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Las Piedras, miroir du naufrage uruguayen / Trop lente « urgence sociale ».


Le Courrier, samedi 10 septembre 2005.


Reportage - Krach de 2002, crise structurelle et Etat social quasi inexistant... le cocktail uruguayen a plongé des centaines de milliers de personnes dans la misère. La lueur d’espoir provient du travail acharné d’ONG, tel le Centre d’éducation populaire, à Las Piedras, qui travaille avec les enfants des nouveaux pauvres.


Appuyés à la clôture ou virevoltants, une cinquantaine de gamins piaffent d’impatience. Il est 13h05 et les portes du Club d’enfants de Las Piedras restent closes. Animateurs, enseignante, coordinatrice et psychologue s’accordent une minute de repos supplémentaire avant l’entrée des « fauves ».
Dans cette banlieue grise de Montevideo, le Club d’enfants géré par le Centre d’éducation populaire (CEP) est un précieux îlot. Pour les bambins (5-13ans) des nouveaux pauvres, entassés à deux pas de là dans un Cantegril [1], un espace de jeu et d’attention vaut tout l’or du monde. D’autant que chacun des nonante gamins accueillis quotidiennement recevra un repas.


Beaucoup avec rien

L’endroit n’a pourtant rien d’idyllique. Au mobilier rudimentaire et aux murs nus s’ajoute l’exiguïté des lieux. Une cuisine, un atelier, un bureau et deux petites salles de classe se partagent une centaine de mètres carrés. Chaque matin et chaque après-midi, deux animateurs et un prof doivent s’en contenter pour assurer appui scolaire, « développement psychomoteur » et éveil à la création. Une mission ardue devant tant de rage accumulée. « Ils sont toujours un peu agités au début », nous confie dans le tumulte Marcelo, le jeune animateur à la patience infinie.

Heureusement, aujourd’hui, le beau temps est de la partie ; les enfants pourront s’ébattre dans la petite cour et le jardin. « Nous voulons leur éviter d’être confinés. Ils sont déjà à l’étroit chez eux, entassés à quarante à l’école ; ils ont besoin d’espace pour se décharger », souligne Cristina. Mais dégoter un nouveau bâtiment plus spacieux aux abords du Cantegril demeure un rêve, concède la coordinatrice du Club avec un vague sourire.


Utopie en action

Au CEP, l’utopie est pourtant chose sérieuse, une tradition. En 1987, ils ne sont qu’une poignée d’étudiants en sociologie à investir le populaire Département de Canelones -qui ceinture la capitale Montevideo- afin de susciter des initiatives communautaires parmi sa population ouvrière. Le CEP n’existe pas encore mais sa philosophie est déjà incontournable. « Nous nous adressons en premier lieu aux enfants, dans l’espoir de toucher l’ensemble de la communauté et l’amener à se prendre en mains », expose Mirta, présidente et fondatrice du Centre.

L’indifférence du pouvoir mettra des années à être secouée. Une première reconnaissance arrive en 1995, lorsque le CEP se transforme en fondation et obtient une aide publique pour mener un programme d’insertion professionnelle et gérer l’unique institution parascolaire de Las Piedras.

Des succès qui font tâche d’huile. En 1997, le CEP est sollicitée par des habitants de la cité voisine de La Paz pour ouvrir un second Club juvénil. Simultanément, la fondation met en place un système de « libération assistée » destiné aux ados en délicatesse avec la justice. Actuellement, les huit projets estampillés CEP occupent pas moins de quarante-cinq travailleurs sociaux...


Naufrage d’un pays

Une inflation qui s’explique ; s’ils arrivaient aujourd’hui à Las Piedras, les jeunes idéalistes de 1987 ne reconnaîtraient plus la ville. Arcades abandonnées, bâtiments délabrés, bidonvilles en périphérie, en vingt ans de désindustrialisation et deux crises économiques (1998 et 2002), la seconde ville du pays (180000 habitants) en est devenue son miroir. Par milliers, les paysans pauvres ont afflué, attirés par les lumières de Montevideo. Avec les déclassés des villes -incapables d’assumer loyer ou hypothèque- ils ont bâti Pueblo Nuevo ou Corfrisa. Autant de quartiers de fortune que la pluie transforme régulièrement en cloaques insalubres. « Beaucoup de ces nouveaux pauvres vivent de ce qu’ils trouvent dans les poubelles », indique Julián, jeune coopérant helvético-uruguayen mandaté auprès du CEP par le Groupe Volontaires Outre Mer [2].

Des miettes modestes, au demeurant, car la paupérisation n’épargne plus personne. Dans la zone couverte par le Centre d’éducation populaire, le typhon économique de 2002 a laissé plus d’un foyer sur deux sous le seuil de pauvreté. A Canelones, un travailleur sur cinq -dont un jeune sur trois- pointe au chômage.

La catastrophe est telle que, pour nombre d’enfants, le Club s’est converti en unique alternative à la rue. La violence préoccupe particulièrement les éducateurs. Celle des jeunes, mais surtout celle des parents, favorisée par l’abus d’alcool et la promiscuité. « Nous devons de plus en plus souvent réorienter des enfants malades vers les services compétents », s’inquiète Cristina.


Cultiver son jardin...

Dans un tel contexte, la récente victoire du centre-gauche aux élections nationales et locales a fait naître bien des espoirs. « Pour la première fois, nous avons obtenu un rendez-vous avec l’intendant (chef du Département, ndlr) », se réjouit Mirta.

De nouveaux soutiens financiers sont également envisagés au niveau national. Mais l’équipe du CEP ne se fait pas trop d’illusions. Les défis sociaux que doit affronter le nouveau gouvernement sont immenses et les infrastructures existantes très largement insuffisantes.

A Las Piedras, on continuera de faire des miracles avec pas grand-chose. Comme ce potager conçu dans le jardin du Club, qui donne le goût de la terre aux gamins du Cantegril. « Leurs campements disposent tous d’un terrain vague. A travers les enfants, nous tentons de susciter la création de potagers communautaires », explique Cristina.
Et, à en croire Julián, des vocations semblent effectivement émerger. « Les enfants ne se cachent plus pour ramasser les rebus du marché aux légumes, relève le coopérant. Ils sont fiers d’en faire du compost pour leur potager ; ils se sentent valorisés à travers une action productive collective. Cela résume bien la démarche du CEP ! »


Uruguay : Trop lente « urgence sociale »


Deux cents millions de dollars pour le « Plan d’attention à l’urgence sociale » (PANES). La somme inscrite au projet de budget 2006 est rondelette. Cette mesure phare du nouveau gouvernement uruguayen de centre-gauche à l’égard des plus démunis sera en fait financée par un prêt sur quatre ans de la Banque interaméricaine de développement (BID). Fidèle à ses engagements internationaux, le président Tabaré Vazquez se refuse à renforcer la pression fiscale, tout en maintenant son objectif de se « déconnecter » du FMI. Soit d’accélérer le remboursement des créances publiques.

Concrètement, la mise en oeuvre du PANES dépend du Ministère de développement social (MDS), dirigé par la communiste Marina Arismendi. Il doit permettre de couvrir les besoins de base des citoyens les plus démunis -dont le nombre est estimé à 200000- et les aider à « construire des routes de sortie de l’indigence », selon la terminologie officielle. Sept programmes seront testés sur deux ans, avec pour principales mesures l’attribution d’un « salaire citoyen » de 1300pesos (60francs), des distributions alimentaires et la mise en place d’emplois temporaires destinés aux chômeurs de longue durée.

Voilà pour la théorie. En pratique, lancé en mai dernier, le PANES semble loin d’avoir trouvé ses marques. La faute d’abord à une situation sociale largement sous-évaluée. Cinq jours après son lancement, plus de 90000 personnes avaient déjà adressé une demande d’aide au ministère.

Débordé, le MDS a fait appel à des volontaires issus des universités pour vérifier le bien-fondé de chaque demande. « Imaginez des étudiants faire le tour des Cantegrils pour rechercher « leur » candidat puis enquêter sur lui ! » se désespère un travailleur social.

En août, le ministère devait admettre que seuls 15500 personnes recevaient le fameux « salaire citoyen ». De quoi attiser la colère des quartiers, dont certains n’ont pas hésité à protester en bloquant des routes, tels des piqueteros argentins...
Sur le terrain, les activistes grondent : « Ce plan a été conçu d’en haut, sans consulter la base », accuse l’un d’entre eux. Pourtant sans les ONG, sensées gérer localement ces programmes, le plan est paralysé. « Certains projets n’ont trouvé aucun preneur dans les quartiers les plus difficiles. C’est un comble ! Ceux qui en ont le plus besoin en sont finalement exclus ! » s’énerve le militant associatif.

Au Centre d’éducation populaire (CEP), qui a déjà obtenu deux accréditations de projet [3], on se montre plus circonspect. « Ces difficultés sont réelles », admet Mirta. La présidente du CEP n’oublie toutefois pas que « c’est la première fois qu’un gouvernement s’intéresse vraiment à cette population ! » Malicieusement, elle ajoute : « On s’est toujours plaint que les politiques sociales n’étaient pas cohérentes, mal coordonnées, voire carrément clientélistes. On espère sincèrement que ce plan a été mieux réfléchi... »


Une aide suisse ?


La vie du Centre d’éducation populaire n’a rien d’un long fleuve tranquille. Les soucis financiers font partie du quotidien, en particulier depuis le krach de 2002. « La crise économique nous a plongés dans une crise institutionnelle », déplore Mirta, présidente de la fondation.

En cause, des demandes qui prennent l’ascenseur « alors que l’argent rentre moins bien ». Notamment dans certains projets naguère bénéficiaires et qui alimentaient les autres.

Du coup, les conditions de travail au CEP en pâtissent. La formation du personnel a même dû être remise à des temps meilleurs. Et difficile pour les travailleurs de l’ONG de se serrer encore la ceinture : un éducateur perçoit mensuellement 2800 pesos nets (140 francs suisses) pour vingt heures de travail hebdomadaire, une assistante sociale 6000 pesos (300 francs) [4] !

Même les aides publiques, arrachées depuis 1995, sont en trompe l’oeil. « L’Etat impose des contraintes strictes dans la gestion d’un projet, mais oblige les associations subventionnées à s’autofinancer en grande partie », relève un proche du CEP. Une façon commode de se décharger sur les ONG à moindre frais...

En attendant une hypothétique révision des contrats, le Centre pare au plus pressé. Quelques donateurs, dont l’ambassade d’Australie, ont été sollicités pour apporter leur contribution. Notamment pour la construction de la serre du Club d’enfants.
Le remplacement de son mobilier fatigué est, lui, toujours à la recherche d’un généreux mécène... Le tour de la Suisse ?

Benito Perez


 Source : Le Courrier de Genève www.lecourrier.ch


 Lire aussi sur l’ Uruguay :

L’ Uruguay à gauche le 31 octobre ? par Benito Perez.

Uruguay : la gauche au pouvoir après 170 ans de droite ? par Mario Pieri .

Pluies d’Octobre, par Eduardo Galeano.


 L’ Uruguay sur RISAL http://risal.collectifs.net


[1Bidonville. Cantegril est un quartier huppé de Punta del Este que l’ironie des Uruguayens a converti en synonyme de favela.

[2Voir www.gvom.ch.

[3Un cycle de formation en travail communautaire pour ados de 14-17 ans et la création d’un service d’orientation familiale.

[4Un aller-retour en bus à Montevideo coûte 46 pesos...


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