RSS SyndicationTwitterFacebook
Rechercher

L’attitude de l’ONU avant et après l’invasion de l’Irak en 2003, par Hans von Sponeck.


Horizons et débats, numéro 33, octobre 2005.


Lorsque l’on parle du rôle joué par les Nations unies avant et après l’invasion de l’Irak par les USA, la Grande-Bretagne et les autres pays de la coalition, il convient de faire une nette distinction entre les décideurs politiques et les fonctionnaires dont on attendait qu’ils mettent en oeuvre cette politique, c’est-à -dire entre les gouvernements membres du Conseil de sécurité et le Secrétariat de l’ONU. Il devient alors clair que les principaux responsables de l’actuelle catastrophe humanitaire en Irak sont les membres du Conseil de sécurité dont la voix a été assez forte pour emporter la décision. Le refus dudit Conseil de prendre une décision en accord avec des principes humanitaires, éthiques et juridiques est beaucoup plus choquante qu’on ne le pense généralement. Il s’agit ici d’une trahison non seulement envers le peuple irakien mais également envers la Charte des Nations unies.


Recolonisation de l’Irak


En effet, les politiciens les plus importants du monde se sont abrités derrière le paravent du Conseil de sécurité pour rendre possible la trahison avant et après la guerre illégale contre l’Irak en 2003. On ne peut plus avoir de doutes maintenant sur le fait que les gouvernements américain et britannique ont provoqué par la force des armes la chute du régime irakien alors que l’on faisait croire au monde entier qu’il s’agissait d’appliquer le droit international, de résoudre pacifiquement le conflit et de protéger le peuple irakien. Mais il n’était pas question de cela. En outre, lorsque cette guerre asymétrique fut terminée, l’opinion publique mondiale comprit que ceux qui l’avaient fomentée s’étaient montrés tout à fait irresponsables en la menant sans avoir de stratégie pour la paix.

L’objectif était de maintenir l’Irak dans un étau et pour justifier la mainmise sur le pays, on a créé la confusion et recouru à la tromperie. Les soldats de l’armée irakienne ont été renvoyés chez eux. De nombreux fonctionnaires ont été licenciés sans la moindre preuve de culpabilité, uniquement parce qu’ils appartenaient au parti Baath. Ensuite, on a promulgué par décret les lois de l’Autorité provisoire (CPA). Elles avaient pour but de recoloniser économiquement le pays et de créer des dépendances, même dans des domaines comme l’agriculture où les semences irakiennes ont été éliminées de la concurrence au profit des OGM importés des USA. L’opposition irakienne suscitée par ces mesures a provoqué la perplexité et le trouble au sein des forces d’occupation.

Comment le Conseil de sécurité et le Secrétariat de l’ONU ont-ils réagi à ces violations bilatérales du droit international ? Pendant plus de 10 ans, le Conseil de sécurité a approuvé ce que faisaient deux de ses membres permanents, les USA et la Grande-Bretagne, tout d’abord leur politique de confinement de l’Irak et ensuite celle du changement de régime. Cette pratique ne signifiait rien de moins que la bilatéralisation de facto du Conseil de sécurité. Les débats sur l’Irak au sein du Conseil montrèrent que les participants étaient tout à fait conscients de la crise humanitaire qui ne cessait d’empirer mais en même temps, la volonté politique de prendre des mesures pour remédier à la situation manquait cruellement.


Instrumentalisation du Conseil de sécurité


Tous les membres du Conseil de sécurité savaient que le lien entre le désarmement de l’Irak et les importantes sanctions économiques prises à l’encontre du pays signifiait que la population devait payer un prix élevé pour la politique de son gouvernement en matière de survie et de qualité de vie. Ils savaient que les restrictions imposées par le Conseil au programme « pétrole contre nourriture » portaient sérieusement préjudice aux chances de survie de nombreux Irakiens. Ils savaient que le refus du Conseil d’autoriser le versement d’argent à la Banque centrale irakienne pour le budget général et le financement de la formation de personnel, l’installation d’infrastructures techniques et le développement d’institutions força le gouvernement irakien à se procurer de l’argent par des moyens illégaux.

Ils savaient également que l’instauration des deux zones interdites de survol à l’intérieur de l’Irak n’avait pas grand-chose à voir avec la protection de groupes ethniques et religieux mais faisait partie d’une politique de déstabilisation. Ils savaient que les gouvernements américain et britannique, après l’opération « renard du désert » de décembre 1998, utilisèrent l’espace aérien irakien comme un lieu d’exercice en donnant aux pilotes de leurs bombardiers et de leurs avions de combat de plus en plus d’ordres d’intervention. Comme l’ONU rédigeait, à Bagdad, des rapports sur les bombardements qui en résultaient, le Conseil de sécurité y avait naturellement accès. Ses membres savaient par conséquent que des civils étaient tués et des biens civils détruits. Pourtant le Conseil ne s’est jamais décidé ne serait-ce qu’à débattre de la légalité des zones interdites de survol, ce qui aurait mis en cause les agissements unilatéraux de deux de ses membres qui avaient imposé ces zones sans mandat de l’ONU.

Tout cela était connu. Les membres du Conseil de sécurité, à quelques exceptions près, en ont toléré l’instrumentalisation en vue de défendre des intérêts bilatéraux. Et pourtant la mise en oeuvre par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne des résolutions 687 (1991) et 1284 (1999) avait apporté suffisamment d’enseignements sur les dangers que représentait l’usage abusif des résolutions consensuelles. Cela n’empêcha pas les membres du Conseil d’approuver la résolution 1441 (2002). La forte probabilité que certains membres utiliseraient cette fois encore des formulations comme « violation patente » ou « graves conséquences » pour justifier une invasion militaire aurait dû empêcher les autres membres d’approuver un tel texte.

Le Secrétariat des Nations unies s’inclina lorsque les USA et la Grande-Bretagne, membres fondateurs de l’ONU, imposèrent un régime de sanctions économiques qui conduisit à une tragédie. Le Secrétariat ne dit rien lorsque ces gouvernements rompirent avec la communauté internationale pour commencer leur invasion illégale et unilatérale de l’Irak. Même à cette époque décisive, lorsque l’ensemble des fondements des Nations unies faisait l’objet de débats, le Secrétariat de l’ONU ne réagit pas. Juste avant, Henri Blix, premier inspecteur de l’ONU en matière d’armements, venait de faire un rapport sur les progrès de la vérification de l’absence d’armes de destruction massive irakiennes et avait demandé un délai pour achever les inspections. Le Secrétariat de l’ONU aurait dû profiter de l’occasion pour critiquer les projets de guerre américain et britannique, mais il a préféré s’en abstenir. En mars 2003, il retira ses inspecteurs sans protester.

Cela dit, le Secrétariat n’avait pas la possibilité d’empêcher cette guerre prévue depuis longtemps. La très grave violation du droit international par deux membres du Conseil de sécurité et le mépris affiché à l’égard d’une institution internationale qui, après tout, avait été créée pour empêcher les guerres constituait un défi pour les collaborateurs de l’ONU : il fallait montrer publiquement qu’il était plus important d’avoir une conscience morale que d’obéir.

Depuis l’invasion illégale de l’Irak, il n’y a pas eu, au Conseil de sécurité, de débat sur le mépris fondamental des conventions militaires qui furent créées pour faire en sorte que les forces d’occupation respectent les Conventions de la Haye et de Genève qu’elles avaient pourtant signées. Le pillage et l’incendie du Musée national et de la Bibliothèque nationale, les dégâts causés aux sites archéologiques, le traitement humiliant de civils par l’armée américaine n’ont pas suscité de protestations au Conseil de sécurité. Il constata sans réagir cette atteinte au moral et à l’âme de l’Irak. L’incarcération de personnages politiques pour une période illimitée, de même que l’inimaginable cruauté avec laquelle les prisonniers étaient traités, et pas seulement à Abu Ghraib et à Camp Bucca, n’ont jamais inquiété le Conseil de sécurité. Les intenses bombardements sur des villes comme Fallouja, Talafar ou Al Quim n’ont pas empêché ses membres de dormir et ne les ont pas incités à se réunir en séance extraordinaire. Ils n’ont pas protesté lorsque Paul Bremer, l’administrateur de la CPA et d’autres fonctionnaires de la CPA représentaient un Irak prétendument libéré et souverain lors de rencontres internationales importantes comme le Forum économique mondial à Amman ou l’OMC à Genève. Le Conseil ne s’est pas préoccupé de ce qu’immédiatement après la guerre, la Commission des droits de l’homme de l’ONU eût retiré sa nomination d’un rapporteur en Irak. En outre, en 2003, le Conseil de sécurité a approuvé la poursuite du payement de réparations à la Commission de compensation de l’ONU bien qu’auparavant il eût décidé d’y renoncer.

Le Conseil de sécurité a effectivement joué un rôle important quand il s’est agi de préparer la mise sur pied d’une administration et d’élections en Irak mais en même temps, il a cédé aux pressions des USA. La gestion du conflit irakien par le Conseil de sécurité entrera dans les livres d’histoire comme un énorme échec en matière de contrôle.

En outre, les historiens devraient attirer l’attention sur le fait que maintenant, dans le monde entier, la voix du Conseil de sécurité a été supplantée par celle des peuples. Celle-ci ne doit pas cesser de rendre responsables les gouvernements américain et britannique - bilatéralement en tant que gouvernements nationaux et multilatéralement en tant que membres permanents du Conseil de sécurité - de leur comportement brutal à l’égard de l’Irak avant, pendant et après leur guerre illégale.


Crimes en Irak


Dans de nombreux pays, on considère comme un délit le fait de ne pas venir en aide aux victimes d’un accident ou d’un crime. Le même principe vaut pour la responsabilité de la communauté internationale face aux victimes irakiennes. Notre conscience morale, notre compassion et notre sens des responsabilités sont autant de raisons de ne pas rester passif. Et il s’agit ici de deux questions importantes : l’Irak et la réforme de l’ONU.


Nos leaders politiques exigent que nous regardions de l’avant


Et c’est ce que nous devons faire. Mais, ce faisant, nous devons toujours rendre des comptes sur le passé. Cela vaut pour les nations, les communautés, les institutions et les individus, particulièrement ceux qui sont au pouvoir. L’imminent procès de l’ancien président de l’Irak Saddam Hussein part de ce principe. Il doit payer pour les crimes commis envers son peuple. Mais ce principe est également valable pour les crimes contre l’humanité commis par ceux qui, au mépris des souffrances humaines qu’elles engendraient, ont imposé des sanctions économiques à l’Irak, ont mené une guerre secrète dans les zones interdites de survol et ont maltraité, mutilé, torturé ou tué des Irakiens. A côté de Saddam Hussein, d’autres personnes devraient s’asseoir sur le banc des accusés. Il est regrettable qu’il faille le souligner mais les principes du droit et de la justice ne sont pas uniquement valables pour les vaincus.


Problèmes non résolus


Il y a aujourd’hui des milliers de pères, de mères, d’enfants irakiens sans armes et sans défense qui paient parce que nous n’avons pas été capables d’empêcher la guerre et les destructions dans leur pays. Ils devraient nous rappeler notre devoir de poursuivre le débat sur cette guerre au moins aussi longtemps que les questions essentielles n’auront pas été mises sur le tapis.

En résumé : La situation en Irak reste un problème non résolu pour le mouvement pacifiste international et les citoyennes et citoyens conscients de leurs responsabilités partout dans le monde. Trois problèmes doivent être abordés en priorité :

1. Les Nations unies ont échoué lorsqu’il s’est agi d’empêcher des sanctions économiques, une guerre illégale et des destructions supplémentaires sous l’occupation. Cela signifie que le mouvement pacifiste doit immédiatement et à brève échéance insister pour que les responsables rendent des comptes. Nous ne devons pas oublier que tout ce qui a été fait au nom de la liberté, de la démocratie et des droits de l’homme est une caricature de ce que représentent réellement la liberté, la démocratie et les droits de l’homme.

A moyen terme, le mouvement pacifiste devrait prendre activement part au débat sur la réforme de l’ONU afin de contribuer à créer une structure des Nations unies immunisée contre les abus. Et pour cela il faut beaucoup plus qu’un simple élargissement du Conseil de sécurité.

2. Le mouvement pacifiste international n’a pas non plus réussi à empêcher les sanctions économiques injustifiées et la guerre illégale qui a suivi. Maintenant, le mouvement devrait profiter de l’occasion pour faire son autocritique et se demander pourquoi il a échoué.

Les dangers politiques et socioéconomiques qui nous menacent sont énormes. A moyen terme, le mouvement doit en tenir compte en renonçant aux querelles de clocher et aux conflits inspirés par des ambitions institutionnelles ou personnelles et en se concentrant sur une réaction beaucoup mieux organisée aux crises internationales. Ce n’est que grâce à un engagement commun et à une stratégie coordonnée que nous serons en mesure de changer les choses.

3. En tant qu’individus qui comprenons et estimons hautement la Charte des Nations unies, qui croyons à la paix et à la justice pour tous les citoyens de la terre, qui sommes horrifiés par ce qui s’est passé en Irak avant, pendant et après cette guerre illégale, nous devons avant tout travailler sur nous-mêmes afin d’être à la hauteur de la tâche qui nous attend. Mais de plus, nous devrions, comme le disait le second Secrétaire général de l’ONU Dag Hammarskjöld, toujours « garder présentes à l’esprit la réalité du mal et de la tragédie dans les vies des individus de même que la nécessité de mener une vie digne. »

Hans von Sponeck,coordinateur humanitaire de l’ONU en Irak de 1998 à 2000.


Hans von Sponeck, M.A. de démographie et d’anthropologie, a travaillé pendant plus de 30 ans pour les Nations unies. De 1998 à 2000, il fut adjoint du Secrétaire général de l’ONU, coordinateur du programme « pétrole contre nourriture » en Irak. Il démissionna en février 2000. Depuis, il siège au conseil de surveillance de différentes ONG en Suisse, en Italie et aux USA. Il est consultant en matière de questions multilatérales et de promotion des jeunes générations. Parmi ses ouvrages, citons Irak - Chronik eines gewollten Krieges, Cologne, 2003 (en collaboration avec Andreas Zumach) et Human Development - Is there an Alternative ? New-Dehli, 1997.


 Source : Horizons et débats www.horizons-et-debats.ch, numéro 33, octobre 2005.


Démocratie au phosphore, par Giuliana Sgrena.

Les USA livrent l’ agriculture irakienne aux transnationales, par GRAIN et Focus on the Global South.


Chaos irakien : une aventure coloniale dans l’impasse, par Claudio Katz.

Chomsky : Les Etats UNIS ont besoin de quelque chose pour la prochaine élection présidentielle...

Une fiction aussi puissante que les Armes de Destructions Massives, par Sami Ramadani.



URL de cet article 2869
   
TOUS LES MEDIAS SONT-ILS DE DROITE ? Du journalisme par temps d’élection
par Mathias Reymond et Grégory Rzepski pour Acrimed - Couverture de Mat Colloghan Tous les médias sont-ils de droite ? Évidemment, non. Du moins si l’on s’en tient aux orientations politiques qu’ils affichent. Mais justement, qu’ils prescrivent des opinions ou se portent garants du consensus, les médias dominants non seulement se comportent en gardiens du statu quo, mais accentuent les tendances les plus négatives inscrites, plus ou moins en pointillé, dans le mécanisme même de l’élection. (…)
Agrandir | voir bibliographie

 

« Le Prix Nobel de la Paix, la journaliste Maria Ressa, a déclaré que ce que faisaient Julian Assange et Wikileaks n’était pas du vrai journalisme. Ce qui me fait dire que le Prix Nobel est à la paix et au journalisme ce que le Concours de l’Eurovision est à la musique. »

Viktor Dedaj

© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.