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La Russie à l’heure de la destruction des « idoles soviétiques païennes »

Les trois formes de la décommunisation

C’est bientôt l’anniversaire du début de la perestroïka de 1985. A l’origine d’une grande espérance, elle a vite tourné à la catastrophe, projetant l’humanité loin dans le passé. A une catastrophe grave, même si elle n’est absolument pas sans précédents. Après la défaite de la Révolution Française, par exemple, et la restauration des Bourbons, on a également eu l’impression que l’ordre de la monarchie et du passé était à jamais de retour.

Mais ce qu’il est important que les habitants de l’ex-URSS comprennent, c’est que nous sommes tous les passagers du même « Titanic », qui, même s’il s’est fragmenté en plusieurs parties, a traversé le même naufrage. Car combien de fois encore entendra-t-on les mêmes discussions complètement stériles et même néfastes sur le thème « En Ukraine depuis l’Euromaïdan il se passe des choses horribles ! », « Mais regardez-vous ! Dans votre Russie la même chose se prépare, et même pire ! », « Non, c’est pire en Ukraine ! », « Pire qu’en Russie, ce n’est pas possible ! », et ainsi de suite.

Citoyens, comprenez-le une fois pour toutes : dans toute l’ex- URSS, cela fait 25 ans qu’on a affaire à plus ou moins la même chose. Les gens auront beau réaffirmer leur « indépendance » les uns vis-à-vis des autres, ce n’est pas parce que le navire s’est brisé en plusieurs fragments, que dans chacun des fragments la situation sera très différente. Bien au contraire, tous coulent, quoiqu’à des vitesses variables. Hélas, au lieu de se rendre à l’évidence, les passagers d’un fragment du navire à moitié coulé ricanent avec mépris sur le sort des passagers de l’autre fragment qui, lui, a déjà presque complètement coulé : « Alors, vous faites déjà glou glou ? Ha ha ha ! Eh bien c’est bien fait, fallait pas galoper comme ça ! Eh bien à nous, ça risque pas de nous arriver, parce que nous ne sommes pas du genre à qui cela arrive, voilà tout ! » Mais si, cela nous arrivera. Parce que les lois de l’histoire sont impitoyables et les mêmes pour tous.

Un petit mot résume avec assez de précision l’essence des processus en cours, un mot lancé en Ukraine après l’ « euromaïdan » : la décommunisation. C’est-à-dire l’élimination de toutes les réalisations et les conquêtes – sociales, économiques, scientifiques et techniques et autres - de la révolution de 1917 et de la période suivante.

Bien entendu, la première chose que l’on met fièrement en avant est la « chute des idoles » et la destruction des symboles soviétiques et révolutionnaires. (Que l’on appelle maintenant « totalitaires ». Mais dites-donc, les symboles chrétiens, au nom desquels on torturait et on brûlait vifs les gens, jadis, pour « sorcellerie » et « hérésie », ne sont-ils pas « totalitaires », par hasard ? Alors il faudrait peut-être les interdire eux-aussi ?). Et, de fil en aiguille, tout le reste s’ensuit, car on est fier de la hausse des prix, de la chute du niveau de vie des travailleurs, de la suppression de leurs droits sociaux , de la fermeture des ateliers de fabrication et des usines et même de l’introduction d’une religion d’Etat (ou plutôt de religions), qui n’existait plus depuis 1918. C’est assez gênant.

Oui, tout ce qui vient d’être énuméré a lieu sous une forme ou sous une autre dans chacun des fragments et segments de l’ancienne URSS, quoiqu’à des vitesses différentes. Même la Biélorussie, qui avait un peu de « retard » dans ces processus par rapport aux autres républiques de l’URSS ne fait pas exception. Et en Ouzbékistan, par exemple, qui a à sa tête le même homme que depuis la fin de l’URSS, on a depuis longtemps remplacé les statues de Marx et de Lénine par celles de Tamerlan, celui-là même qui, d’après les vieux manuels soviétiques était « cruel, boîteux, moyennâgeux ». L’ancien premier secrétaire du Comité Central du Parti Communiste d’Ouzbékistan, aujourd’hui le président Islam Karimov, s’est révélé soudain –oh surprise !- le successeur direct de ce même Tamerlan. Rien que cela méritait une promotion au Comité Central…

En Russie, on a également planté une foule de statues du tsar Nicolas II et de ses cousins de la maison Romanov (sans compter les statues de Pierre, Catherine, Nicolas Ier et ainsi de suite, que le pouvoir soviétique avait conservées), et de temps à autre tout le pays est placardé de suppliques hystériques : « Pardonnez-nous, Sire ! ». C’est curieux, mais il ne vient pas à l’esprit des Anglais de se repentir d’avoir décapité Charles Ier, ni aux Français d’avoir guillotiné leur monarque Louis XVI, et seuls les citoyens de la Russie s’auto-flagellent comme des hystériques au sujet de l’ancien tsar. (Et l’on ne sait pourquoi, d’ailleurs, seulement pour lui, et pas pour Paul Ier, Pierre III, ou Ivan VI). En matière de décommunisation de l’ex-URSS, on peut bien entendu considérer que l’Ukraine est un modèle. Tous les monuments soviétiques et de la révolution ont été rasés (on n’a épargné que les pierres tombales), et à la place des « idoles soviétiques païennes », on a planté des idoles « non soviétiques et non païennes » : des statues de Bandera, Choukhevytch, Mazepa et autres « héros de l’Ukraine »…

Il faut voir et comprendre ce qui est commun à toute l’ex-URSS, mais il ne faut pas que cela nous empêche de distinguer les différences. Celles-ci ne sont pas des différences de nature (le processus va pour l’instant dans la même direction, dans le sens de la réaction), mais de degré. Et de ce point de vue également, on peut dégager trois formes principales de décommunisation.

Il est bien connu que le Code Pénal distingue trois types de vol des biens d’autrui : le vol simple ou larcin (vol caché), le vol à main armée (aux yeux de tous) et le vol avec violence. La décommunisation dans l’ex-URSS se fait suivant ces trois types.
En Russie, par exemple, c’est le type du « vol simple » qui prédomine : vol des symboles soviétiques et de la révolution, des monuments, des noms de lieux, des droits sociaux et des réalisations économiques. Les autorités au pouvoir en Russie se comportent un peu comme le « petit voleur complexé » du roman d’Ilf et de Petrov, les Douze Chaises : « Tout son être s’insurgeait contre le vol, mais il ne pouvait pas s’empêcher de voler. Il volait, et il en avait honte. Il volait constamment, et avait constamment honte, et ses joues rasées de près rougissaient en permanence de honte, de timidité et d’embarras… On n’avait jamais vu un petit voleur aussi complexé qu’Alexandre Yakovlevitch ». Le pouvoir bourgeois en Russie ne peut pas s’empêcher de fermer les usines soviétiques et de licencier leurs travailleurs dans une désindustrialisation générale, mais si l’opinion s’y intéresse de trop près, alors il commence à s’agiter, à s’excuser et à inventer je ne sais quel mensonge, pour que tout se déroule « dans le calme », « sans excès ». Ils peuvent même mettre un léger coup de frein au processus. Eux aussi aiment bien supprimer les anciens monuments et noms soviétiques, mais ils le font dans l’embarras, en rougissant.

Lors du tollé provoqué par le démontage de l’obélisque des penseurs socialistes du Jardin Alexandre portant les noms des penseurs révolutionnaires, les autorités ont assuré sans sourciller qu’ « on le restaurait », et qu’il serait remis à sa place après restauration. Sauf qu’une fois réinstallé, on a « comme par hasard » vu sur l’obélisque, à la place des noms des grands penseurs révolutionnaires, de Thomas More à Plekhanov en passant par Campanella et Bakounine, les noms de grands…penseurs ? - absolument pas ! Les noms des princes et du tsar de la maison Romanov. (Au fait, on a encore une fois « omis » Ivan VI. Puisqu’il est mort assassiné sur ordre de la « Grande »Catherine, il n’a jamais existé dans l’ancienne Russie !)

On a essayé de débaptiser la station de métro « Voïkovskaya », du nom de Voïkov. Soi-disant que c’était « l’assassin du tsar ». Mais quand l’opinion s’est mobilisée contre, ils y ont renoncé. Ailleurs, en l’absence de manifestations, ils ont pu faire malgré tout ce qu’ils voulaient. Ils veulent maintenant rebaptiser la ville de Toutaïev, ainsi nommée en hommage au héros de l’Armée Rouge Toutaïev, qui deviendrait Romanov-Borissoglebsk. Ses habitants, ayant voté comme un seul homme contre le changement de nom, manifestent. Si les mobilisations sont suffisamment importantes, les autorités peuvent très bien faire machine arrière. Sinon, non. Un autre exemple plus ancien : les manifestations contre la suppression des avantages en nature de l’époque soviétique (gratuité de certains médicaments, des transports en commun, réductions dans les loyers et les charges NDT). Les autorités ont fini par céder dans certains cas, par exemple, en restituant aux retraités le droit à la gratuité des transports en commun. Mais pour l’essentiel ils ont pris ce qu’ils voulaient, suivant le type du vol pur et simple. Ou bien, pour prendre un autre exemple littéraire, le pouvoir se comporte comme l’inoubliable propriétaire Pliouchkine dans Les Âmes Mortes de Gogol :
« Voilà le chiffonnier qui fait sa tournée ! », disaient les paysans en le voyant partir en chasse. Effectivement, il ne restait rien à balayer après lui. Qu’un officier de passage perdît un éperon, l’éperon allait grossir le tas en question ; une paysanne oubliait-elle son seau au bord du puits, il chipait le seau. Du reste, quand un moujik vigilant le prenait sur le fait, il restituait sans discuter le corps du délit ; mais si celui-ci avait rejoint le tas, c’en était fait ! Il jurait que c’était son bien, acheté à telle date, à un tel, ou hérité de son aïeul. »

C’est exactement ce qui se passe aujourd’hui, hélas. Maintenant, cela ne sert plus à rien de se mobiliser au sujet de l’obélisque défiguré dans le Jardin Alexandre, mais si, avant la la restauration, l’opinion avait pu en être avertie, ou alors , si les gens avaient manifesté sur-le-champ, immédiatement après, cela aurait pu donner quelque chose. En Ukraine, malheureusement, la décommunisation a dépassé depuis bien longtemps le vol simple : depuis le déboulonnage sauvage de la statue de Lénine par les partisans de l’Euromaïdan (le 8 décembre 2013) au centre de Kiev, la décommunisation prend la forme du vol à main armée, c’est-à-dire du vol ouvertement déclaré. Et si un vol à main armée rencontre la moindre des résistances, alors il devient aisément un « vol avec violence ». Les opposants à la démolition des monuments ou à l’abolition des conquêtes sociales de l’époque soviétique sont passés à tabac , voire tués par des nazis et des émeutiers pro-gouvernementaux, tandis que les libéraux de Maïdan ferment les yeux là-dessus avec bienveillance.

Quel est le pire de ces trois types ? Du point de vue des possibilités de résistance, le vol à main armée et le vol avec violence sont bien pires que le vol simple. Car pour des gens pacifiques et désarmés, résister à une foule d’émeutiers fascistes et « libéraux » déchaînés par l’impunité, c’est particulièrement dur et dangereux. Si les opposants à ces événements en viennent à rendre les coups, alors ils sont submergés sous une pluie de projectiles et de bombes (ou bien brûlés vifs, comme à Odessa). De surcroît, sous les applaudissements amicaux et avec la bénédiction de l’opinion internationale, comme ce fut le cas en 1993 en Russie et en 2013-2014 en Ukraine.

D’un autre côté, le vol à main armée mobilise souvent la résistance des gens, alors que le vol « complexé », silencieux et moins dangereux les affaiblit. C’est la raison pour laquelle, en un sens le vol simple est plus dangereux que le vol à main armée.
Il faut en outre rappeler, que malgré toutes ces différences, le vol simple, le vol à main armée et le vol avec violence produisent le même résultat et ont le même objectif : détruire tout ce qui a été conquis et réalisé de 1917 à 1991. Dans l’économie, la vie sociale, dans le domaine des droits civils (si, des droits civils aussi : c’est d’eux que relève, par exemple, la séparation de l’église et de l’Etat, ou l’égalité entre les confessions),ainsi que dans le domaine symbolique. C’est pourquoi il est absurde et stupide de se réjouir du malheur qui frappe nos voisins, dans le genre «  Vos autorités vous braquent et vous dépouillent, alors que les nôtres se contentent pour le moment de nous voler ! Et si nous condamnons celles de chez-nous, alors elles vont tout nous rendre honnêtement et sans discuter ! Ce qui prouve que chez nous, c’est mieux que chez vous ! » Non, il faut comprendre que nous sommes frappés par le même malheur, et que c’est ensemble, main dans la main, qu’il faut résister de toutes nos forces.

Alexandre MAÏSSOURIAN

Traduit par Paula RAONEFA pour Le Grand Soir.

Source : Les trois formes de la décommunisation site rabkor.ru) :
http://rabkor.ru/columns/debates/2016/04/28/3-forms-of-decommunization/

Note sur l’auteur sur le site rabkor.ru :
Alexandre Maïssourian (28 avril 2016) : auteur d’ouvrages sur l’histoire et la biologie. Journaliste.

D’après la page wikipedia en russe :
A été membre de divers partis, mouvements de l’opposition de gauche se réclamant du marxisme. Membre de l’équipe de rédaction du journal Svobodnoe Slovo. Critique des interventions étrangères en Lybie et en Syrie. Critique d’Euromaïdan. Le premier à parler de « Restauration » pour définir la période depuis 1991.

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« Nous préférons croire au mythe selon lequel la société humaine, après des milliers d’années d’évolution, a finalement créé un système économique idéal, plutôt que de reconnaître qu’il s’agit simplement d’une idée fausse érigée en parole d’évangile. »

« Les Confessions d’un assassin financier », John Perkins, éd. Editions Alterre, 2005, p. 247

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