Nul doute que « l’Etat islamique », comme il se nomme lui-même, se félicitera du résultat de ses attaques à Paris. Il a montré qu’il pouvait se venger, avec sa sauvagerie habituelle, d’un pays qui bombarde son territoire, et qu’il faut le craindre même quand il est soumis à une dure pression militaire. Les faits et gestes de seulement huit kamikazes et hommes armés d’ISIS dominent l’agenda international, jour après jour.
Il n’y a pas grand-chose qu’on puisse y faire. Les gens sont naturellement anxieux de savoir quelle chance ils ont d’être attaqués à la mitrailleuse, la prochaine fois qu’ils s’assiéront dans un restaurant ou qu’ils assisteront à un concert, à Paris ou à Londres.
Mais le ton apocalyptique de la couverture médiatique est exagéré : la violence dont Paris a été l’objet jusqu’ici n’est pas comparable à ce que Belfast et Beyrouth ont subi dans les années 1970, ni à ce que Damas et Bagdad vivent aujourd’hui. Contrairement à ce que la couverture en continu de la télévision semble indiquer, le choc de s’apercevoir qu’on vit dans une ville où des bombes explosent s’émousse rapidement.
La rhétorique excessive qui entoure le massacre est aussi un problème : au lieu que les atrocités ne conduisent à agir concrètement et efficacement, les paroles de colère deviennent un substitut à une véritable politique. Après les meurtres de Charlie Hebdo en janvier, 40 dirigeants du monde entier ont défilé en se tenant par le bras dans les rues de Paris* proclamant, entre autres choses, qu’ils allaient faire leur priorité de la défaite de l’EI et ses collègues d’al-Qaïda.
Mais, dans la pratique, ils n’ont rien fait de tel. Lorsque les forces de l’EI ont attaqué Palmyre en Syrie orientale, en mai dernier, les Etats-Unis n’ont pas lancé de bombardements aériens contre le groupe parce que la ville était défendue par l’armée syrienne et que Washington avait peur d’être accusé de vouloir maintenir le président Bachar al-Assad au pouvoir.
De ce fait, les Etats-Unis ont donné à l’EI un avantage militaire, que le groupe a prestement mis à profit pour se saisir de Palmyre, décapiter les soldats syriens capturés et faire sauter les ruines antiques.
Le président turc Recep Tayyip Erdogan a déclaré lors de la réunion du G20 en Turquie que « le temps des discussions était terminé » et qu’il devait y avoir une action collective contre le « terrorisme ».
Cela sonne comme une prise de position turque de première importance contre l’EI, mais M. Erdogan a expliqué que sa définition des « terroristes » était vaste et englobait les Kurdes syriens et leur Unités paramilitaires de Protection du Peuple (UPP) que les États-Unis considèrent comme leurs meilleurs alliés militaires contre l’EI.
La détermination de M. Erdogan à attaquer les insurgés kurdes en Turquie et au nord de l’Irak s’est avérée beaucoup plus forte que son désir d’attaquer l’EI, Jabhat al-Nusra et Ahrar al-Sham.
Il y a peu de signes que les dirigeants du G20 réunis en Turquie aient compris la nature du conflit dans lequel ils sont engagés. La stratégie militaire de l’EI est une combinaison unique de terrorisme urbain, de tactiques de guérilla et de guerre conventionnelle. Dans le passé, de nombreux États ont utilisé le terrorisme contre leurs adversaires, mais, dans le cas présent, les escadrons kamikazes qui ciblent des civils sans défense, dans leur pays et à l’étranger, font partie intégrante de la stratégie de guerre de l’EI.
Lorsque les UPP ont coupé la route transfrontalière qui allait de la Turquie vers l’EI, à Tal Abyad, en juin, le groupe terroriste a riposté en envoyant des combattants habillés en Kurdes dans la ville kurde de Kobani où ils ont massacré plus de 220 hommes, femmes et enfants.
Lorsque la Russie a commencé sa campagne aérienne contre l’EI et les djihadistes radicaux, le 30 septembre, l’EI a répondu en plaçant une bombe sur un avion russe en provenance de Charm el-Cheikh, faisant 224 victimes.
Une autre erreur que font les dirigeants du G20 est de persister à sous-estimer l’EI. David Cameron a déclaré que le groupe n’était pas digne d’être appelé « Etat islamique », mais malheureusement, c’est bien un Etat et, de surcroît, plus puissant que la moitié des membres de l’ONU, avec son armée expérimentée, sa conscription, ses impôts et son contrôle sur tous les aspects de la vie dans la vaste région qu’il gouverne.
Tant qu’il existe, il projettera sa puissance à travers des opérations-suicides comme celles que nous venons de voir à Paris. Parce que les cibles potentielles sont les populations civiles dans leur ensemble, on aura beau augmenter les contrôles de sécurité, cela ne changera pas grand-chose. Les kamikazes réussiront toujours à passer au travers.
La seule vraie solution est la destruction de l’EI : seule une campagne aérienne américaine et russe, coordonnée avec ceux qui combattent vraiment sur le terrain, peut y parvenir.
L’US Air Force l’a fait très efficacement avec les UPP, ce qui a permis à ces derniers de vaincre l’EI à Kobani, et avec les Peshmergas kurdes irakiens, qui ont réussi à prendre la ville de Sinjar, la semaine dernière. Mais les Etats-Unis répugnent à attaquer l’EI quand le groupe se bat contre l’armée syrienne ou les milices chiites en Irak. Étant donné que ce sont les deux plus fortes formations militaires combattant l’EI, la force militaire étasunienne est bridée là où elle serait la plus utile.
Compte tenu de la sympathie internationale pour les Français après le massacre à Paris, il est inévitable qu’il n’y ait presque pas de critiques de la politique brouillonne de la France dans le conflit syrien.
Plus tôt dans l’année, lors d’une interview avec Aron Lund de la Fondation Carnegie pour la paix internationale, un des principaux experts français sur la Syrie, Fabrice Balanche, qui est actuellement à l’Institut de Washington pour la politique au Proche-Orient, a déclaré : « Nous avons en 2011-12 été victimes d’une sorte de maccarthysme intellectuel sur la question syrienne : si vous disiez qu’Assad n’était pas sur le point de tomber dans les trois mois, vous pouviez être soupçonné d’être à la solde du régime syrien ».
Il a fait remarquer que le ministère français des Affaires étrangères avait pris fait et cause pour l’opposition syrienne, tandis que les médias refusaient de voir la révolte syrienne autrement que comme la poursuite des révolutions tunisienne et égyptienne. Ils refusaient de voir les divisions sectaires, politiques et sociales qui montraient que la guerre civile syrienne n’était pas aussi simple que cela.
Du fait que l’administration, l’état-major de l’armée, et les services de sécurité de l’Etat regorgent d’Alaouites, il est presque impossible de se débarrasser de M. Assad et de son régime dont les dirigeants sont issus de la communauté alaouite, sans que l’Etat ne s’effondre, laissant un vide qui sera comblé par l’EI et ses homologues d’Al-Qaïda.
Malgré les récentes attaques terroristes, il ne voit toujours pas s’élaborer de politique à long terme pour empêcher que cela ne se reproduise.
Patrick Cockburn est l’auteur de La montée de l’Etat islamique : ISIS et la nouvelle Révolution sunnite.
Note du traducteur :
* Il semble qu’ils se soient en réalité contentés de se faire photographier à l’extérieur de la marche.
Traduction : D.B.