Le mois de mai dernier, alors que le président Obama se rendait en Argentine pour se réunir avec le nouveau président, Mauricio Macri, ses apparitions publiques ont été tourmentées par des manifestants qui ont bruyamment demandé des explications, ainsi que des excuses, au sujet des pratiques étasuniennes, passées et actuelles. Il existe peu de pays en Occident où l’antiaméricanisme s’exprime aussi vigoureusement qu’en Argentine, où une culture très politisée de la plainte a évolué vers une situation dans laquelle de nombreux problèmes du pays sont reprochés aux Etats-Unis. Il existe à gauche, tout particulièrement, une rancune persistante à cause du soutien octroyé par le gouvernement des Etats-Unis à l’aile droite militaire Argentine, qui a pris le pouvoir en mars 1976 et a instauré une "Guerre sale" contre la gauche, causant la mort de milliers de vies durant les sept années qui suivirent.
La visite d’Obama a coïncidé avec le quarantième anniversaire du coup d’État. Il a précisément rendu hommage aux victimes de la Guerre sale en visitant un sanctuaire construit en leur honneur dans la périphérie de Buenos Aires. Lors d’un discours prononcé à cet endroit, Obama a reconnu ce qu’il a appelé le "péché par omission américain", mais sans aller jusqu’à présenter de véritables excuses. "Les démocraties doivent avoir le courage de reconnaître lorsqu’elles ne sont pas à la hauteur des principes qu’elles proclament, (...) et nous avons été trop lents à parler franchement de la question des droits de l’homme, et ce fut le cas ici."
Durant la période préparatoire du voyage d’Obama, Susan Rice, la conseillère pour la sécurité nationale du président, avait annoncé l’intention du gouvernement de déclassifier des milliers de documents de l’armée étasunienne et des services secrets appartenant à cette période tumultueuse de l’histoire Argentine. Un geste de bonne volonté dans le but de souligner les efforts en cours mis en place par Obama pour changer la dynamique des relations entre les Etats-Unis et l’Amérique latine – "pour enterrer les derniers vestiges de la Guerre Froide", comme il l’avait signalé à La Havane lors de ce même voyage.
La semaine dernière, une première tranche de ces documents déclassifiés a été publiée. Les documents révèlent que des fonctionnaires de la Maison Blanche et du Département d’Etat étaient très au fait du caractère sanguinaire de l’armée argentine, et que certains de ces fonctionnaires étaient horrifiés par ce qu’ils savaient. D’autres, tout particulièrement Henry Kissinger, ne l’étaient pas du tout. Dans un câble de 1978, l’ambassadeur étasunien, Raul Castro, écrit à propos d’une visite de Kissinger à Buenos Aires, où il était reçu en tant qu’invité du dictateur, Jorge Rafael Videla, alors que le pays recevait la Coupe du Monde : "Mon unique préoccupation est que le concert intarissable d’éloges de Kissinger au sujet des mesures prises par l’Argentine pour éradiquer le terrorisme ne soit trop monté à la tête de ses hôtes", écrivit Castro. L’ambassadeur poursuivit anxieusement : "Nous courons le risque que l’Argentine utilise les éloges de Kissinger comme justification pour durcir sa position vis-à-vis des droits de l’homme."
Les dernières révélations dévoilent le portrait d’un Kissinger qui a agi comme l’incitateur impitoyable, pour ne pas dire co-conspirateur actif, des régimes militaires latino-américains impliqués dans des crimes de guerre. Des documents déclassifiés antérieurement, sous l’administration Clinton, avaient déjà prouvé que Kissinger, non seulement était au courant des agissements des militaires, mais aussi qu’il les avait activement encouragés. Deux jours après le coup d’Etat en Argentine, Kissinger est briefé par son Secrétaire d’Etat assistant pour les affaires Inter-Américaines, William Rogers, qui le prévient : "Je pense qu’il faut s’attendre à pas mal de répression, probablement à une bonne dose de sang, d’ici peu en Argentine. Je pense qu’ils vont devoir s’en prendre très durement non seulement aux terroristes mais aussi aux dissidents des syndicats et des partis opposants." Ce à quoi Kissinger répond, "Quelles que soient les risques qu’ils encourent, ils auront besoin d’un peu d’encouragement... et je veux vraiment les encourager. Je ne veux pas leur donner l’impression qu’ils ont les Etats-Unis sur le dos."
Sous la direction de Kissinger, il est certain que [les militaires] n’étaient pas tourmentés. Juste après le coup d’Etat, Kissinger a envoyé son soutien aux généraux et a renforcé ce message en approuvant un ensemble de mesures d’assistance sécuritaire américaine. Durant une réunion avec le Ministre argentin des Affaires étrangères, deux mois plus tard, Kissinger lui conseilla en clignant de l’œil, d’après le mémo de la conversation archivé, "Nous sommes conscients de la période difficile que vous traversez. Ce sont des temps étranges, où les activités politiques, criminelles et terroristes tendent à se rejoindre sans séparation claire. Nous comprenons que vous deviez rétablir votre autorité. .. S’il y a des choses à faire, vous devriez les faire rapidement."
Les forces militaires argentines ont fait un coup d’Etat afin d’étendre et d’institutionnaliser une guerre qui était déjà en cours contre les guérillas de gauche et leurs sympathisants. Ils appelèrent cette campagne le Processus de Réorganisation Nationale, ou plus simplement "le processus". Durant la Sale guerre, nous le savons bien aujourd’hui, jusqu’à 30 000 personnes ont été enlevées, torturées et exécutées par les forces de sécurité. Des centaines de suspects ont été enterrés anonymement dans des fosses communes, des milliers d’autres furent déshabillés, drogués, embarqués dans des avions militaire et lancés en plein vol à la mer, vivants. Le terme "los desaparecidos " – "les disparus" – est depuis devenu un apport de l’Argentine au vocabulaire de l’humanité.
Pendant la période du coup d’Etat, Gerald Ford était le président intérimaire des Etats-Unis et Henry Kissinger avait la double fonction de Secrétaire d’Etat et conseiller pour la Sécurité nationale, postes qu’il avait déjà occupé pendant l’administration de Nixon. Immédiatement après les événements en Argentine, suite aux recommandations de Kissinger, le Congrès des États-Unis a approuvé la demande d’assistance en matière de sécurité de la junte pour un montant de 50 millions de dollars, auxquels se sont ajoutés 30 millions de dollars avant la fin de cette même année. Des programmes d’entraînement militaires et des ventes d’avion pour une valeur de plusieurs centaines de millions de dollars ont aussi été autorisés. En 1978, après un an de présidence de Jimmy Carter, les inquiétudes en matière de violations des droits de l’homme ont mis fin à l’aide étasunienne. Plus tard, la nouvelle administration a cherché à écarter la junte militaire de toute assistance financière internationale. Néanmoins, ces restrictions ont été annulées avec l’arrivée de Reagan à la Maison-Blanche, début 1981.
Dans les faits, Kissinger n’a jamais été inquiété pour ses actions au Chili, où des milliers de personnes ont été assassinées par les hommes de main de Pinochet, ou pour le Vietnam ou le Cambodge, où il a ordonné des bombardements aériens à grande échelle qui ont couté la vie d’innombrables civils. L’un de ces principaux critiques, feu Christopher Hitchens, a publié en 2001 un pavé accusateur –"Le Procès de Henri Kissinger" – dans lequel il réclamait que Kissinger soit poursuivi "pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité, et pour infractions contre le droit coutumier ou international, incluant la conspiration pour commettre des meurtres, des enlèvements, et la torture".
En pleine Guerre Sale, bien entendu, les généraux argentins nièrent tout simplement tout événement malencontreux. Interrogés au sujet des "disparus", le leader du coup d’Etat, le Général Videla, expliqua avec une froide ambiguïté, "Les disparus sont simplement cela : des disparus. Ils ne sont ni vivants ni morts. Ils sont disparus". D’autres officiers suggéraient que les disparus étaient probablement en train de se cacher, préparant des actions terroristes contre la patrie. En réalité, la grande majorité d’entre eux était brutalisée par des agents gouvernementaux dans des prisons secrètes, pour être ensuite – ans la plupart des cas – exécutés. Comme en Allemagne durant l’holocauste, une grande partie de la population argentine comprenait ce qu’il se passait, mais gardait le silence dans un esprit de complicité, ou de peur. Signe d’une époque durant laquelle il était plus simple de se voiler la face, les Argentins qui assistaient à l’enlèvement de leurs voisins par des policiers en civil pour ne jamais revenir adoptèrent une expression qui devint populaire dans le pays : "Algo habrán hecho" – "Ils ont sûrement fait quelque chose".
De nombreuses preuves sont là pour confirmer l’insensibilité totale de Kissinger, pour certaines aussi inexplicables que choquantes. Il y a aussi une attitude machiste dans certaines de ses remarques. Cela pourrait se comprendre, peut-être, s’il n’avait jamais vraiment exercé de pouvoir, comme c’est le cas jusqu’à maintenant du candidat à la présidence Donald Trump et ses offenses gratuites. Et puis l’on se rend compte que Kissinger, la plus ancienne et emblématique figure de paria de l’histoire moderne des États-Unis, n’est qu’un individu parmi toute une série de personnages à la fois craints et méprisés à cause de l’immoralité des services qu’ils ont rendu mais toujours protégés par l’establishment politique en reconnaissance de ces mêmes services. Les noms de William Tecumseh Sherman, Curtis LeMay, Robert McNamara, et, plus récemment, Donald Rumsfeld, nous viennent à l’esprit.
Dans le remarquable documentaire d’Errol Morris The Fog War (2003), nous voyions que Mc Namara, qui était un octogénaire à l’époque, était un homme tourmenté qui affrontait ses vieux démons, sans y parvenir, à cause du fardeau moral dû à ses actions en tant que Secrétaire de la Défense américain pendant la Guerre du Vietnam. Il a récemment publié un mémoire dans lequel il tente de faire face à son héritage. A cette période, un journaliste nommé Stephen Talbot l’a interviewé, et a ensuite obtenu une interview avec Kissinger. Il écrivit plus tard sur sa première rencontre avec Kissinger : « Je lui ai dit que je venais d’interviewer Robert McNamara à Washington. Ça a retenu son attention, tout d’un coup il est devenu sérieux et puis il a fait quelque chose d’extraordinaire. Il a commencé à pleurer. Mais non, pas avec de vraies larmes... Tout juste devant moi, Henri Kissinger était en train de faire du théâtre. "Boohoo, boohoo," fit-il, en imitant un bébé qui pleure en frottant ses yeux. "Il s’autoflagelle encore n’est-ce pas ? Il se sent encore coupable." Il dit cela d’une voix chanteuse et d’un ton moqueur, en se tapotant le cœur. »
McNamara est mort en 2009,à l’âge que Kissinger a aujourd’hui – 93 ans – mais les problèmes de conscience qu’il a publiquement exprimés vers la fin de sa vie ont aidé à adoucir sa sombre réputation. Maintenant qu’il approche la fin de sa vie, Kissinger doit se demander quel sera son propre héritage. Il peut être sûr que, au moins, son inébranlable soutien au projet de la superpuissance américaine, peu importe ce qu’il aura coûté en vies, représentera une grande part de cet héritage. Néanmoins, contrairement à McNamara qui aura tenté d’exprimer une certaine repentance tant méprisée par Kissinger, celui-ci n’a fait que démontrer qu’il ne possédait pas de conscience. Et c’est pour cela qu’il paraît fort probable que l’histoire ne l’acquittera pas si facilement.
Jon Lee Anderson, est un journaliste, contributeur du New Yorker depuis 1998.
Le New Yorker est un magazine hebdomadaire étasunien fondé en 1935 qui publie des reportages mais aussi de la critique, des essais, des bandes dessinées, de la poésie et des fictions. Depuis 2004, il a soutenu les candidats démocrates à la Maison Blanche. Il est catalogué comme étant de tendance libérale.
Traduit pour Le Grand Soir par Luis Alberto Reygada (Twitter : @la_reygada – la.reygada@gmail.com).
20 août 2016