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Un nouveau séparatisme : la sécession en vue du rattachement (Rabkor.ru)

En février-mai 1914, Vladimir Lénine écrit l’article « Du droit des nations à l’autodétermination ». On est à la veille de la première guerre mondiale, qui va détruire plusieurs empires et deviendra le catalyseur conduisant à la création d’une vingtaine de nouveaux états-nations. Dans les Balkans, les passions séparatistes sont en pleine ébullition, et toute l’Europe en débat. Ayant arraché aux Turcs une partie de leurs terres, le royaume de Serbie montre maintenant les dents à l’empire austro-hongrois, pour lui prendre la Bosnie, peuplée par un grand nombre de Serbes de souche. Les mouvements clandestins des serbes grandissent en Bosnie, faisant pression sur les agents de l’empire.

Suivant leur exemple, d’autres slaves vivant dans l’empire veulent l’indépendance, ils en ont assez de vivre sous la botte de la dynastie allemande des Habsbourg. Le séparatisme slave, les mouvements de libération des peuples peuvent à tout moment faire chavirer une Autriche-Hongrie en décrépitude. Lénine le voit bien et y réagit avec attention dans son article. La constitution d’Etats-nations signifie une victoire définitive du capitalisme sur le féodalisme, écrit le dirigeant des bolcheviks russes. Le capitalisme est un progrès par rapport au féodalisme, c’est pourquoi les séparatismes nationaux qui doivent conduire à la création de nouveaux Etats-nations venant remplacer le patchwork des anciens empires vont permettre le développement de l’humanité.

Dès leur arrivée au pouvoir en Russie, les bolcheviks s’attèlent au règlement des questions nationales. Le 15 novembre 1917 (une semaine après la prise du pouvoir), le Soviet des commissaires du peuple émet la Déclaration des droits des peuples de Russie. Le deuxième paragraphe se lit comme suit : « Le droit des peuples de Russie à l’autodétermination, jusqu’à la sécession et la constitution d’un état autonome ».

D’après Léon Trotsky, proche compagnon de Lénine à cette époque, la question nationale était pour le chef des bolcheviks la deuxième en importance après la question agraire.

Le même Trotsky écrit plus tard dans « L’histoire de la révolution russe » que les peuples qui auront fait sécession devront affronter leur propre bourgeoisie de manière autonome, et dans un deuxième temps seulement rejoindre l’état soviétique international. Voilà la logique des bolcheviks après la révolution d’Octobre. Quand la sécession, la constitution de nouveaux états a lieu, ce ne sont toutefois pas les prolétaires qui triomphent, mais les nationalistes et les libéraux. Les partisans du Moussavat en Azerbaïdjan, ceux du Dachnak en Arménie, les mencheviks en Géorgie, les nationalistes en Ukraine et en Estonie, et même en Finlande, qui se considère comme la province la plus progressiste de la Russie impériale, c’est la bourgeoisie qui triomphe et qui réprime durement les tentatives des révolutionnaires locaux d’instaurer le pouvoir des soviets (avant de passer en Russie soviétique, la guerre civile commence précisément en Finlande).

Il n’est donc pas étonnant que l’opposition la plus forte au principe léniniste d’autodétermination des peuples vienne des bolcheviks « d’origine étrangère » (polonais, ukrainiens, juifs, arméniens, etc.).Ils ne croient pas dans la capacité de leurs propres peuples à vaincre la bourgeoisie locale exclusivement par leurs propres forces. Le pouvoir des soviets en Transcaucasie, en Ukraine et dans d’autres états fraîchement nés des ruines de la Russie impériale n’est instauré qu’avec l’Armée Rouge. On n’y arrive pas autrement.

Et pourtant, malgré l’expérience du séparatisme national-libéral de la Guerre civile, Lénine ne change pas de position. Il continue de défendre son interprétation de la question nationale. C’est la raison pour laquelle, dans la Constitution de 1924 de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques, le droit de faire sécession de l’ensemble du pays et de proclamer sa propre indépendance est préservé pour chacune des républiques.

Dans les années 1990-1991, l’URSS se démembre suivant les frontières des républiques autodéterminées. Dans la majorité des cas, c’est la réaction national-libérale qui triomphe (dans d’autres, c’est une victoire de l’internationale des réactionnaires libéraux). On assiste à un recul colossal.

En 26 ans, jamais , dans aucune des anciennes républiques soviétiques, la classe ouvrière locale n’a pu l’emporter sur les classe locale des exploiteurs. La dégradation économique et culturelle a été le prix de l’indépendance nationale, le prix de la souveraineté.

En même temps, lors de la deuxième moitié du XXème siècle, le droit à l’autodétermination des peuples a permis la décolonisation de l’Asie et de l’Afrique. La vague (ou plutôt le tsunami) des séparatismes nationaux a balayé le monde depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, et jusqu’aux années 80. A chaque fois avec une victoire à la clé. Les anciennes colonies ont été remplacées dans les pires des cas par de sombres dictatures, et dans les meilleurs des cas, par des républiques bourgeoises. Mais jamais dans l’un des états soviétiques, comme le supposaient les bolcheviks après leur victoire de 1917.

Dans les années 90 les séparatismes ont été marqués par une nouvelle tendance, la sécession en vue d’une réunification. La république du Haut Karabakh s’est séparée (continue de se séparer) de l’Azerbaïdjan pour devenir partie intégrante de l’Arménie. La Transnistrie s’est séparée d’un coup bref et rapide de la Moldavie, pour demander son rattachement à la Russie. L’exemple le plus frappant de tous a été celui des serbes de Croatie et de Bosnie, ils se sont battus pour la sécession de leurs régions de ces états, en vue de la réunification avec la république de Serbie. En même temps, les croates de Bosnie s’étaient battus pour que leur région d’Herceg-Bosna soit rattachée à la Croatie indépendante et déjà reconnue au plan international. Le résultat fut que seuls les musulmans locaux, sous la conduite d’Alija Izetbegovic se battaient pour « l’intégrité territoriale » de la Bosnie et Herzégovine, l’ancienne république yougoslave, sur l’initiative de musulmans qui ne faisaient plus partie de la Yougoslavie.

Il y eut cependant parmi les musulmans, ceux qui défendaient la division de leur pays suivant des signes ethno-confessionnels : la république de Bosnie occidentale, sous la conduite de Fikret Abdic, s’est battue avec les serbes contre les partisans d’Alija Izetbegovic. Et une situation sans précédent dans l’histoire contemporaine s’est présentée : la Croatie et la Serbie ont préféré des relations au niveau international à la réunification avec leurs propres compatriotes : elles ont refusé de recueillir respectivement les croates et les serbes de Bosnie. Le président de la Croatie, Tudjman, et celui de la Serbie, Milosevic ,ont convaincu « leurs » séparatistes en Bosnie d’accepter une seule Bosnie et Herzégovine. Le 14 décembre 1995 à Dayton, aux Etats-Unis, un accord de paix a été conclu entre toutes les parties au conflit en Bosnie. Les croates et les serbes ont reçu l’indépendance à l’égard de leurs états alors qu’ils voulaient tellement s’y rattacher.

La même situation va se répéter avec les Serbes, dans les années 2000, au nord du Kosovo. Ils ne veulent plus faire partie de la république indépendante du Kosovo, il leur faut la Serbie. Mais, manque de chance, le gouvernement de la Serbie a besoin de l’Union européenne, qui exige la reconnaissance de l’indépendance du Kosovo. Les municipalités (opstina) serbes de facto au nord du Kosovo ne sont pas contrôlées par les autorités albanaises. Mais, dans les faits, elles ne font pas partie de la Serbie. L’indépendance est nécessaire.

Celle-ci va profiter avant tout à la contrebande internationale, qui depuis le Kosovo, et à travers les opstina, fait passer les cargaisons illégales en Serbie, et de là dans les pays de l’UE.

Sur le territoire de l’ex-URSS, c’est la même histoire. Le Haut Karabakh, bien qu’il soit en fait une des régions de l’Arménie (l’Arménie notamment vient périodiquement en aide à l’armée à chaque fois qu’il y a une « aggravation » des frictions sur la ligne entre arméniens et azerbaïdjanais du Karabakh), ne peut pas devenir une entité constitutive de l’Arménie.

La république d’Arménie est liée par ses obligations internationales, notamment celle du respect de la souveraineté étrangère. La république du Haut Karabakh existe sous la forme d’un pays que personne ne reconnaît comme indépendant. La Transnistrie, qui a tenté à maintes reprises de faire partie de la Russie, a comme par le passé un statut en suspension. Elle n’est reconnue par personne, la Russie ne veut pas de son rattachement. Les habitants de la Transnistrie ont des passeports de Russie, d’Ukraine ou de Moldavie, à côté de leur passeport de natif de Transnistrie : c’est le seul moyen pour eux de sortir du pays.

Les tentatives les plus insistantes pour devenir partie intégrante de la Russie viennent de l’Ossétie du Sud. En 1992, cette république a organisé pour la première fois un référendum « sur le rattachement à la Russie ». A l’époque, 99,89 pour cent des votes exprimés y étaient favorables. Suite à l’agression par la Géorgie en 2008, l’Ossétie du Sud a renouvelé ses tentatives pour faire partie de la Russie. Le 26 mai 2016, le gouvernement sud-ossète a déclaré qu’un référendum serait organisé en 2017 dans le pays sur le rattachement à la Russie.

Dans les années 2000, la tendance à la « sécession en vue du rattachement » est devenue un phénomène systématique. Après le putsch en Ukraine en février 2014 la Crimée s’est séparée, puis les régions du sud-est du pays.

A cette date, la Crimée reste l’ exemple le plus réussi de « sécession en vue du rattachement ». Elle a fait sécession à la suite de la décision des organes du pouvoir local et cinq jours plus tard a eu lieu le référendum sur le rattachement à la Russie. La Russie a accepté d’intégrer la Crimée en son sein. Les régions du sud-est ont bien moins réussi. Les républiques populaires de Donetsk et de Lougansk s’y sont constituées. Dans un premier temps, elles se voulaient les germes de quelque chose de plus grand, suivant le scénario que laissait entendre le soulèvement populaire du Donbass. Une première possibilité était la sécession d’une série de régions du sud et de l’est de l’Ukraine, afin de constituer la Novorussie. La deuxième possibilité consisterait à libérer Kiev du groupe oligarchique ayant pris le pouvoir en février 2014. La troisième possibilité serait faire sécession de l’Ukraine en vue d’intégrer la Russie.

L’élément du soulèvement populaire est tel qu’il est difficile de démêler la situation et de déterminer lequel des vecteurs supposés du mouvement serait préférable pour ses participants. Il y existe une orientation générale sans que soient exprimés les détails. Les chefs de l’insurrection eux-mêmes n’ont pas pu tracer les grandes lignes de leur action. Il en résulte qu’aucun des scénarios envisagés ne s’est concrétisé. Et cela fait déjà plus de deux ans qu’existent deux quasi-états indépendants, forcément indépendants, les républiques populaires de Donetsk et de Lougansk.

Tout au sud de la Thaïlande, il y a une situation semblable avec les malaisiens-yawi (de confession musulmane sunnite) en sécession depuis 2004. Dans les provinces de Narathiwat, Yala et Pattani ils sont l’ethnie majoritaire. Leurs groupes insurrectionnels terroristes combattent l’armée, la police, les agents de l’état, les enseignants et les monastères bouddhistes thaï, cherchant le rattachement à la Malaisie (certains groupes réclament la constitution d’un état indépendant). La Malaisie n’est pas disposée à un conflit avec ses voisins ni avec d’autres importants partenaires internationaux, au nom de la réunification d’une nation.

Une histoire semblable concerne les chinois de souche des régions limitrophes de la Birmanie. Il y a une forte concentration de population chinoise dans la région autonome de Kokang, à l’est du pays. En février 2015, des unités armées de chinois locaux ont tenté de prendre la région et d’y établir leur contrôle. Les combats avec l’armée birmane se sont poursuivis jusqu’en mai de la même année. Le Ministre de l’information Ye Htut a déclaré qu’aux côtés des insurgés il y avait des combattants volontaires venus de Chine, de surcroît d’anciens militaires. Et bien que le leader des séparatistes, Pheung Kya-shin, n’ai pas dit directement que l’objectif final est le rattachement du Kokang à la Chine, il est clair qu’une fois l’indépendance obtenue, la minuscule région entre la Birmanie et la Chine ne peut subsister sous une forme effectivement souveraine. En outre, du point de vue économique, la Chine est bien plus développée que la Birmanie. A la fin du printemps 2015, l’armée birmane a réussi à établir son contrôle sur le Kokang. Pour l’instant le calme règne, bien que la majorité de la population soit comme auparavant chinoise.

Ce séparatisme d’un genre nouveau, la « sécession en vue du rattachement » tente seulement de corriger les frontières suivant un tracé ethno-culturel. A un certain moment, ces frontières ont été tracées sans prendre en compte les intérêts des populations locales, mais il ne s’agissait pas encore d’indépendance ni de constitution de nouveaux états-nations. C’est un processus historique normal. Un tout autre problème est le fait que cette « indépendance forcée » donne naissance à des territoires qui ne s’inscrivent absolument pas dans les « normes de droit » internationales, ils en sont exclus. Ces territoires sont exceptionnellement militarisés, ils conservent et certains accumulent un potentiel de conflits. Un élément supplémentaire est que restant en dehors du « champ juridique » international, ils peuvent réaliser différentes expériences socio-politiques, y compris des plus radicales.

Alexandre Rybine

Ethnographe, diplômé de l’Institut d’histoire, d’archéologie et d’ethnographie des peuples d’extrême-orient (Branche d’extrême-orient de l’Académie des sciences de Russie), journaliste, a travaillé pour plusieurs maisons d’édition en Russie et au Tadjikistan.

Traduction : Paula Raonefa

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