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Coincés à Tijuana, espérant un miracle : ceux qui ont été expulsés par les Etats-Unis n’ont nulle part où aller (The Guardian)

A peine moins de 60.000 immigrés sans papiers ont atterri l’an dernier à Tijuana. Des familles et des vies sont détruites à la moindre infraction.

C’est à l’âge de 9 ans que Ricardo Sanchez était arrivé clandestinement aux Etats-Unis depuis son Mexique natal. Il y a grandi, s’est marié et a élevé cinq enfants.

Dans la journée, il vendait des fruits au marché, et, la nuit, il était cuisinier dans un restaurant, où sa spécialité était un steak avec du fromage persillé, du bacon et de la sauce au bourbon que les habitués avaient baptisés de son nom.

Il s’était construit une vie.

Le mois dernier, Sanchez, aujourd’hui âgé de 34 ans, est arrêté par la police pour conduite sans permis et remis aux services de l’immigration. En l’espace de quelques jours, le portail des Etats-Unis s’étant refermé derrière lui avec fracas, il se retrouve dans les rues de Tijuana, une ville où il ne connait personne.

En circulant sur une passerelle métallique, il aperçoit un lit de rivière en béton recouvert de vase, bordé des logements de certains de ceux qui ont été expulsés comme lui – des abris de fortune, parfois, ou de simples cavités creusées à la main dans la boue.

En repensant à tout cela, il en a la chair de poule. "C’est sinistre", dit-il, dans un bon anglais.

Avec quelques pesos en poche, obtenus en changeant les quelques dollars qu’il avait sur lui lors de sa détention, Sanchez avait trois possibilités : prendre un autocar pour Mexico, sa ville natale, et partir à retrouver de lointains cousins, demander à sa femme d’emprunter les 4000 dollars dont il aurait besoin pour engager un passeur qui pourrait l’aider à retourner aux Etats-Unis clandestinement, ou bien trainer à Tijuana en attendant un miracle.

Des milliers de personnes comme Sanchez choisissent la troisième solution. Environ 40% de l’ensemble des Mexicains expulsés des EU sont déposés à Tijuana, sur la côte pacifique du Mexique. Un peu moins de 60 000 y ont atterri l’an dernier.

Pour certains d’entre eux, c’était la première fois qu’ils tentaient d’entrer aux Etats-Unis et ils s’étaient fait appréhender à la frontière par la panoplie impressionnante d’hommes et de moyens technologiques modernes qui y est déployée. Mais, selon les centres d’hébergement pour migrants qui les accueillent au départ, la plupart ont vécu aux EU et les considèrent comme leur pays, même s’ils y sont en situation irrégulière.

Pour les Américains qui ne connaissent la ville que superficiellement, Tijuana est le piège à touristes situé juste de l’autre côté de la frontière, la ville glauque où on se rend pour la débauche ou les médicaments, à la demande. Pour de nombreux expulsés, c’est le lieu où ils se retrouvent coincés – ou c’est simplement la solution la moins pire pour eux.

"Certaines des personnes qui ont été expulsées des EU et ont atterri à Tijuana y restent parce qu’elles ont le sentiment d’être plus proches de leur famille, physiquement et psychologiquement, que si elles étaient à l’intérieur du Mexique", explique Laura Velasco Ortiz, professeure et spécialiste de l’immigration au "Colegio de la Frontera Norte".

Les générations précédentes d’expulsés étaient aidées par le fait que leurs femmes, leurs enfants, et leur culture étaient au Mexique. Aujourd’hui, dit Ortiz : "ce n’est plus du tout le même cas de figure. C’est beaucoup plus traumatisant pour ceux qui reviennent".

La séparation détériore les liens familiaux, voire les détruit. Si leurs compagnes restées aux États-Unis sont également sans papiers, elles ne peuvent pas venir les voir. Et dans tous les cas, elles sont bien trop occupées à faire face aux difficultés sans le salaire de leur conjoint.

"Nous avons beaucoup de mal", dit Elena, la femme de Sanchez, au téléphone depuis la Californie, où elle, son mari et ses enfants vivaient ensemble. "Les enfants ne comprennent pas, ils demandent quand il va revenir. J’ai les factures à payer".

Aux Etats-Unis, de plus en plus de voix s’élèvent contre les expulsions. Le cap qui a été franchi récemment – il y a eu 2 millions d’expulsions au cours des 5 années que Barack Obama a passées à la Maison Blanche – a déclenché la colère des Latinos contre un président qui avait promis une réforme de l’immigration.

Le Congrès a empêché le vote d’une loi et onze millions de Latinos sans papiers ont été privés de la possibilité d’accéder à la citoyenneté. Les services de l’immigration arrêtant des milliers d’entre eux chaque semaine, beaucoup craignent d’être les prochains sur la liste.

Les critiques portent essentiellement sur le blocage politique à Washington et les activités de la police des frontières et des services de l’Immigration et des Douanes. On accorde moins d’intérêt au sort des expulsés déposés de l’autre côté de la frontière.

"Leur vie a été bouleversée. Ils ont tout perdu", explique le père Pat Murphy, qui dirige un centre d’hébergement, la "Casa del Migrantes", qui accueille 140 hommes.
Le centre recevait depuis des dizaines d’années des migrants qui partaient pour le nord. Aujourd’hui, 90% des pensionnaires sont des expulsés. Murphy conteste les déclarations des autorités étasuniennes selon lesquelles ils expulseraient essentiellement des criminels. "Ce n’est pas ce que nous constatons ici".

Sur les 13 expulsés interviewés par le Guardian à Tijuana la semaine dernière, 9 ont déclaré qu’ils avaient été arrêtés pour des délits mineurs. C’est un échantillon aléatoire et non scientifique, mais il est étayé par un compte-rendu du New York Times sur les rapports internes du gouvernement publiés cette semaine qui souligne que les 2 millions d’expulsés sous la présidence d’Obama n’avaient commis que des délits mineurs ou n’avaient pas de casier judiciaire.

Ce qui aggrave l’effet de l’expulsion, c’est le fait que, si le voyage à destination du nord se fait en général dans un esprit d’aventure, souvent accompagné du rêve d’investir dans l’avenir et de subvenir aux besoins de la famille, le voyage inverse ne revêt pas un tel optimisme.

Le Rêve Américain n’est pas l’avenir, mais le passé, l’expulsé n’est plus un soutien de famille mais un fardeau, qui supplie au téléphone qu’on lui envoie de l’argent.

Les centres d’hébergements tenus par des religieux les logent gratuitement pendant une quinzaine de jours et ensuite, en général, soit les expulsés quittent la ville, soit ils vont s’installer dans les foyers du centre-ville, où les conditions vont du convenable au sordide, soit ils finissent à la rue.

"Ils ont le sentiment d’être des moins que rien, et d’être abandonnés. "Ils ne sont pas ici parce qu’ils l’ont choisi" explique le père Ernesto Hernandez Ruiz, qui aide à gérer une soupe populaire, Padre Chava, qui sert tous les jours des petits-déjeuners à 1.200 personnes, pour la plupart des expulsés.

Les gens commencent à faire la queue avant l’aube pour avoir le petit déjeuner, certains sont soignés, d’autres portent des vêtements déchirés et crasseux. Les nouveaux arrivants sont vigilants, ils observent le protocole : se laver les mains, réciter le bénédicité et ne rien gaspiller. Ils ne quittent pas la nourriture des yeux.
"La plupart n’ont rien mangé depuis le petit-déjeuner de la veille", dit Margarita Andonageui, bénévole de longue date.

Ceux qui ont de la chance, ce sont ceux qui, comme Joaquin Orozco Rodriguez, 39 ans, ont trouvé leurs marques. Soudeur pendant pratiquement toute sa vie en Californie, il s’était fait arrêter pour conduite en état d’ivresse et avait été expulsé en 2012, laissant derrière lui sa femme et ses quatre enfants, tous citoyens américains. "Je ne voulais pas y croire, mon cerveau n’arrivait pas à intégrer ça", dit-il. Il s’est remis du choc et Padre Chava l’a engagé comme cuisinier.

Orozco espère que, quand ses enfants seront grands, ils trouveront un moyen – engager un ténor du barreau, peut-être – de régulariser sa situation et le faire revenir aux EU.

Chimérique ou non, c’est le même refrain pour tous.

Certains parmi ceux qui n’ont pas d’emploi régulier se postent le long des routes avec des pancartes indiquant leur domaine de compétence, comme la plomberie ou l’électricité. D’autres font la manche aux carrefours.

"Ceux qui ont le plus d’attaches aux EU sont ceux qui ont le plus perdu et qui ont souvent du mal à s’adapter à leur situation, s’ils y parviennent", dit Velasco, la spécialiste de l’immigration. "Ils se sentent perdus. C’est une sorte de purgatoire pour eux ".

Ceux qui sont dans une situation véritablement désespérée sont ces quelque 700 à 1000 malheureux installés dans les cavités et les abris de fortune disséminés le long des berges de la rivière sur une étendue d’environ 1500 km qui empeste les eaux usées et les détritus connue sous le nom d’El Bordo et d’où on peut voir les Etats-Unis représentés par des centres commerciaux et des drapeaux en jetant un coup d’œil par-dessus un mur recouvert de graffitis.

Il y a trois groupes distincts à El Bordo, chacun défini par une drogue spécifique.
Les alcooliques, qui sombrent dans l’inconscience sur les pentes de la rive, ne se souciant ni du jour ni de la nuit.

Les accros à l’héroïne, qui se piquent dans un tunnel recouvert de couvertures sales.

Les drogués à l’amphétamine, qui se regroupent sur les bords de la rivière sous des tentes de fortune bricolées avec des bâches et des lacets de chaussures.
Samuel Cabrera, un homme de 39 ans dont les traits sont creusés à cause de l’amphétamine, est arrivé il y a longtemps dans ce coin sordide.

Avant, il faisait la cueillette des prunes autour de Fresno ; aujourd’hui, il survit en ramassant des déchets recyclables. Il ne se nourrit guère, ne semble pas être très gêné par la puanteur ambiante. "Je me drogue", dit-il, comme si c’était banal. "Je me débrouille".

Cabrera observe en plissant des yeux un nouveau voisin sur l’autre rive : Sergio Avinia, 42 ans, récemment arrivé après avoir été arraché à sa famille en Californie, qui, enfoncé dans un trou jusqu’à la taille, torse nu et en nage, se creuse un abri de fortune avec des outils improvisés.

La police, qui accuse les habitants d’El Bordo de commettre des crimes, détruit régulièrement ces abris précaires, mais ils sont, forcément, reconstruits.

Après les avoir ignorés pendant des années, les responsables locaux se sont enfin décidés à mettre sur pied un programme, "Somos Mexicanos", pour permettre aux expulsés de s’intégrer.

C’est un début modeste encourageant, mais ceux qui militent pour leur défense disent que ces mesures ne suffisent pas pour aider ceux qui ont été renvoyés au Mexique à se réintégrer dans le pays et à exploiter les compétences qu’ils ont acquises aux US, comme les langues et autres.

Il est peut-être trop tard pour les malheureux habitants d’El Bordo, mais il y a peut-être un espoir pour des gens comme Sanchez, le cuisinier. Il ne reste plus que quelques jours à ce père de 5 enfants pour profiter de l’hébergement chez les pères, après quoi, il lui faudra trouver de quoi se loger ailleurs et voir ce qu’il compte faire ensuite.

"Tout ce que je sais, c’est que c’est ce n’est pas ici que je veux être".

Traduction : R.R.

NB : Ce texte est le troisième volet du reportage de Rory Carroll sur le déracinement traumatisant que subissent les expulsés qui ont construit leur vie aux États-Unis

Partie I : ’It was like a horror movie’ – the undocumented Latinos living in fear (C’était comme dans un film d’horreur – les Latinos sans papiers qui vivent dans la peur)

Partie II : Detained in Washington : ’They put me in shackles. Why ? I am not a criminal" (En centre de détention à Washington : "ils m’ont mis les fers. Pourquoi ? Je ne suis pas un criminel").

»» http://www.theguardian.com/world/20...
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