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Perdre son emploi c’est perdre son identité sociale, la sécurité matérielle, des liens sociaux, son métier, sa force. C’est devenir coupable...

Claude Halmos. Est-ce ainsi que les hommes vivent ?

Le seul petit problème que me pose le dernier livre de Claude Halmos est sa définition du mot « crise ». La psychanalyste définit le concept de « crise économique » par « une période de difficultés économiques accrues. » Si les mots ont un sens, « crise » (d’un mot grec signifiant décision, phase aigüe d’une maladie) renvoie à un phénomène brutal, violent, soudain. On parlera de crise cardiaque, ou de crise de foie. Par extension, on utilisera le terme crise pour qualifier une période soudaine de tensions, de conflits ou de déséquilibres : la crise des Balkans.

Depuis le milieu des années soixante-dix, l’immense majorité de la population mondiale subit tout autre chose qu’une crise. Il s’agit d’une guerre menée par l’hyper bourgeoisie contre les peuples, selon la constatation réaliste du milliardaire étasunien Warren Buffet en 2005, qui parlait, non pas de “ lutte des classes ” mais de “ guerre de classes ” (class warfare). Une guerre de positions, menée avec rigueur, savamment orchestrée, qui utilise toutes sortes de relais et de leurres. L’une de ces tromperies étant que la pénurie, le manque, « l’austérité » chère aux Solfériniens et à l’Union européenne, sont inévitables et inguérissables à court et moyen termes alors qu’ils sont des méthodes d’asservissement. Dans les pays du Nord, cette guerre a d’abord visé et frappé les marginaux, puis le prolétariat et enfin les classes moyennes, au point que dans la conscience claire de tous et de chacun – le livre de Claude Halmos l’expose et le démontre magistralement – s’est installée l’idée que cette guerre est totale, que ses victimes sont effectivement et potentiellement innombrables. L’auteur pense que cette guerre n’est pas forcément gagnable. Elle l’est, comme toutes les guerres … Même s’il est plus difficile de remonter une pente que de la descendre. Claude Halmos a d’ailleurs conçu ce livre comme une « arme » de « combat et d’espoir ». Selon elle, un retournement favorable de situation ne pourrait être réalisé avant une ou deux générations. Et elle postule que les enfants qui vivent aujourd’hui dans la misère économique, culturelle et affective ne s’en remettront jamais.

Le problème avec cette « crise » c’est qu’elle n’est généralement pas traumatique. Elle ne tombe pas sur les individus comme une catastrophe mais comme une lente fatalité. D’où ce conseil de l’auteur aux victimes : « Le monde vous fait payer sa maladie, c’est pour cela que vous allez mal. Et si vous ne supportez pas ce que vous avez à vivre, ce n’est pas parce que vous êtes fragile, c’est parce que c’est invivable. »

Plus qu’aucun autre, le système capitaliste nous fait croire que la vie sociale relève de l’avoir alors que, Claude Halmos le démontre, il relève de l’être. D’où la difficulté de cerner, par exemple, les causes et les conséquences d’un chômage soudain. Ce chômage frappe dramatiquement les jeunes : un sur cinq est toujours sans emploi après avoir quitté l’école. La tentation est de plus en plus banale, dans les « quartiers », de se débrouiller hors-la-loi en trafiquant, donc en intégrant et en cautionnant de manière extrême les codes de l’injustice et de la violence produits par la guerre systémique. Cette déviance rejaillit sur les parents qui se culpabilisent et excusent des vies sociales construites « sur le cadavre des rêves des jeunes, de leurs projet d’avenir, de leurs désirs. »

Le chômage relève de l’être dans la mesure où il débouche sur une mise à mort sociale. Il tue la vie d’avant car il efface l’image de ce que l’individu a pu être ; il tue la vie d’après car il empêche l’espoir. Et puis il y a le problème, fort bien exposé par l’auteur, de l’annulation de l’identité sociale. Aux yeux des autres et des pouvoirs publics, l’individu cesse d’être un boulanger, un commercial, un pompiste pour devenir et n’être plus qu’un « chômeur ». Qui que vous soyez, dès lors que vous franchissez les portes de Pôle Emploi, vous êtes inventorié comme « chômeur ». Vous n’avez plus de métier. Le licenciement vous a rayé du territoire de votre vie sociale, vous êtes « déraciné », « exilé ». Le traumatisme ne sera vraisemblablement pas soigné car le salarié licencié aura perdu tout contact avec le service médical de l’entreprise. D’où l’objectif des Solfériniens, pour plaire au patronat, de restreindre les prérogatives de la médecine du travail. Étant, de par la volonté des pouvoirs publics, en sous-effectif, Pôle Emploi peine à s’adresser de manière personnalisée aux chômeurs qui reçoivent des courriers type où ils ne sont pas même nommés. L’ancien travailleur n’est plus qu’un numéro. Après quelques mois, il subit une nouvelle condamnation symbolique : il est désormais en « fin de droits ». Il n’a donc, écrit Claude Halmos, « même plus le droit d’avoir le moindre droit ». L’argent qu’il reçoit ne correspond plus à celui de la protection sociale qu’il a alimenté en tant que travailleur, mais à celui de la solidarité nationale vécu comme de la charité, de l’« assistance », comme on dit dans la classe dirigeante. Et le chômeur doit inscrire sa détresse dans la durée : quatre enregistrés sur dix à Pôle Emploi le sont depuis plus d’un an. En tout état de cause, travailleurs comme chômeurs sont dans un isolement qui les empêche de réagir aux agressions patronales et politiques. Un exemple tout récent : il y a un an, “ Bulldozer ” Gattaz (c’est ainsi que ses admirateurs le surnomment affectueusement – il faut dire qu’il a l’humanité et la finesse de l’engin) met sur le tapis le problème du travail du dimanche. On entend des cris d’orfraie contre ce projet. “ Bulldozer ” le met en sourdine et fait jouer ses relais dans les médias qui en parlent savamment, toujours dans le même sens : cela va créer des centaines de milliers d’emplois (comme l’Euro, n’est-ce pas Delors ?). Ces jours-ci, Gattaz sonne Macron qui sort de ses cartons un projet ultralibéral auquel les patrons n’avaient même pas rêvé. Quinze militants de la CGT se battant en duel protestent. Isolés, les travailleurs perdent tout repère, toute conscience de classe. Le travail déréglementé sert d’abord à cela.

Perdre son emploi c’est donc perdre son identité sociale, la sécurité matérielle, des liens sociaux, son métier, sa force. C’est devenir coupable, dévalorisé, honteux. Jusqu’en l’an 2000, se souvient Halmos, le chômage était globalement perçu comme relevant de la responsabilité du système économique. Depuis, le responsable du chômage est devenu – Sarkozy, Bertrand, Rebsamem aidant – le chômeur lui-même. Le chômeur se sent donc disqualifié dans son être, la pauvreté étant un état. Car, précise Claude Halmos, devenir pauvre c’est devenir « un » pauvre.

Au bout de la dégringolade, le pauvre deviendra peut-être « SDF ». On ne reviendra pas sur cet acronyme des temps modernes qui ne dit pas les choses et masque toutes les réalités. Chacun sait aujourd’hui qu’entre l’avec domicile fixe et le sans domicile fixe il n’y a qu’un pas. À Paris, la population de SDF a doublé entre 2000 et 2014. Un SDF sur trois travaille. Parmi les couples de SDF sans enfants, un sur deux n’a aucune ressource.

La misère est désormais massive. Selon les critères officiels, 8,8 millions de personnes sont considérées comme pauvres, dont 1,9 millions pourvues d’un emploi. 55% sont des femmes. Deux retraités pauvres sur trois sont des femmes. 3,5 millions de personnes ont recours à l’aide alimentaire. Des millions d’enfants ne mangent jamais de légumes frais.

Claude Halmos n’oublie pas les vieux. Pardon : les séniors, vous savez bien, ces travailleurs qui viennent d’avoir cinquante ans. Le chômage est vécu très durement pour eux durement car ils sont condamnés à prouver l’improuvable : leur utilité sociale selon les critères de rendement capitaliste. Des centaines de milliers d’individus se retrouvent en retraite forcée avant l’âge légal de la retraite, ce qui n’est pas arrivé à Juppé, l’un des premiers fossoyeurs, qui a bénéficié – légalement – d’une pension de l’État à cinquante-sept ans et demi. L’inactivité forcée est vécue comme une « mutilation », nous dit Halmos. La date de péremption arrive de plus en plus tôt. Pour lutter du mieux qu’ils peuvent contre ce largage, les travailleurs ont recours, non à l’absentéisme, comme le disent les démagos du style Sarkozy, mais au présentéisme. Il s’agit de montrer qu’on est disponible, même en dehors des heures statutaires, qu’on est en permanence au bout du téléphone sans fil, le doigt sur la couture du pantalon. D’où l’épuisement, le tristement célèbre burn-out.

Un plaisantin disait récemment qu’un électeur du Front national, c’était un électeur communiste qui avait été cambriolé deux fois. Il y a vingt ans, personne n’imaginait que des flopées de syndiqués, de communistes, voteraient facho. C’est pourtant ce qui s’est passé, par exemple, à Hénin-Beaumont où des cités d’ouvriers et de chômeurs ont basculé. La fin des solidarités ont ouvert un boulevard au FN car les pauvres, en se trompant d’ennemi, ont fini par croire que le danger venait de l’autre soi-même. Traiter le plus grand nombre de façon inhumaine, nous dit Claude Halmos, revient à « ouvrir la porte à l’inhumanité. »

Que nous dit le préambule de la Constitution de 1946 ?

« Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés.

Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi. »

Tiens donc.

Paris : Fayard, 2014.

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