Le 12 novembre 2015, le moral était au beau fixe pour le magazine Challenges, qui célébrait en ces termes la vente prochaine de soixante chasseurs Rafale aux Emirats Arabes Unis : « Le climat des négociations actuelles paraît quasi-miraculeux [...] La signature des contrats égyptien et qatarien a clairement renforcé l’image du chasseur français. Celui-ci a aussi bénéficié de l’exposition médiatique de son déploiement sur les théâtres irakien et syrien. » L’Irak et la Syrie transformés en foires de l’armement avec démonstrations en live sur des populations réelles, c’est dire si tout allait pour le mieux quand pas plus tard que le lendemain soir, il a fallu qu’une bande de barbares gâche l’ambiance en canardant la foule à Paris, avec un mépris pour la vie humaine qu’on a du mal à concevoir.
Un survivant témoigne : « Ils nous ont expliqué que c’était les bombes larguées en Syrie qui les poussaient à être là », explique Sébastien, qui est resté 2h30 en compagnie des assaillants (RTL, 17/11/15). De toute évidence, un malentendu s’est produit : les terroristes ne lisent pas Challenges, autrement ils auraient compris que si la France bombarde ces pays c’est dans le but non pas de les importuner, mais de faire découvrir les prouesses du Rafale à des acquéreurs potentiels de la région. Il ne s’agit pas d’une campagne guerrière comme leur paranoïa obscurantiste le leur fait croire, mais d’une campagne de pub ! Autant d’évidences pour nous, qui n’en sont malheureusement pas pour ces « fous de Dieu »...
Pour Manuel Valls, toutefois, le mal est plus profond. Interrogé par Jean-Jacques Bourdin le 09/12/15, il pointe sans ambages les véritables causes du drame : « ils ne nous ont pas attaqués parce que nous interviendrions en Syrie ou en Irak, ils nous ont attaqués parce que nous sommes le pays des valeurs universelles, [...] parce que nous sommes le pays de l’égalité entre les femmes et les hommes ! ». On peut comprendre qu’avec à peine 75 000 viols par an, trois quarts d’hommes à l’Assemblée nationale et une femme qui meurt sous les coups de son conjoint tous les trois jours seulement, la France fasse pâlir d’envie la terre entière ; mais la question à laquelle le premier ministre se garde de répondre c’est pourquoi maintenant, alors que nous sommes depuis toujours des champions de la parité, et que le respect de la femme est pour ainsi dire inscrit dans notre code génétique ?
Pourquoi maintenant, d’autant plus qu’il s’empresse de préciser que ce n’est pas « parce que nous interviendrions en Syrie ou en Irak » ? Le choix du conditionnel laisse entendre qu’il ne se rappelle pas au juste si nous intervenons ou pas, tant il s’agit d’un détail négligeable, d’une rumeur dont le bien-fondé reste à vérifier. On ne saurait donc trop lui recommander à lui aussi la lecture de Challenges, histoire de se tenir informé, ne serait-ce qu’une fois par semaine, des interventions menées par son gouvernement.
Même le président de la République, réputé d’ordinaire pour son incompétence, a pris la mesure de l’enjeu. « Il n’a pas pu s’en empêcher », nous révèle le Huffington Post du 05/12/15 : « En marge de sa visite surprise sur le porte-avions Charles-de-Gaulle déployé en Méditerranée dans le cadre de la guerre contre Daech, François Hollande s’est fendu d’une petite blague [...]. « Continuez de dire du bien des Rafale, ça permet de mieux les vendre ! », a-t-il lancé ». L’humour décapant du chef de l’État ne doit pas nous laisser croire qu’il néglige pour autant les impératifs de sa fonction. Aux brebis égarées du devoir patriotique, aux ramollis de la cocarde, François Hollande adresse un message clair : servir la France, c’est être un bon VRP du Groupe Marcel Dassault, comme lui et ses ministres.
Et en effet, quelle meilleure opportunité que les théâtres irakien et syrien (comme dit si joliment Challenges) pour mettre en avant les qualités du produit ? Le 17 mars 2016 « un raid mené en Irak par cinq Mirage-D et deux Rafale » a plongé dans l’euphorie l’état-major des armées, lit-on dans le Canard Enchaîné du 23/03/16. « A en croire les militaires, les Mirage-D ont balancé, à cette occasion, huit missiles de croisière Scalp-EG, et c’est une grande première pour cet appareil [...]. Reste qu’une pudeur très logique, car il s’agit des deniers de l’État, empêche l’état-major de préciser le coût de cet exploit. Soit 8 millions d’euros pour le seul tir de ces missiles », dont le prix unitaire s’élève donc à un million d’euros.
Pour peu qu’on soit attaché aux valeurs universelles, on ne pourra pas s’empêcher de prier pour que que le nombre de victimes au sol ait été à la hauteur d’une pareille gabegie (admettons par exemple qu’une vingtaine de barbares aient été anéantis lors du tir en question, cela représente tout de même un coût de 400.000 euros par barbare, soit 29 ans de rémunération au smic net). Pour un tel tarif on serait en droit d’espérer au moins un début de génocide, mais « l’histoire ne dit pas combien de djihadistes ont été atteints », poursuit le Canard Enchaîné. Ce qui n’aura certainement pas empêché l’Élysée et la direction du Groupe Marcel Dassault de célébrer à leur tour cette petite sauterie aérienne.
L’article suivant, consacré à notre ami le Qatar – pays qui partage avec nous un souci notoire de l’égalité hommes-femmes ainsi que de la démocratie en général, et qui sponsorise avec un égal bonheur le football français et le terrorisme islamique (cf. Les Echos, 17/11/15 – Courrier International, 30/09/14) – permet de saisir pourquoi : « Le Qatar a versé, à la mi-décembre 2015, son premier acompte sur l’achat de 24 Rafale », selon le Canard, qui précise : « L’émir a voulu [qu’ils] soient aussi bien pourvus que les Rafale tricolores. Tous capables d’emporter des bombes dites « intelligentes », des missiles Mica, Meteor, Scalp-EG [...]. Résultat : un contrat de 6,3 milliards d’euros, et Dassault espère obtenir une option pour 12 nouveaux Rafale. » Qui osera encore dire que l’armée française fait mal son travail ? et qui osera mettre en doute le civisme à toute épreuve du contribuable français, grâce auquel le Groupe Dassault peut boucler aussi fastueusement ses fins de mois ?
Les bombardements étant appelés à se poursuivre pendant plusieurs décennies (cf. « cette guerre va être l’affaire d’une génération » – BFMTV 15/06/16), certains pourraient craindre qu’à ce rythme, les campagnes marketing du Groupe Dassault ne finissent par lessiver complètement le budget de l’État. Qu’ils se rassurent, celui-ci a déjà pris les devants : il suffit par exemple de supprimer 22 000 postes dans les hôpitaux (Les Echos 01/03/15 – Challenges 27/02/15) pour dégager l’équivalent de 860 missiles Scalp-EG.
Pour en revenir à Manuel Valls et à ses explications pour le moins lacunaires au sujet des attentats, si elles procèdent d’une balourdise et d’un simplisme qui n’étonnent plus grand-monde, n’oublions pas qu’elles obéissent aussi à un impératif moral : « car expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser », ânonne-t-il au grand dam de la communauté scientifique, peu habituée à un tel degré d’ineptie (Libération, 12/01/16). C’est qu’en matière de déni de réalité, notre homme sait se montrer aussi opiniâtre qu’un malfaiteur pris la main dans le sac : « il ne peut y avoir aucune explication [...] rien ne peut expliquer [...] rien ne pourra jamais expliquer ! » beugle-t-il (commémoration de l’attaque de l’Hyper Cacher, 09/01/16), quitte à nuancer par la suite : « Il faut bien sûr chercher à comprendre, ce qui ne veut pas dire chercher je ne sais quelle explication [sic] » (France-Soir, 21/03/16). Avis donc à tous ceux qui peinent à se satisfaire de son indigente version des faits : « ce langage de clarté [sic], il s’impose, et c’est comme ça qu’on va redonner confiance » (BFMTV, 09/12/15).
La France est malade, déplore inlassablement la presse hebdomadaire dans ses rubriques point de vue... Dans la vie réelle, un médecin qui répondrait à ceux qui viennent le voir que rien ne peut expliquer ce qui leur arrive, et qu’il ne faut surtout pas chercher je ne sais quelle explication, n’inspirerait pas spécialement confiance. Par bonheur, Manuel Valls n’est que premier ministre.