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Le chauffeur sans ses bus (chronique d’en bas nº7)

Il est juché sur le toit d’un chicken bus, ces vieux bus scolaires jaunes si typiques des Etats-Unis. Derrière lui, des dizaines de bus similaires sont soigneusement alignés, jusqu’à l’arche de Carabobo, au loin. La photo est parfaite. Une communication méticuleuse et étudiée.

Le gouverneur de l’Etat du Carabobo, Rafael Lacava, vocifère avec sa gouaille habituelle : « Je vous avais bien dit que je ne vous laisserais pas seul, Peuple de Carabobo, voici une solution à court terme pour mettre fin au sabotage, et à cette guerre que l’on nous fait. Nous appellerons cette compagnie publique de bus, le TransDracula »
La vidéo, postée sur le compte Twitter du gouverneur, se reproduit plus vite qu’une trainée de poudre allumée. Elle devient rapidement l’objet de tous les commentaires. Ce matin, en face de l’arrêt de métro Bellas Artes, je m’achète un tequeño, ces beignets au fromage fort prisés au petit-déjeuner. Plusieurs personnes font de même et discutent, devant le petit stand de vente, du show de Lacava et de ces chicken bus.

« C’est pas possible que l’on considère ça comme une solution.
 Il a dit que c’était à court terme. Au moins, il se bouge le cul.
 Il est vulgaire ce type. On ne se conduit pas comme ça quand on est gouverneur.
 Et alors, du moment qu’il me met un bus à disposition, il peut bien faire son annonce à poil, je m’en tamponne.

La discussion est plutôt amusante, mais elle est surtout révélatrice du malaise ambiant autour du thème des transports publics.

A cinquante mètres de là, en face de la bouche de métro, une longue file d’attente s’est formée le long de l’avenue Mexico, une des artères importantes de Caracas. C’est l’arrêt de plusieurs lignes de transports privés. Des dizaines de personnes attendent un microbus pour atteindre leur lieu de travail ou rentrer chez eux. En plus de l’attente, l’achat du ticket doit se faire en liquide. Les billets de banques étant rares, cet unique moyen de paiement joint le nuisible au désagréable. Et surtout, le prix du ticket de bus suit les aléas de la spéculation contre la monnaie nationale, et augmente constamment.

Charilin me rejoint. Nous allons vers le centre historique de la ville.
« On prend le métro, me demande-t-elle ? Il est gratuit, tout comme les Metrobus, le système public d’autobus.
 Non, répondis-je. Nous sommes à deux stations. Il fait beau, je ne suis pas pressé. On va y aller à pied.

Nous nous engouffrons dans les rues de la Candelaria. Contrairement aux années passées, nous ne sommes plus une seule poignée de sportifs et d’intrépides. Un flot continu arpente désormais les trottoirs, comme dans n’importe quelles métropoles occidentales. Mais ne nous y trompons pas. Cette ressemblance est surtout due à l’architecture du quartier où nous nous trouvons, encore partiellement hérité du colonialisme espagnol.

Au delà de leur centre historique, la majorité des villes, y compris Caracas, a adopté un environnement urbain dans lequel l’usage d’un transport motorisé est indispensable. De grandes avenues interminables laissent place à des autoroutes nichées au cœur des villes. Le piéton a été sacrifié sur l’autel de l’automobile. Le prix de l’essence aidant, les Vénézuéliens des centres urbains avaient coutume de prendre la voiture pour faire deux cents mètres.

Avant la Révolution bolivarienne, toutes les villes du Venezuela ne pouvaient compter que sur des services privés de transport en commun. Mis à part la capitale Caracas, qui disposait de deux lignes de transport souterrain et d’un système de bus public, les Metrobus, dont les lignes convergent vers les stations de métro. Ce fut sous l’impulsion d’Hugo Chávez que s’est construit le métro de Valencia, celui de Maracaibo, les trolleybus de Merida, Barquisimeto, et de Caracas, ainsi que la massification des lignes de transports publics dans le pays. Sans oublier les télécabines construites pour atteindre les hauteurs des barrios ou encore les trains qui relient la capitale à sa banlieue. Le service public de transport est avant tout une réalisation du chavisme.

Au Venezuela, avec son essence presque gratuite, la bagnole a toujours régné en maître. Au milieu des années 2000, le pays avait même rénové une partie de son parc automobile en exemptant de TVA certaines marques de véhicules (1) .

La marche à pied n’a jamais été une variable réellement prise en compte dans les différents plans d’aménagements urbanistiques. En conséquence, une grande partie de l’espace public était accaparé par les vagabonds ou les voyous (2) , ce qui n’incitait guère à laisser sa voiture au garage. Avec la diminution du nombre de transports en commun, la marche n’est plus optionnelle, elle est devenue une nécessité.

Cette récupération forcée de l’espace public par les piétons ne se fait pas sans heurts. Une population majoritaire a surgit sur un territoire jadis abandonné aux délinquants. De nombreux vols ont été à déplorer, mais de nouvelles revendications ont surgit de la population comme la réfection des trottoirs et l’éclairage public. Préoccupations nouvelles adaptés à un nouveau type de comportement urbain.

Avec Charilin, nous continuons notre marche matinale direction la Plaza Bolivar. Immanquablement, le sujet revient sur le gouverneur de Carabobo et sur les problèmes liés au transport urbains.
« Tu te rappelles quand je t’ai parlé des Guarimbas et du coup d’Etat avorté de 2017 ? (3) .
 Oui, bien sur. Quelle horreur.
 Et bien, figure-toi, que les années précédentes, le gouvernement avait renforcé, dans plusieurs villes du pays, son service public de transports : les fameux Metrobus. Non seulement, il avait importé de nombreux autobus, mais en plus, une usine d’assemblage de bus chinois Yutong avait été inaugurée dans l’Etat de Yaracuy.
 Quel rapport avec les guarimbas ?
 Durant les trois mois de violence intense que nous avons vécu, plus de 600 bus appartenant au service public ont été détruits ou incendiés. Ce qui est étrange, c’est que dans le même temps, aucun bus privé n’a été endommagé. Les « manifestants pacifiques » ne frappaient pas au hasard.
 De là à dire que les entreprises privées de transport aient pu participé à ce ravage pour éliminer un concurrent, il n’y a qu’un pas.
 Oui, c’est sûr. Mais, ne tombons pas dans le complotisme. Il y a suffisamment de conspiration et de complots au Venezuela pour en rajouter un, me répond-elle dans un grand sourire qui la fait cligner de l’œil. Toujours est-il que symboliquement, c’était évidemment l’effet recherché. Rappelle-toi que Nicolas [Maduro] est un ancien chauffeur de Metrobus.
 Oui, il y avait clairement la volonté de laisser le chauffeur sans ses bus. Tout un symbole.

Une délinquante, rebaptisée « manifestante pacifique » par le système médiatique pose près d’un bus, de la compagnie publique, qu’elle a incendié.

Nous arrivons devant la Plaza Candelaria. Devant l’église, de nombreuses personnes font des exercices de musculation sur des installations mises en place par la mairie. Ce quartier commerçant fourmille de monde, nous continuons notre chemin en prenant l’avenue Urdaneta, au bout de laquelle se trouve Miraflores, le palais présidentiel.

« Le problème des transports vient en partie du manque de pièces détachées. Nous importons la moitié de ce que nous utilisons, pour la plupart provenant de pays qui se sont alignés sur le blocus décrété par les Etats-Unis (4) . Il est donc devenu difficile ou très cher de se les procurer. Du coup, il y a moins de voitures en circulation, et moins de transports en commun. Regarde : même la circulation sur l’avenue Urdaneta est plutôt fluide ».

Bien conscient du problème de transport, je me lance tout de même dans le sarcasme.
« Il y a quelques années tout le monde se plaignait des embouteillages à Caracas. Visiblement ce problème a été résolu, non ?
Charilin rit jaune. L’humour cynique est un trait culturel que tous les peuples ne partagent pas. Avec les Français, les Argentins excellent en la matière. Mais ce n’est pas le cas au Venezuela. Mon amie me répond :

« Entre le blocus et la manipulation du taux de change, beaucoup de personne ne peuvent plus utiliser leur voiture ou alors en font un usage plus réservé. Quant au service privé de transport en commun, il y en a moitié moins. Du coup, le métro et les Metrobus, qui sont gratuits, sont tout le temps bondés. Et c’est pire en province, où il n’y a pas de transport public. Dans certaines villes, les mafias privées du transport utilisent des pick up ou des camions de transport de marchandise, aménagés ou non. L’armée a même du se substituer au secteur privé défaillant pour emmener les gens à destination dans leur camions ».

Elle s’arrête de parler et me demande : « Au fait, tu as mangé ce matin ? »
 Oui, j’ai pris un tequeño dans la rue en t’attendant, à Bellas Artes.
 Laisse-moi m’acheter un empanada. Je n’ai pas eu le temps de prendre un petit-déjeuner.

Nous entrons dans une cafétéria située sur l’avenue. Nous sommes les seuls clients à cette heure. Vite servie, Charilin mange debout devant le présentoir. Entre deux bouchées et une gorgée de malta (5) , elle continue la discussion.
« Le gouvernement a longtemps financé le secteur privé du transport. Mais pour la plupart d’entre eux, ils en veulent toujours plus. Pendant les élections présidentielles du 20 mai, de nombreux microbus ont fait grève pour empêcher les gens d’aller voter. En plus, avec l’augmentation des tarifs, les gens ne les supportent plus.
 C’est peut-être le moment de créer un vrai système public de transport au niveau national. Pourquoi le gouvernement n’inonde-t-il pas le pays de lignes de bus ?
 Parce que ce sont des incompétents » nous crie le serveur, qui écoutait discrètement la conversation derrière la caisse enregistreuse.
Au Venezuela, mieux vaut être discret lorsque l’on parle de politique, car votre voisin n’hésitera pas à s’immiscer gentiment dans votre conversation, et à la faire sienne. Nous tempérons les propos du jeune homme qui continue pourtant.
« Je viens de La Guaira, sur le littoral. Là-bas, il y a un cimetière de bus Yutong. Pourquoi ne les remettent-ils pas en état, les gens du gouvernement ? Et ce n’est pas le seul cas ».

Sur ce point, force est de reconnaître que la préoccupation est réelle.
« Oui, c’est vrai, dis-je en acquiesçant. L’autre jour, j’ai vu une cinquantaine de bus stationnés sur un parking à La Carlota, la base aérienne qui se trouve au cœur de la ville de Caracas. Espérons que le gouvernement remette rapidement toute cette flotte en marche, ça résoudrait une grande partie du problème de transport.
 C’est le moment, renchérit Charilin, en plus, personne ne prendrait la défense des mafias privées du transport. Tout le monde a la rage contre elles à cause des files d’attente et des augmentations incontrôlées du prix du ticket.

Le petit-déjeuner terminé, nous reprenons notre chemin. En marche. Et ce n’est pas une métaphore.

Romain MIGUS

Prochain épisode : Attaques sur les services publics

Notes
(1) Voir Romain Migus & Ernesto J. Navarro, “Le Communisme de Chávez est en train de nous tuer, Venezuela en Vivo, 23/07/2006, https://www.romainmigus.info/2013/06/le-communisme-de-chavez-est-en-train-de.html
(2) Pour ceux que le thème intéresse, nous ne saurions que trop recommander la lecture de la thèse doctorale de Julien Rebotier, “Les territorialités du risque urbain à Caracas. Les implications d’un construit socio-spatial dans une métropole d’Amérique latine”, Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, 2009. Disponible en ligne sur https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00355850/file/These_Rebotier_Soutenue.pdf
(3) Pour connaître Charilin et découvrir les terribles témoignages des guarimbas, voir notre chronique précédente, “2016-2017. Le calme après la tempête (Chronique d’en bas numéro 2)”, Venezuela en Vivo, 21/07/2018, https://www.romainmigus.info/2018/07/2016-et-2017-le-calme-apres-la-tempete.html
(4) Voir Pasqualina Curcio, “Blocus criminel contre le Venezuela”, Le Grand Soir, 09/04/2018, https://www.legrandsoir.info/blocus-criminel-contre-le-venezuela-ultimas-noticias.html
(5) Boisson gazeuse sans alcool préparée à base de malt, très prisée au Venezuela ou en Colombie.

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