scythes », ce peuple lointain à qui les Grecs auraient trouvé ridicule de vouloir imposer quoi que ce soit. Lorsqu’on est pour la souveraineté, il faut l’être jusqu’au bout, et admettre qu’un Etat décide de ses affaires à sa façon, même si ce n’est pas la nôtre. Que chacun assume ses responsabilités, et les vaches seront bien gardées. Ce n’est pas l’Italie qui a décidé de détruire la Libye, ni de soutenir les terroristes en Syrie. La crise des migrants est le miroir des turpitudes occidentales, mais il faut reconnaître que Paris, Londres et Washington se taillent la part du lion. « Nos guerres, leurs morts », dit-on, et ce n’est pas faux. « Nos guerres, leurs réfugiés », faudrait-il ajouter. Ou mieux encore : « Nos guerres, nos réfugiés », car c’est chez nous qu’ils viennent dans le vain espoir d’un avenir meilleur.

Bruno GUIGUE

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