Établi en France par la Constitution des droits de l’homme et du citoyen de 1789, il permet à chacun d’exprimer pleinement ses libertés individuelles. Choix des dirigeants, moyen de faire entendre sa voix, voter reste selon la vulgate officielle le moyen le plus efficace et le plus direct de participer à la vie démocratique. La pétition, la grève, la manifestation, etc. ne sont que le corollaire du droit de vote qui reste le rouage fondamental du système démocratique. Cet horizon semble généralement indépassable. Alors, quand Herbert Marcuse affirme « qu’une des réalisations de la civilisation industrielle avancée est la régression non-terroriste et démocratique de la liberté, la non-liberté efficace, lisse, raisonnable, qui semble plonger ses racines dans le progrès technique même », cette phrase interpelle. Pour bien comprendre ce que le philosophe allemand voulait dire, il est nécessaire de comprendre les nouvelles formes d’assujettissement de la société postmoderne d’aujourd’hui, royaume de l’illusion réconfortante chère à Chomsky.
Depuis la disparition du Rideau de Fer et la chute du mur de Berlin, d’aucuns se croient entrés dans une ère post-idéologique. Une ère libérée des dogmatismes du XXème siècle, un monde dans lequel chaque individu est en mesure de déterminer lui-même le contenu de ses représentations intellectuelles, morales, politiques et religieuses. « On pense à ce que l’on veut et on pense soi-même à ses idées », nous dit-on.
À partir de la fin des années soixante-dix, le néolibéralisme apparaît comme la nouvelle idéologie dominante. Elle sera d’abord mise en application aux États-Unis avec le président Ronald Reagan et en Grande-Bretagne avec Margaret Thatcher avant de se propager au reste du monde. Sur le plan politique, le néolibéralisme prône une réduction maximale de l’État ce qui, mécaniquement, accentue le pouvoir de l’oligarchie. Sur le plan économique, c’est le développement du marché dans tous les domaines, la financiarisation d’une partie du capital et la mondialisation du commerce. L’État n’est plus à même de réguler à lui seul le marché, en conformité avec lequel la politique doit désormais évoluer. On assiste à un renforcement de la libéralisation, de la privatisation et de la dérégulation. Lesconséquences sociales de ces mutations économiques sont de plus en plus perceptibles et douloureuses : l’émergence d’une « classe supérieure » adaptée au nouvel environnement concurrentiel va de pair avec celle d’un groupe sans cesse grandissant de personnes laissées pour compte. Les intérêts du marché l’emportent sur ceux de la société.
Ces mutations économiques et politiques influencent profondément le monde des idées et de la culture. Ces activités humaines ne doivent-elles pas elles aussi se soumettre aux lois du marché ? Les produits culturels deviennent interchangeables, la solidarité humaine est réduite à des rapports entre producteurs et consommateurs et les institutions culturelles deviennent des entreprises du marché de la culture.
C’est dans les médias, qui règnent à présent en maîtres sur le domaine culturel, que la commercialisation de la culture est la plus évidente. Les médias sont désormais plus importants dans la socialisation que ne l’étaient l’enseignement et l’Eglise autrefois. La télévision occupe aujourd’hui une place prépondérante dans notre société. Elle est pour ainsi dire le ciment social ; elle constitue le cadre référentiel, quasi unique, de la société. Les médias, on peut s’en douter, fonctionnent à tous égards selon des critères privés, inspirés du marché. Il y a encore une vingtaine d’années, les journaux dépendaient (en partie) pour leur financement d’organisations politiques ou philosophiques. La presse d’opinion était encore bien présente. De nos jours, tous les journaux sont des produits commerciaux dirigés par des entrepreneurs (des patrons) et soumis fatalement aux lois du marché. Il en va de pair avec la télévision.
Ne parlons pas de l’abrutissement dont est victime le secteur médiatique dans sa quasi-totalité. La plupart des journaux et émissions télévisées réduisent l’information et d’actualité aux futilités de la vie quotidienne. Les actualités se traduisent en taux d’audience, si bien que l’information n’est plus diffusée qu’à la condition de générer du profit. Les médias sont pour ainsi dire des producteurs de matière idéologique. Ils déterminent ce dont on parle et ce dont ne parle pas, ce qui peut être regardé et ce qui ne peut pas l’être, qui est ou qui n’est pas « expert ». Ils définissent les limites de la critique permise ; ils font partie de la grande industrie du divertissement, source d’enrichissement infinie pour les propriétaires et ses vedettes.
Le concept d’idéologie se voit dans ce contexte singulièrement réduit à une pensée unique. « Symbole d’un marché désincarné et sans visage, cette dernière évoque une représentation insaisissable du pouvoir, entre dispersion et disparition, dissémination et dissolution ». Notre époque est finalement la plus idéologique qui soit. Comme l’écrivait Marx il y a près de deux siècles dans l’Idéologie allemande, « les pensées de la classe dominante sont les pensées dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance dominante spirituelle ». Ainsi, les pensées dominantes ne sont pas autre chose que l’expression idéale des rapports matériels dominants, elles sont ces rapports matériels dominants saisis sous forme d’idées, donc l’expression des rapports qui font d’une classe la classe dominante. Ce sont en quelque sorte les idées de sa domination. Le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire, la société dans son ensemble, sont dominés par les relations sociales qu’impose cette pensée unique. Les propositions et projets de lois sont pensés à partir de cet environnement. Sous les apparences de liberté se cache en réalité une dictature suffisamment subtile pour faire croire au plus grand nombre qu’il est encore libre.