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"Soumission" de Houellebecq : la peur de l’Islam au service de la soumission à l’Empire.

Les livres de Houellebecq se lisent toujours aussi facilement, grâce à son écriture blanche hypnotique, et à ses incursions dans le réel quotidien : ses mini-reportages (ici, à Rocamadour) et les adresses réelles et précises attribuées à ses personnages (rue des Arènes, avenue du Cardinal Mercier) offrent le charme de la maquette, on retrouve en petit, au format livres, des lieux proches. Mais ces dehors rassurants cachent (à peine) un pamphlet anti-musulman, à l’unisson de la déferlante médiatique.

Le style du candidat musulman aux présidentielles de 1922, Mohammed ben Abbes, s’applique parfaitement à celui de Houellebecq : les journalistes, comme les lecteurs, sont "comme hypnotisés, ramollis" ; il les conduit à "une sorte de doute généralisé" où se dissolvent toutes les valeurs. Et l’instrument le plus évident de cette hypnotisation est le héros, ici François : il est si fatigué, désabusé, démuni, terne, absent, naïf, qu’on le suit sans se méfier, et on finit par se retrouver dans les situations les plus inacceptables : dans Les Particules élémentaires, c’était le remplacement de l’humanité par une race post-humaine, sur le modèle de la nouvelle race bovine mise au point par le narrateur, Michel ; ici, le remplacement de nos institutions et valeurs par un gouvernement islamique.

Car Houellebecq, tout en pratiquant la politique du pire, affecte de présenter la victoire de Mohammed ben Abbes et de sa Fraternité musulmane comme la solution la plus raisonnable aux problèmes de la France et de l’Europe. La politique du pire, c’est le climat de guerre civile où, d’emblée, il nous installe : des agressions, des explosions inexpliquées, des incendies, des scènes de meurtres et de dévastation, décrites comme si c’était notre quotidien : les musulmans, selon le narrateur, "envisagent [la] destruction" de notre système "sans frayeur particulière" ; il ne manque même pas la comparaison avec Hitler détruisant le système de la République de Weimar. Ce livre se situe clairement dans la ligne des intellectuels médiatiques qui propagent les schémas du conflit des civilisations, et préparent ainsi ce conflit, et sur une position d’extrême-droite indépassable, puisqu’il proteste en même temps contre les medias qui organisent le black out sur les violences de la "racaille" : même lorsque les bureaux de vote, pendant le deuxième tour, sont pris d’assaut, et que les morts s’accumulent, on n’entend aucune information sur aucune chaîne ni radio ; pourquoi ? cela ferait le jeu du FN.

On voit comment Houellebecq nous entraîne dans une vision totalement faussée, à contre-sens de la réalité, en partant d’observations lucides, ainsi : qu’est-ce que l’alternance démocratique ? "le partage du pouvoir entre deux gangs rivaux". Mais de telles critiques n’aboutissent jamais à un désir de lutte contre le système : Houellebecq, sautant par-dessus l’action politique, nous conduit à la destruction du système et son remplacement par un système pire, qui conserve néanmoins l’essentiel du précédent. L’Europe, nous dit-il, est en panne de valeurs, les Européens n’ont même plus envie de se reproduire, ce qui conduit au zemmourien remplacement de population : que faire ? Porter au pouvoir un Mohammed ben Abbes qui, lui, a des valeurs et un grand projet : une grande Europe qui se prolongerait sur la rive Sud de la Méditerranée, conformément à l’idée de la sarkozienne Union pour la Méditerranée. Les peuples en ont assez de l’Europe des 27 ? Qu’à cela ne tienne, on fera l’Europe des 35, encore plus autoritaire, sur le modèle de l’Empire Romain !

On pense à la stratégie de la tension, bien étudiée et documentée maintenant, en Italie : la DC et le PSI ne sont pas assez démocratiques, ils sont compromis avec la mafia ? Qu’à cela ne tienne, on les supprime et on les remplace par Berlusconi ou le gouvernement direct des banquiers.

Car la politique de ben Abbes n’apporte aucun changement économique ni social : c’est en fait une sorte de poujadisme (le "distributivisme"), qui prend acte de la disparition de la grande industrie en France et prône la petite entreprise familiale ou l’auto-entreprenariat, ou plutôt même un simple avatar néolibéral, puisqu’on réduit drastiquement le budget de l’Education et les prestations sociales.

Mais alors, Houellebecq prônerait-il sérieusement un gouvernement islamico-néolibéral en France ? En fait, l’invention d’une Fraternité musulmane au pouvoir semble obéir à deux finalités en même temps : nous persuader de l’indépassabilité du modèle libéral (sur l’air de : "Voyez, même les Frères musulmans ne pensent nullement à réduire les inégalités sociales") ; et provoquer l’indignation et la rage contre ce que ben Abbes apporte de nouveau : l’islamisation morale et religieuse de la France. Pour cela, Houellebecq fait semblant d’approuver les principes islamiques : la disparition du patriarcat a des conséquences funestes (plus de famille, une natalité en berne), rien ne vaut une femme soumise, que ce soit dans le domaine culinaire ou sexuel. En fait, l’outrance de ses positions montre son intention réelle, tout à fait pratique, qui fait sortir son livre du domaine littéraire pour le placer dans celui de la propagande : c’est un argumentaire anti-musulman, qui n’oublie aucun cliché, adressé à toutes les catégories qui, aujourd’hui encore, hésiteraient à voter FN contre le péril musulman :

 tout d’abord les femmes (et en particulier le mouvement féministe) : l’arrivée au pouvoir de ben Abbes les raye tout simplement du paysage socio-professionnel. Elles deviennent femmes au foyer (ce qui fait baisser en flèche le chômage), et femmes-pot-au-feu, pour leur plus grand plaisir d’ailleurs. Mais, même là, elles seront menacées, puisque la polygamie est instaurée et que les beurettes sont plus excitantes, et en même temps, mieux formées aux activités ménagères !

 tout le corps enseignant, "le seul qui n’ait jamais abandonné le Parti socialiste, qui avait continué à le soutenir jusqu’au bord du gouffre". Toutes les mesures de ben Abbes dans ce domaine sont autant de chiffons rouges agités sous le nez des profs : réduction du budget de l’Education Nationale, scolarité obligatoire ramenée à 12 ans, suppression de la mixité en classe, et obligation pour tous les enseignants (la catégorie la plus laïcarde de la population !) de se convertir à l’islam !

 les professeurs d’université tout particulièrement, qui, appuyés sur leurs règles de fonctionnement, se croient à l’abri de tous les aléas de la politique : ils sont pourtant soumis à la loi commune et, en cas de refus de conversion, envoyés à la retraite. S’ils acceptent de travailler dans une université islamisée, ils pourront continuer à enseigner en toute liberté ; mais, ajoute perfidement le narrateur, "la conversion finale de Rimbaud à l’islam était présentée comme une certitude".

 enfin les autres grandes religions monothéistes : "l’ennemi des musulmans, ce n’est pas les catholiques, c’est la laïcité", explique Alain Tanneur, qui travaille à la DGSI. Mais il ajoute aussitôt que le vrai but des musulmans, c’est d’obtenir la conversion des catholiques. Et le nouveau président de la Sorbonne, converti à l’islam, suggère que "l’Islam avait pour mission de purifier le monde en le débarrassant de la doctrine délétère de l’incarnation" (oubliant que les musulmans sont beaucoup moins hostiles au Christ que les juifs).

A l’égard des juifs, Houellebecq se joint à l’opération médiatique en cours (Etre juif en France, titre une revue) visant à faire croire qu’ils vivent dans un pays hostile : "il va se passer quelque chose de grave en France pour les juifs", "Quand un parti musulman arrive au pouvoir, c’est jamais bon pour les juifs" (on sait bien en fait que les Juifs ont toujours vécu paisiblement dans les pays musulmans). Du reste, tout le livre est présenté du point de vue des juifs : Myriam, dont le héros se déclare inopinément amoureux, suit ses parents en Israel ; d’abord rétive ("J’aime la France"), elle s’adapte très vite à son nouveau pays ; contrairement au marasme français, l’atmosphère, en Israel, est "extraordinairement dynamique et joyeuse, mais toujours avec un fond de tragédie sous-jacente", car "tous les jours ou presque, des kamikazes bardés d’explosifs" se font sauter, dans les autobus ou ailleurs : il ne viendra pas à l’idée du narrateur de remonter un peu en arrière pour chercher les raisons que peuvent avoir les Palestiniens d’en vouloir aux Israeliens, ni de s’intéresser aux conditions de vie des Palestiniens en territoire occupé. Il semble même qu’il pense moins aux intérêts des Français en général qu’à ceux des juifs : dès la mise en œuvre du "front républicain élargi" anti-FN, François n’a qu’un cri : "Et les juifs ?" Heureusement, le rassure-t-on, "ben Abbes a toujours travaillé à entretenir de bonnes relations avec le grand rabbin de France", et ne compromettra pas son projet politique "pour les beaux yeux du peuple palestinien".

Résumons donc l’affaire Fraternité musulmane : les classes travailleuses, les classes moyennes menacées par la mondialisation libérale n’ont rien à attendre d’elle sur le plan socio-économique, ni les Palestiniens sur le plan diplomatique. Par contre, femmes enseignants, catholiques voient leurs valeurs battues en brèche par les musulmans, et se retrouvent dans le même camp que les juifs : voilà le "front républicain élargi" anti-musulman que Houellebecq préconise pour la France, et qui s’est trouvé réalisé, par une curieuse coïncidence, à la suite de l’attentat contre Charlie Hebdo, survenu quelques heures après la sortie en librairie de Soumission. La manifestation convoquée, dans le roman, par Marine Le Pen après le premier tour des élections, et qui réunit deux millions de personnes au cri de : "Nous sommes le peuple de France", "Nous sommes chez nous", évoque étrangement la manifestation du 11 janvier et son slogan "nous sommes Charlie", gros de significations inquiétantes.

Mais il y a dans le livre un aspect particulièrement répugnant, c’est le rôle joué par le sexe. Passons sur les scènes de sexe porno, Houellebecq a beaucoup de mal à se renouveler, on dirait même qu’il s’en acquitte comme d’un pensum. Ce qui est nouveau, c’est l’association constante du sexe à la montée du parti musulman.

Le narrateur feint d’abord de s’inquiéter de son avenir sexuel (il constate une généralisation du pantalon, peu favorable à ses fantasmes, contrairement à la jupe courte). Mais, en suivant les progrès de l’islamisation dans le milieu universitaire, il se rend compte que le nouveau gouvernement a pris en main même ce domaine,
organisant un véritable communisme sexuel islamique : son principal argument à l’égard des professeurs, c’est la mise à disposition de jeunes épouses de 15 ans, périodiquement renouvelables, puisque la charia, informe la narrateur, permet d’avoir jusqu’à quatre femmes (c’est le fameux paradis des houris transposé sur terre !). Cet
argument emporte la décision de François : il accepte de réintégrer Paris III et, pour cela, de se convertir. Ainsi s’ouvrent de nouveau de beaux jours pour lui et sa bite, dans la plus agréable des soumissions.

Le dernier chapitre décrit cette conversion, dans un double jeu fort déplaisant, opposant la benoîterie des énoncés à un ton d’une ironie insultante. La profession de foi, transposée phonétiquement, dans une orthographe barbare, qui massacre volontairement l’arabe liturgique : "Ach-Hadou ane lâ ilâha illa lahou...", résonne comme un blasphème. Et Houellebecq fait comprendre que cette soumission sera catastrophique en adoptant, simplement, (pourquoi se fatiguer, l’aspect littéraire n’est pas l’essentiel du livre) le procédé de Perec dans le dernier chapitre de son "roman sociologique", Les Choses : récit du dénouement, pour l’un, au futur, pour l’autre, au conditionnel-futur dans le passé, qui annonce un destin sinistre : "Le voyage sera longtemps agréable [...]. Mais le repas qu’on leur servira sera franchement insipide." (Perec) "Le cocktail serait gai, et se prolongerait fort tard [...].
Je n’aurais rien à regretter." (Houellebecq)

Soumission est donc un livre tordu, comme son auteur, qui nous mène, comme dans Les Particules..., du diagnostic d’une crise indéniable à une fausse solution inacceptable : en faisant semblant de préconiser une solution islamique, Houellebecq fait au contraire un livre de propagande anti-musulmane, qui s’intègre à la campagne médiatique sur le péril musulman, où les musulmans sont présentés comme nos futurs maîtres, alors qu’ils sont devenus le bouc émissaire des désastres de la mondialisation libérale. Mais inutile d’insister lourdement : le terme de "soumission", choisi pour désigner l’islam, est par lui-même une sorte de code, qui résume les arguments utilisés pour dénigrer l’islam, présenté comme une religion d’esclaves, incompatible avec la démocratie ; ce qui montre bien la profondeur de la déchristianisation dans notre pays : dans toute religion monothéiste, christianisme ou islam, monde humain et monde divin relèvent de deux dimensions radicalement différentes, et tout croyant, chrétien, juif ou musulman, ne peut que se soumettre à la volonté de Dieu, c’est pourquoi la résignation a toujours été une vertu chrétienne.

Mais, contrairement au christianisme, l’islam, depuis la Révolution iranienne, était devenu, sur le plan de l’action humaine, politique, le drapeau des opposants à l’ordre libéral. C’est pourquoi il convient de le discréditer : Houellebecq apporte ici sa pierre à cette entreprise de démoralisation.

Rosa Llorens

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