RSS SyndicationTwitterFacebook
Rechercher
Contre l’obsession des particularismes culturels

L’universalisme, une arme pour la gauche

(En guise de réponse (anticipée) à l'article de Jean-Jacques CADET : L’usage du marxisme dans les sociétés postcoloniales. Qu’en est-il d’Haiti ?)

En propulsant nombre de pays sur la voie du développement industriel, la décolonisation a engendré un prolétariat immense. Mais à cet essor correspond paradoxalement un émiettement des luttes. Certains intellectuels radicaux estiment que les notions de classe ou de capitalisme, sorties des forges occidentales, sont inadaptées à d’autres contextes. Et que les peuples du Sud doivent d’abord se réapproprier leur histoire et leur culture. Dans un ouvrage qui suscite une importante controverse aux Etats-Unis, le sociologue Vivek Chibber leur réplique.

Après un hiver que l’on croyait sans fin, on assiste au retour d’une résistance mondiale contre le capitalisme, ou du moins contre sa variante néolibérale. Cela faisait plus de quarante ans qu’un mouvement de ce type n’avait pas surgi à l’échelle de la planète. Au cours des dernières décennies, le monde a certes connu des secousses sporadiques, de brefs épisodes de contestation qui ont perturbé ici ou là l’inexorable propagation de la loi du marché ; rien de comparable, toutefois, avec ce dont nous avons été les témoins en Europe, au Proche-Orient et sur le continent américain à partir de 2010.

Cette réémergence a également mis au jour les ravages produits par le reflux des trente dernières années : les ressources dont disposent les travailleurs n’ont jamais été si faibles ; les organisations de gauche — syndicats, partis — ont été vidées de leur substance, quand elles ne se sont pas rendues complices du règne de l’austérité. La faiblesse de la gauche n’est pas uniquement d’ordre politique ou organisationnel : elle s’affirme tout autant sur le plan théorique.

Les défaites en rase campagne accumulées se sont en effet accompagnées d’un spectaculaire pilonnage intellectuel. Non que les idées de transformation sociale aient déserté le paysage : les intellectuels progressistes ou radicaux continuent d’enseigner dans nombre d’universités, du moins aux Etats-Unis. Mais c’est le sens même de la radicalité politique qui a changé. Sous l’influence des théories poststructuralistes, les concepts de base de la tradition socialiste sont devenus suspects, voire dangereux.

Pour ne prendre que quelques exemples, affirmer que le capitalisme possède une structure coercitive réelle qui pèse sur chaque individu, que la notion de classe sociale s’enracine dans des rapports d’exploitation parfaitement tangibles, ou encore que le monde du travail a tout intérêt à emprunter des formes d’organisation collectives — autant d’analyses considérées comme évidentes à gauche durant deux siècles —, passe aujourd’hui pour terriblement suranné.

Amorcée par l’école poststructuraliste, la répudiation du matérialisme et de l’économie politique a fini par prendre force de loi au sein de la plus récente des chapelles de ce courant, mieux connue aujourd’hui dans le monde universitaire sous le nom d’études postcoloniales.

Au cours des vingt dernières années, l’offensive contre l’héritage conceptuel de la gauche a changé de bannière : la tradition philosophique française a cédé la place à une vaste constellation de théoriciens non occidentaux, venus d’Asie du Sud (1) et du « Sud » en général. Parmi les plus influents (ou les plus visibles), on retiendra Gayatri Chakravorty Spivak, Homi Bhabha, Ranajit Guha et le groupe indien des études subalternes (subaltern studies), mais aussi l’anthropologue colombien Arturo Escobar, le sociologue péruvien Aníbal Quijano et le sémiologue argentin Walter Mignolo. Leur point commun : un rejet de la tradition des Lumières dans son ensemble, suspecte en raison de son universalisme et de sa tendance à proclamer la validité de certaines catégories indépendamment des cultures et des spécificités locales. Leur principale cible ? Les marxistes, soupçonnés de souffrir d’une forme avancée de cet aveuglement intellectuel.

Pour ces derniers, les notions de classe, de capitalisme et d’exploitation sont valides en tout lieu et dans toutes les cultures : elles s’avèrent aussi pertinentes pour appréhender les rapports sociaux dans l’Europe chrétienne que dans l’Inde hindouiste ou dans l’Egypte musulmane. Pour les tenants de la théorie postcoloniale, en revanche, ces catégories conduisent à une impasse à la fois théorique et pratique. Erronées en tant que grille d’analyse, elles s’avéreraient également contre-productives. Niant la créativité et l’autonomie des sujets politiques, elles les priveraient des ressources intellectuelles nécessaires à l’action. En somme, le marxisme ne ferait qu’enfermer les particularités locales dans un carcan rigide façonné sur le sol européen. La théorie postcoloniale n’entend pas seulement critiquer la tradition des Lumières : elle vise rien de moins qu’à se substituer à elle.

« Le postulat de l’universalisme constitue l’un des piliers du pouvoir colonial, car les caractéristiques “universelles” associées à l’humanité appartiennent dans les faits aux dominants », nous apprend par exemple l’un des plus célèbres ouvrages d’études postcoloniales. L’universalisme consoliderait la domination en prétendant rendre valables pour l’humanité entière des traits spécifiques à l’Europe. Les cultures non conformes à ces prescriptions se verraient condamnées à un statut d’infériorité qui les placerait sous un tutorat implicite et leur interdirait de se gouverner par elles-mêmes. Comme l’expliquent les auteurs, « le mythe de l’universalité relève d’une stratégie impérialiste (...) sur la base du postulat qu’“européen” signifie “universel” (2) ».

Aspiration commune au bien-être

Cet argument combine deux points de vue qui sont au cœur de la pensée postcoloniale. Le premier, d’ordre formel, suggère que l’universalisme ignore l’hétérogénéité du monde social et marginalise les pratiques ou les conventions jugées « non conformes ». Or marginaliser, c’est exercer une domination. Le second, qui porte davantage sur le fond, voit l’universalisme comme l’un des fondements de l’hégémonie européenne : le monde des idées s’organisant largement autour de théories façonnées en Occident, celles-ci bornent la réflexion intellectuelle et les théories qui nourrissent l’action politique. Ce faisant, elles les ancrent dans une forme d’eurocentrisme. La théorie postcoloniale se fixe pour but d’expurger cette tare congénitale en mettant en évidence sa persistance et ses effets.

D’où l’hostilité aux « grands récits » associés au marxisme et à la pensée de gauche. Place désormais au fragmentaire, aux marges, aux pratiques et conventions ancrées dans une spécificité géographique ou culturelle, qui se dérobent aux analyses globalisantes. C’est dans ce que Dipesh Chakrabarty appelle les « hétérogénéités et incommensurabilités » du local qu’il convient à présent de chercher les moyens de l’action politique (3).

La tradition politique née de Karl Marx et de Friedrich Engels repose sur deux prémisses. La première postule que, à mesure que le capitalisme s’étend à la surface du globe, il impose ses contraintes à quiconque est pris dans ses filets. Asie, Amérique latine, Afrique : son enracinement conduit les processus de production à suivre un éventail de règles qui sont les mêmes partout. Si les modalités du développement économique et le rythme de la croissance varient, ils n’en dépendent pas moins des mêmes contingences, inscrites dans les structures profondes du capitalisme.

La seconde prémisse tient pour acquis que le capitalisme, à mesure qu’il assoit sa logique et sa domination, provoque tôt ou tard une riposte des travailleurs. Les innombrables exemples de résistance à sa prédation aux quatre coins du monde, indépendamment des identités religieuses ou culturelles, semblent donner raison aux deux théoriciens allemands. Aussi hétérogènes et considérables que soient les « incommensurabilités » locales, le capitalisme s’attaque à des besoins fondamentaux que connaissent tous les êtres humains. Les réactions qu’il déclenche varient donc aussi peu que les lois de sa reproduction. Les modalités de cette résistance ont beau changer d’un lieu à l’autre, le ressort qui l’anime s’avère aussi universel que l’aspiration au bien-être de chaque individu.

Les deux postulats de Marx et d’Engels ont servi de socle à plus d’un siècle d’analyses et de pratiques révolutionnaires. Leur condamnation en bloc par la théorie postcoloniale — qui ne saurait tolérer leur contenu effrontément universaliste — a de lourdes implications. Que reste-t-il en effet de la critique radicale si on la prive de la notion de capitalisme ? Comment interpréter la crise qui balaie le monde depuis 2007, comment comprendre le sens des politiques d’austérité si l’on ne tient pas compte de l’implacable course aux profits qui détermine la marche de l’économie ? Que penser de la résistance planétaire qui a fait résonner les mêmes slogans au Caire, à Buenos Aires, New York ou Madrid si l’on se refuse à y voir l’expression d’intérêts universels ? Comment produire une quelconque analyse du capitalisme en répudiant toute catégorie universalisante ?

Compte tenu de la gravité des enjeux, on pourrait attendre des adeptes des études postcoloniales qu’ils épargnent — au moins — les concepts de capitalisme et de classes sociales. Qu’ils les jugent suffisamment opérants pour les exonérer du soupçon d’eurocentrisme. Or non seulement ces notions ne trouvent aucune grâce à leurs yeux, mais elles leur paraissent de surcroît exemplaires de l’inanité foncière de la théorie marxiste. Pour Gyan Prakash, par exemple, « faire du capitalisme le fondement [de l’analyse historique] revient à homogénéiser des histoires qui demeurent hétérogènes ».

Les marxistes seraient incapables d’appréhender les pratiques extérieures aux dynamiques du capitalisme, sinon sous forme de reliquats voués à disparaître peu à peu. L’idée selon laquelle les structures sociales pourraient s’analyser sur la base des dynamiques économiques qu’elles reflètent — leur mode de production — serait non seulement erronée, mais entachée d’eurocentrisme. Bref, de complicité avec une forme de domination impérialiste. « Comme tant d’autres idées européennes, le récit eurocentré de l’histoire comme une succession de modes de production constitue le pendant de l’impérialisme territorial du XIXe siècle », affirme Prakash (4).

Chakrabarty développe le même argument dans son influent ouvrage Provincialiser l’Europe (5). Selon lui, la thèse d’une universalisation du monde à travers l’expansion du capitalisme réduit les dynamiques locales à de simples variations sur un même thème : chaque pays ne se définit que par son degré de conformité à une abstraction conceptuelle, de sorte que sa propre histoire n’existe jamais autrement que comme une note de bas de page dans le grand récit de l’expérience européenne. Les marxistes commettraient en outre la tragique erreur d’évacuer toute contingence de leur analyse de l’évolution du monde. Leur foi dans la dynamique universelle du capital les rendrait aveugles aux possibilités « de discontinuités, de ruptures et de changements dans le processus historique ». Affranchie des incertitudes inhérentes au libre-arbitre qui caractérise l’humanité, l’histoire telle que la conçoivent les marxistes s’apparenterait à une ligne droite conduisant inéluctablement à une fin déterminée. En conséquence de quoi la notion de capitalisme serait non seulement irrecevable, mais politiquement dangereuse : elle priverait les sociétés non occidentales de la capacité de bâtir leur propre avenir.

Personne, cependant, ne récuse le fait que, au cours du siècle dernier, le capitalisme s’est propagé à la planète entière, s’imbriquant à presque toutes les sphères du monde anciennement colonisé. S’il a pris racine dans de nouvelles régions, à commencer par l’Asie et l’Amérique latine, il en a nécessairement affecté la configuration sociale et institutionnelle. La logique d’accumulation du capital n’a laissé indemnes ni les économies locales ni les secteurs non économiques contraints de s’accommoder de cette pression envahissante.

Mais si Chakrabarty admet lui-même que le joug du capital s’est étendu à toute la planète, il se refuse à y lire une forme d’universalisation du monde. Selon lui, le capitalisme serait véritablement vecteur d’universalisation si, et seulement si, toutes les pratiques sociales se subordonnaient à sa loi. « Aucune forme historique de capital, fût-elle de portée mondiale, ne pourra jamais être universelle, plaide-t-il. Qu’il soit mondial ou local, aucun type de capital ne saurait représenter la logique universelle du capital, dans la mesure où toute forme historiquement déterminée résulte d’un compromis temporaire » entre son aspiration hégémonique et l’inflexibilité des coutumes et des conventions locales. En somme, pour lui, on ne pourrait parler d’universalisation que si le capital avait conquis l’ensemble des rapports sociaux, les privant de toute forme d’autonomie. A croire que les managers capitalistes parcourent le globe un compteur Geiger politique à la main afin de mesurer la compatibilité de chaque pratique sociale avec leurs propres intérêts.

Un autre tableau paraît plus vraisemblable : les capitalistes cherchent à étendre leur emprise et à s’assurer le meilleur retour possible sur leurs investissements ; tant que rien ne s’y oppose, ils se soucient comme d’une guigne des conventions et des mœurs locales. Ce n’est que lorsque l’environnement constitue un obstacle à leurs visées - en stimulant l’indiscipline des travailleurs, en rabougrissant leurs marchés, etc. - que la nécessité se fait jour d’imposer des réajustements et, le cas échéant, de bouleverser les usages sociaux. En dehors de ce cas de figure, les « différentes manières d’être au monde » sous telle ou telle latitude laissent les capitalistes royalement indifférents.

Par quel artifice la mondialisation n’impliquerait-elle pas une forme d’universalisation du monde ? Dès lors que les pratiques qui se répandent partout peuvent légitimement être décrites comme capitalistes, c’est bel et bien qu’elles sont devenues universelles. Le capital avance et asservit une part de plus en plus importante de la population. Ce faisant, il façonne un récit qui vaut pour tous, une histoire universelle : celle du capital.

Les théoriciens du postcolonialisme admettent du bout des lèvres le règne du capitalisme global, même s’ils lui dénient sa substance. Mais ce qui les met encore davantage dans l’embarras, c’est la seconde composante de l’analyse matérialiste, celle qui a trait aux phénomènes de résistance. Certes, ils conviennent volontiers que le capitalisme sème la révolte à mesure qu’il se propage : la célébration des luttes ouvrières, paysannes ou indigènes constitue même une figure imposée de la littérature postcoloniale, qui paraît sur ce point en accord avec l’analyse marxiste. Mais, alors que cette dernière conçoit la résistance des dominés comme l’expression de leurs intérêts de classe, la théorie postcoloniale fait délibérément l’impasse sur ces rapports de forces objectifs et universels. Pour elle, chaque fait de résistance résulte d’un phénomène local, spécifique à une culture, à une histoire, à un territoire donnés — jamais à un besoin qui caractériserait l’ensemble de l’humanité.

Dans les filets de l’exploitation

Aux yeux de Chakrabarty, relier les luttes sociales à des intérêts matérialistes revient à « assigner [aux travailleurs] une rationalité bourgeoise, puisque c’est seulement dans le cadre d’un tel système de rationalité que l’“utilité économique” d’une action (ou d’un objet, d’une relation, d’une institution, etc.) s’impose comme raisonnable (6) ». Escobar écrit lui aussi : « La théorie poststructuraliste nous invite à renoncer à l’idée du sujet en tant qu’individu cloisonné, autonome et rationnel. Le sujet est le produit de discours et de pratiques historiquement déterminés dans un grand nombre de domaines (7). » Lorsque le capitalisme soulève des oppositions, celles-ci doivent être comprises comme l’expression de besoins circonscrits à un contexte particulier. Des besoins forgés non seulement par l’histoire et par la géographie, mais aussi par une cosmologie qui se dérobe à toute tentative d’inclusion dans les récits universalisants des Lumières.

Il ne fait aucun doute que les intérêts et les désirs de chaque individu sont culturellement déterminés : sur ce plan, pas de pomme de discorde entre théoriciens postcoloniaux et progressistes plus traditionnels. Mais, pour ne prendre qu’un exemple, aucune culture ne conditionne ses sujets à se désintéresser de leur bien-être physique. La satisfaction de certains besoins fondamentaux — nourriture, logement, sécurité, etc. — s’impose sous tous les cieux et à toutes les époques, car elle est nécessaire à la reproduction de toute culture.

On peut donc affirmer que certains aspects de l’action humaine échappent aux forges des cultures, si par cela on entend qu’ils ne sont pas spécifiques à telle ou telle communauté. Ils reflètent une psychologie humaine non spécifique à une période ou à un lieu, une composante de la nature humaine.

Cela ne signifie pas que notre alimentation, nos goûts vestimentaires ou nos préférences en matière de logement ne dépendent pas d’un ensemble de traits culturels et de contingences historiques. Les adeptes du culturalisme ne manquent pas, d’ailleurs, de faire valoir la diversité de nos formes de consommation comme une preuve de ce que nos besoins sont culturellement construits. Mais pareils truismes ne disent rien de la commune aspiration des hommes à ne pas mourir de faim, de froid ou de désespoir.

Or c’est précisément de ce souci humain du bien-être que le capitalisme se nourrit partout où il s’installe. Comme l’observait Marx, la « sourde pression des rapports économiques (8) » suffit à jeter les travailleurs dans les filets de l’exploitation. C’est vrai indépendamment des cultures et des idéologies : dès lors qu’ils possèdent une force de travail (et rien d’autre), ils la vendront, car c’est la seule option dont ils disposent pour accéder à un niveau minimal de bien-être. Si leur environnement culturel les dissuade d’enrichir leur patron, ils sont libres de refuser, bien sûr ; mais cela signifie, comme l’a montré Engels, qu’ils sont libres de mourir de faim (9).

S’il sert de fondement à l’exploitation, cet aspect de la nature humaine alimente également la résistance. C’est la même impérieuse nécessité matérielle qui précipite la main-d’œuvre dans les bras des capitalistes et qui la pousse à se révolter contre les termes de son assujettissement. Car l’âpreté au gain incite les employeurs à constamment rogner sur les coûts de production, et donc à réduire la masse salariale. Dans les secteurs syndiqués ou à forte plus-value, la maximisation des profits n’excédera pas certaines limites, autorisant les travailleurs à se préoccuper de leur niveau de vie plutôt qu’à se battre pour leur survie quotidienne. Mais dans ce qu’il est convenu d’appeler le « Sud », ainsi que dans un nombre croissant de secteurs au sein du monde industrialisé, il en va tout autrement.

L’indigence des salaires se combine souvent à d’autres formes d’optimisation des profits : machines hors d’âge qu’il s’agit de rentabiliser jusqu’à leur dernier souffle, alourdissement de la charge de travail, extension des horaires, non-paiement des jours de maladie, non-prise en compte des accidents, absence de retraites et de droits au chômage, etc. Sur l’immense majorité des plates-formes où prospère le capital, la loi de l’accumulation ruine systématiquement la vocation au bien-être des travailleurs. Quand des mouvements de protestation éclatent, c’est bien souvent pour réclamer le strict minimum vital, et pas davantage, comme si des conditions de vie décentes étaient devenues un luxe inconcevable.

Imagerie exotique

La première phase du processus, soit la soumission au contrat de travail, permet au capitalisme de s’enraciner et de s’épanouir n’importe où dans le monde. La seconde étape, la résistance à l’exploitation, engendre une lutte des classes dans toutes les zones sur lesquelles le capitalisme a jeté son dévolu — ou, plus exactement, elle engendre la motivation à lutter : que celle-ci aboutisse ou non à des formes d’action collective dépend d’un vaste éventail de facteurs contingents. Quoi qu’il en soit, l’universalisation du capital a pour corollaire la lutte universelle des travailleurs en vue d’assurer leur subsistance.

Dériver ces deux formes d’universalisme d’une même composante de la nature humaine ne signifie nullement que l’affaire s’arrête là. Aux yeux de la plupart des progressistes, d’autres composantes, d’autres besoins entrent en jeu, qui dépassent allègrement les barrières culturelles : l’aspiration à la liberté, par exemple, ou à la création, ou encore à la dignité. L’humanité n’est certes pas réductible à un besoin biologique ; mais encore faut-il admettre l’existence de ce besoin-là, même s’il semble moins noble que d’autres, et lui rendre la place qu’il mérite dans les projets de transformation sociale. Que l’on puisse passer par pertes et profits une pareille évidence n’est pas un signe rassurant quant à l’état de santé de la culture intellectuelle de gauche.

A plus d’un titre, les études postcoloniales ont joué un rôle fécond. Elles ont contribué à l’essor de la production littéraire dans les pays du Sud. Dans la régression intellectuelle qui a marqué les années 1980 et 1990, elles ont ravivé la flamme de l’anticolonialisme et redonné du crédit à la critique de l’impérialisme. Leurs attaques contre une certaine arrogance eurocentrée n’ont pas eu que des effets malvenus, loin s’en faut.

Mais la contrepartie est lourde : au moment même où le capitalisme ragaillardi répand de plus belle sa force destructrice, la théorie en vogue dans les universités américaines consiste à démanteler certains des appareillages conceptuels qui permettent de comprendre la crise et d’ébaucher des perspectives stratégiques.

Les ténors du postcolonialisme ont gaspillé des hectolitres d’encre à combattre des moulins à vent qu’ils ont eux-mêmes édifiés. Et, chemin faisant, ils ont puissamment alimenté la résurgence du nativisme et de l’orientalisme. Car leur propos ne se borne pas à privilégier le local sur l’universel : leur valorisation obsessionnelle des particularités culturelles, présentées comme le seul moteur de l’action politique, a paradoxalement remis au goût du jour l’imagerie exotique et méprisante que les puissances coloniales plaquaient sur leurs conquêtes.

Tout au long du XXe siècle, les mouvements anticolonialistes s’accordaient à dénoncer l’oppression partout où elle sévissait, au motif qu’elle portait atteinte à des aspirations communes à tous les êtres humains. Aujourd’hui, au nom de l’anti-eurocentrisme, les études postcoloniales régurgitent un essentialisme culturel que la gauche considérait à raison comme un socle idéologique de la domination impériale. Quel meilleur cadeau offrir aux dictateurs qui piétinent les droits de leurs peuples que d’invoquer les cultures locales pour discréditer l’idée même de droits universels ? Le renouveau d’une gauche internationaliste et démocratique restera un vœu pieux aussi longtemps qu’on n’aura pas déblayé ces représentations et réaffirmé les deux universalismes qui s’opposent : notre humanité commune et la menace capitaliste.

Vivek Chibber

Professeur associé au département de sociologie de l’université de New York. Auteur de Postcolonial Theory and the Specter of Capital, Verso, Londres, 2013. Une version de ce texte est parue dans l’édition 2014 de la revue Socialist Register, The Merlin Press, Londres, 2013.

»» http://www.monde-diplomatique.fr/2014/05/CHIBBER/50380

(1) Lire Partha Chatterjee, «  Controverses en Inde autour de l’histoire coloniale  », Le Monde diplomatique, février 2006.

(2) Bill Ashcroft, Gareth Griffiths et Helen Triffin (sous la dir. de), The Postcolonial Studies Reader, Routledge, Londres, 1995.

(3) Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique, Editions Amsterdam, Paris, 2009.

(4) Gyan Prakash, «  Postcolonial criticism and Indian historiography  » (PDF), Social Text, no 31-32, Durham (Caroline du Nord), 1992.

(5) Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe, op. cit.

(6) Dipesh Chakrabarty, Rethinking Working-Class History : Bengal 1890 to 1940, Princeton University Press, 1989. C’est l’auteur qui souligne.

(7) Arturo Escobar, «  After nature : Steps to an anti-essentialist political ecology  », Current Anthropology, vol. 40, no 1, Chicago, février 1999.

(8) Karl Marx, Le Capital, livre premier, chapitre 28, Editions sociales, Paris, 1950 (1re éd. : 1867).

(9) Friedrich Engels, La Situation de la classe ouvrière en Angleterre, Editions sociales, 1960 (1re éd. : 1844).


URL de cet article 28268
   
Même Thème
Karl Marx, le retour - Pièce historique en un acte
Howard ZINN
Moins de cinq cents personnes contrôlent deux mille milliards de dollars en actifs commerciaux. Ces gens sont-ils plus nobles ? Travaillent-ils plus durement ? N’ai-je pas dit, voilà cent cinquante ans, que le capitalisme allait augmenter la richesse dans des proportions énormes mais que cette richesse serait concentrée dans des mains de moins en moins nombreuses ? « Gigantesque fusion de la Chemical Bank et de la Chase Manhattan Bank. Douze mille travailleurs vont perdre leur emploi… (…)
Agrandir | voir bibliographie

 

Je n’ai aucune idée à quoi pourrait ressembler une information de masse et de qualité, plus ou moins objective, plus ou moins professionnelle, plus ou moins intelligente. Je n’en ai jamais connue, sinon à de très faibles doses. D’ailleurs, je pense que nous en avons tellement perdu l’habitude que nous réagirions comme un aveugle qui retrouverait soudainement la vue : notre premier réflexe serait probablement de fermer les yeux de douleur, tant cela nous paraîtrait insupportable.

Viktor Dedaj

© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.