Nous reproduisons ici, avec l’aimable autorisation des auteurs, un article publié initialement (le 2 mars 2014) dans la revue « Démocratie » du MOC.
Au tournant du XXIe siècle, s’est développé, chez un certain nombre d’experts et de responsables éducatifs, un engouement en faveur d’une refonte des objectifs et des méthodes d’apprentissage véhiculés par les systèmes éducatifs nationaux. Cette tendance transnationale va se traduire par l’instauration de l’ « approche par compétences » (APC) qui consiste à centrer les apprentissages sur le développement de compétences nécessaires à l’accomplissement de tâches, là où les approches traditionnelles organisent les activités d’apprentissage en se focalisant essentiellement sur les savoirs. L’APC sera très vite adoptée par un très grand nombre de pays et d’acteurs, dans l’enseignement primaire et secondaire, dans l’enseignement général et dans l’enseignement qualifiant. Ce n’est bien entendu pas le premier mouvement de ce genre dans le domaine de l’éducation. Historiquement en effet, l’éducation et les systèmes éducatifs ont toujours fait écho aux transformations sociales, économiques et politiques plus générales. Dans un premier temps, l’article examinera le rapport entre « curriculums » (c’est-à-dire l’ensemble des contenus devant être enseignés ainsi que les méthodes pédagogiques s’y référant) et « sociétés » afin de situer, dans un contexte historique, l’émergence de l’APC dans le monde occidental. Dans un second temps, des critiques d’ordre psychopédagogique et culturel seront formulées à l’égard de cette approche.
L’influence de la société
Le champ de l’éducation, à l’instar d’autres champs, est structuré par des débats internes, mais aussi par des demandes et des attentes externes, locales, nationales ou internationales. Ces demandes et ces attentes sont à l’origine d’une tension fondamentale entre autonomie et hétéronomie du champ : l’éducation se développe-t-elle de manière autonome en fonction de critères propres ou bien répond-elle à des intérêts hétéronomes (contribuer, par exemple, au développement de l’Étatnation ou à celui de compétences clés pour l’économie) ? En réalité, le champ de l’éducation a toujours été soumis, tout en y résistant partiellement, à des demandes externes, mais d’origine et de nature différentes selon les époques.
Trois archétypes de société ont dominé dans les pays occidentaux à une époque donnée : la société agraire, la société industrielle et la société post-matérialiste. Chacune d’entre elles a développé un système éducatif distinct correspondant aux enjeux et rapports de forces de l’époque.
La société agraire
La société agraire, prédominante jusqu’au début du XIXe siècle, s’inscrit dans le monde traditionnel, essentiellement rural et terrien. Les besoins y sont fixes et limités, les traditions fortes et les mobilités spatiale et sociale très réduites. Fixisme, traditionalisme, conformisme et conscience collective en sont les principales caractéristiques. La solidarité entre les individus qui font partie d’une communauté repose sur la similitude des activités exercées et sur le partage de valeurs acceptées [2]. Pour la grande majorité des gens, l’éducation s’effectue à l’intérieur du groupe d’appartenance, que ce soit dans la famille, dans la communauté de vie ou dans des corporations. Dans cette société agraire, l’éducation se réalise de proche en proche, sans contrôle central. Les contenus ne sont pratiquement pas déterminés ou programmés et les langues usitées sont nombreuses. C’est donc un système décentralisé de transmission de la culture auquel nous avons affaire [3] . Cependant, une minorité, la caste du clergé, bénéficie dès le Moyen-Âge d’une éducation centralisée par l’Église via une langue à portée « universelle » : le latin.
La société industrielle
Le XIXe siècle est marqué par le passage du monde traditionnel au monde moderne, de la société agraire à la société industrielle. Dans ce nouveau type de société, l’individu prend le pas sur le collectif. C’est également le siècle de la sécularisation, c’est-à-dire du mouvement d’émancipation sociale par rapport à la dépendance religieuse. Faisant suite aux Lumières, ce siècle est aussi celui de la formation des identités nationales et, en filigrane, de la constitution des langues nationales. Les changements techniques, organisationnels et la mobilité sociale ou spatiale nécessitent le développement d’une culture commune aux individus, en même temps qu’ils sont rendus possibles par elle. Cette société industrielle se caractérise aussi par la division du travail et la répartition des tâches. La solidarité est maintenant basée sur l’interdépendance entre les individus. Avec l’avènement de la société industrielle, on passe définitivement dans un système éducatif centralisé : constitution de professionnels de l’enseignement, contrôle central étatique, contenus prescrits dans des programmes et langue officielle d’enseignement. L’alphabétisation de la totalité du corps social devient une nécessité pour faire face au capitalisme industriel. L’éducation s’effectue dorénavant obligatoirement en dehors du groupe d’appartenance, dans des institutions destinées à la transmission de la culture : les écoles primaires et secondaires. D’une éducation de « castes » advient une éducation de « classes ». Pour la classe ouvrière dominée, celle des travailleurs-exécutants, des compétences minimales telles que la lecture, l’écriture et le calcul sont enseignées. Concernant la classe bourgeoise dominante, le débat des contenus fait rage entre les études classiques et les études scientifiques. Le XXe siècle sera finalement marqué par un long processus de démocratisation-massification de l’enseignement.
La société post-matérialiste
La fin des années septante, marquant surtout la fin des « Trente Glorieuses », a sonné le glas de la conception fordiste du travail, c’est-à-dire celle fondée sur une division claire du travail par métiers ou par professions distinctement reconnus et celle de la lutte des classes. La société industrielle fait donc progressivement place à une société post-matérialiste. L’économie de la connaissance y est en plein essor. Un nouveau lexique pour penser le travail se construit, et même s’il connaît des variations entre États, il se voit largement diffusé internationalement. Certaines notions en particulier acquièrent une forte légitimité. C’est le cas de la notion de « compétence », mais aussi celles de « l’apprentissage tout au long de la vie », la « flexibilité », l’« adaptabilité », la « polyvalence », les capacités de « communication », chacune rompant avec d’anciennes formes de délimitations. Ainsi, la notion de « compétence » est une manière de briser la notion stabilisée de « qualification » [4] et de définir d’une manière moins précise, moins stable et moins délimitée les qualités des travailleurs. L’interdépendance dans la division du travail se transforme donc progressivement : la solidarité fondée sur des rôles clairement déterminés (savoirs, savoir-faire) fait peu à peu place à une solidarité basée sur des rôles personnalisables et changeants (notions de talent, de compétences).
Allégeance à l’économie
Parallèlement, le politique entre en crise et l’État-nation est fragilisé dans ses missions fondamentales, cette crise faisant suite d’une part à « la périphérisation de l’État induite par la mondialisation, et d’autre part [à] la généralisation de l’individualisme libéral qui, au nom de l’émancipation et de l’autonomie, disqualifie l’affirmation de valeurs collectives » [5]. Face à des pressions supranationales (Union européenne...), les États sont indirectement dépouillés de leurs compétences et sont amenés à adopter le modèle de la « gouvernance » centré sur l’efficacité, la gestion et le pilotage de sous-systèmes.
Dans ce contexte socio-politico-économique, un concept clé émerge dans le champ éducatif : le concept de « compétence ». La notion naît et prend de l’ampleur dans le monde des entreprises dès les années 1980. Bien que, ou parce que, floue et polysémique, elle devient une catégorie symbolique centrale pour penser et définir les qualités attendues des travailleurs, ainsi que les procédures d’évaluation de ces derniers. Il ne fait plus guère de doute aujourd’hui que la notion de « compétence » a entamé son déploiement dans les systèmes éducatifs au moment où les entreprises – et le secteur du management en leur sein – l’ont intégrée comme principe de définition des tâches, d’évaluation des personnes et de régulation des carrières.
D’ailleurs, depuis 2011, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ne cache plus le fait qu’elle recherche l’efficience des systèmes éducatifs à des fins d’employabilité. En mai 2012, une stratégie de consolidation des compétences a débuté dans cette perspective. Elle s’appuie, d’une part, sur les indicateurs du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA) et, d’autre part, sur une nouvelle étude, le Programme pour l’évaluation internationale des compétences des adultes (PIAAC) [6].
Pour conclure cette mise en perspective historique, reprenons-en le fil. Les recompositions des curriculums se sont dans un premier temps et progressivement émancipées d’une base religieuse par un processus de sécularisation : le système éducatif s’est donc différencié du système religieux. Le champ de l’éducation a ensuite été largement au service du champ politique dans ses efforts de construction des États-nations. Enfin, aujourd’hui, le champ éducatif se trouve de plus en plus soumis à des demandes externes issues principalement du champ économique, de plus en plus dominant. Sans doute, le capitalisme globalisé et la valorisation d’une conscience personnelle singulière favorisent-ils ce processus. L’approche par compétences dans le système éducatif n’étant que le reflet de cette mutation...
Deux critiques fondamentales peuvent être opposées à cette approche : une première d’ordre psychopédagogique et une seconde d’ordre culturel.
Une vision (politique) dangereuse
De plus en plus, l’avenir de l’enseignement francophone ne semble être envisagé qu’à travers le prisme de l’économie. Et cette vision semble s’être durablement ancrée chez nos dirigeants politiques. Ainsi, dans le récent plan « Marshall 2022 », les défis de l’école sont traités conjointement avec ceux de la formation et de l’emploi. Il s’agit avant tout de faire correspondre l’enseignement aux besoins des entreprises et du marché du travail, quitte à reléguer les missions fondamentales de l’école au second plan. Pourtant, alors que les enquêtes PISA démontrent que notre système scolaire est un des champions des inégalités, il y a urgence de faire de l’école une vraie institution démocratique, productrice d’égalité sociale et d’émancipation individuelle et collective.
Une critique psychopédagogique
Si la notion a pu percer dans l’enseignement, c’est en grande partie grâce à un consensus entre deux mondes différents, voire opposés : le monde économique et le monde pédagogique. Pour Bernard Delvaux [7], ce concept étendard a opéré un compromis entre les attentes du patronat préoccupé par la préparation des individus au marché du travail et des courants pédagogiques attachés au développement de l’enfant. De nombreux auteurs [8] estiment que le concept de compétence est avant tout issu du monde de l’entreprise. Il a ensuite été diffusé par l’OCDE aux dirigeants politiques pour se propager progressivement au sein des systèmes éducatifs : d’abord, dans le secteur de la formation professionnelle, puis dans l’enseignement qualifiant et finalement, dans l’enseignement général. Mais si la mobilisation à bon escient des savoirs en situation de vie est un enjeu fondamental dans l’enseignement, l’erreur est de croire que l’« approche par compétences » apporte une solution probante à ce problème fondamental.
La Communauté française définit officiellement la notion de compétence en tant qu’« aptitude à mettre en œuvre un ensemble organisé de savoirs, de savoir-faire et d’attitudes permettant d’accomplir un certain nombre de tâches ». Cette définition est très ambiguë et floue. Marcel Crahay qui, rappelons-le, est un des pères de l’approche par compétences en Communauté française, affirme aujourd’hui que la notion n’est pas consolidée par une théorie scientifique et qu’en outre, elle « fait figure de caverne d’Ali Baba conceptuelle dans laquelle il est possible de rencontrer juxtaposés tous les courants théoriques de la psychologie, quand bien même ceux-ci sont en fait opposés » [9]. Deux constats peuvent être tirés de ces propos. D’une part, quand on examine les compétences présentées dans les référentiels officiels, on peut rencontrer des difficultés à les soumettre avec succès aux caractéristiques de la définition. Ainsi, on peut s’interroger pour savoir en quoi les compétences « tracer des figures simples » ou « repérer les organisateurs textuels » se différencient de simples savoir-faire. D’autre part, ce qui est primordial au regard de la définition, c’est d’accomplir une tâche, de résoudre un problème et non de construire des savoirs, qui ne sont envisagés que comme des moyens nécessaires à la réalisation de la tâche : La résolution de la tâche est l’objectif final et le critère de réussite. Le savoir, lui, n’intervient que comme un « accessoire » [10] qui est relégué au rayon des « garnitures intellectuelles » [11].
On peut en effet regretter que l’approche par compétences ne se fonde pas vraiment sur les apports de la psychologie du développement de l’enfant, en vertu de laquelle c’est le développement des « connaissances » qui est important et non la réussite de la tâche. Ce faisant, la confection des programmes d’études devrait plutôt donner la priorité au développement des savoirs qu’à la maîtrise de compétences.
En permutant les buts et les moyens, la notion de compétence affirme sans ambages son origine entrepreneuriale où seul compte le résultat final. Et elle confirme au passage le processus de colonisation du monde éducatif par le monde économique.
L’écueil culturel
L’examen des référentiels formels actuels montre qu’ils découlent pour l’essentiel d’une conception « pratique » ou « instrumentale ». La « communication » et « la résolution de problèmes » sont au centre du dispositif de sélection des contenus. Par contre, les référentiels contiennent de moins en moins de contenus portant sur le patrimoine culturel, c’est-à-dire sur la transmission des valeurs et des références essentielles dans lesquelles peuvent se reconnaître une communauté, une nation et une civilisation [12].
Cette carence pourrait s’expliquer par le développement d’affirmations multiculturelles dans nos sociétés. Par conséquent, doit-on penser que la « neutralisation » culturelle serait un mal nécessaire pour répondre à la question des publics diversifiés ? Selon nous, cette réponse n’est qu’une explication secondaire qui en dissimule une autre, principale : le patrimoine culturel tend à devenir accessoire dans le champ éducatif colonisé de plus en plus par le champ économique.
La lutte pour la conservation de son autonomie devient un enjeu capital. Un premier combat consiste donc à redonner au curriculum ses couleurs citoyenne et humaniste. C’est le sens d’une proposition du Conseil de l’éducation et de la formation (CEF) de novembre 2011 qui recommande de créer un espace pour la « Bildung » [13] dans le curriculum, car « si apprendre à écrire, à lire et à compter est essentiel pour tous, cela n’est vraiment pas suffisant ». D’après nous, les curricula ne peuvent pas négliger la transmission d’un patrimoine culturel décliné en termes de valeurs et de références sociétales essentielles.
Se pose alors la question du choix de ces références et des valeurs dans une société multiculturelle. Il existe deux manières, opposées, de prendre en compte le multiculturalisme dans un système éducatif. La première consiste à opter pour « un multiculturalisme séparateur et défensif ». Cette alternative admet les spécificités et particularités culturelles de chaque groupe ou de chaque communauté. Mais elle aboutit à des systèmes éducatifs rendant possibles des scolarisations séparées, chaque communauté ayant son propre curriculum, ses propres établissements scolaires... Peut-on opter pour une conception de l’éducation où toutes les valeurs et tous les contenus des différents groupes culturels seraient supposés être également acceptables pour la seule raison qu’ils sont différents les uns des autres ? Ce n’est en tout cas pas notre avis. C’est pourquoi nous pensons que la seconde alternative, celle visant « un interculturalisme », est préférable. Cette option institue des systèmes éducatifs mélangeant les élèves d’origines culturelles diversifiées. Ce faisant, l’édification d’un « patrimoine » ou d’un horizon culturel scolaire commun devient nécessaire et indispensable pour pouvoir « apprécier ce qui est particulier à l’aune de ce qui est universel » [14]. En effet, on ne peut véritablement respecter l’altérité de l’autre que si on reconnaît cette altérité comme une autre modalité de l’humain. Concrètement, cet horizon doit donc définir des valeurs partagées à visée universelle pouvant servir de base à l’édification de contenus et de références scolaires.
Conclusions
La mise en perspective historique a montré que l’approche par compétences pouvait être comprise comme l’indice d’une dépendance de plus en plus forte du champ éducatif vis-à-vis des demandes du champ économique. Cela nous a permis de mettre en évidence et d’expliquer deux limites de l’approche par compétences : sa faiblesse en termes de fondement psychopédagogique et sa relative déficience au niveau culturel, particulièrement par rapport à ses visées citoyennes et humanistes.
Toutefois, nous ne souhaitons pas jeter le bébé avec l’eau du bain, mais bien réaffirmer qu’il faut redonner au champ éducatif une autonomie lui permettant de surmonter les limites liées à cette approche « située et datée », tout en conservant ses aspects les plus positifs afin de participer au développement citoyen et humaniste de l’enfant, sujet dans une société multiculturelle et mondialisée.
Arnault Deltour, Eric Mangez