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L’alcool du Kentucky. Et son OxyContin, par Alessandro Portelli - il manifesto.


Pauvres USA. Harlan County, des grèves des mineurs aux rafles de dealers.


Une zone de pauvreté historique dans la riche Amérique. Où la lutte de classes des mineurs pour leur survie s’est terminée par une défaite. Et l’activité traditionnelle illégale des vallées des Appalaches, la distillation du whisky, a été remplacée par le trafic de drogues « légales », les médicaments analgésiques pour les anciens mineurs cancéreux.


il manifesto, mercredi 5 juillet 2005.

Harlan, Kentucky


Il y a deux ans, j’avais fait la connaissance, à Harlan, d’une dame que j’appellerai Mabel. Elle me raconta que, quelques années auparavant, elle s’était cassé le poignet, et le médecin lui avait prescrit de l’OxyContin, un analgésique équivalent à la morphine, inventé dans les années 90 par les laboratoires Perdue Pharma, pour les malades en phase terminale. Employé correctement, l’OxyContin libère progressivement la dose d’une opiacée synthétique, l’ oxycodone. L’effet peut durer jusqu’à 12 heures. Un rapport médical officiel de l’état du Kentucky explique : « L’accoutumance physique, quelques fois inévitable, se développe quand une personne est exposée au médicament (mais je traduis par « médicament » le mot « drug » : en anglais médicament et drogue se disent de la même façon) à des doses assez élevées pendant la période nécessaire pour que le corps s’adapte et développe un niveau de tolérance. Ceci veut dire que des doses toujours plus importantes sont nécessaires pour obtenir les effets d’origine. Si le patient arrête de prendre le médicament, il en résulte des crises de manque ». C’est ce qui arrive à Mabel. Rapidement, elle ne peut plus s’en passer ; quand les médecins arrêtent de les lui prescrire, elle achète les pastilles au marché noir et, pour les payer, elle commence à brader tout ce qu’elle a chez elle, elle divorce, elle perd tout ce qu’elle a. Par chance, l’école lui avait conservé son travail ; mais quand j’ai demandé de ses nouvelles cette année, on m’a dit qu’elle avait disparu, qu’elle avait perdu son travail, vendu sa maison et sa voiture, et qu’elle était allée vivre ailleurs. Le rapport dit : « Comme avec l’héroïne, il est quasiment impossible d’en sortir seuls, parce que les symptômes du sevrage d’OxyContin sont plus violents et durent plus longtemps ».


Un high très puissant.

De plus, les gens on tout de suite compris qu’il y avait d’autres façons de consommer le médicament. Si au lieu d’avaler les pilules on les écrase pour ensuite les inhaler ou les injecter, tout l’effet est libéré instantanément et il en résulte un high très puissant, qui produit une accoutumance rapide et très forte, et devient mortel si on l’utilise à doses élevées ou mélangé à d’autres substances et médicaments. Entre l’année 2000 et 2001, les autorités sanitaires du Kentucky ont trouvé des traces significatives d’oxicodone dans 69 décès ; parmi ceux-ci, 36 avaient des résidus en quantité létale. En 2005, les chiffres sont sûrement plus élevés.

Je regrette que la nouvelle voie rapide ne passe plus devant l’usine où, en 1941, les mineurs s’étaient affrontés à l’arme à feu avec les sicaires de la compagnie minière, et chaque fois que j’y passais quelqu’un m’en refaisait le récit. Je lui dis que c’est comme ça que disparaissent les lieux de la mémoire. Et Robert Gipe, qui enseigne au lycée me répond : d’autres naissent, en compensation. Maintenant, sur la voie rapide, tout le monde te montre l’endroit où on a laissé mourir une adolescente, tuée par une injection mortelle de médicaments.

L’héroïne et l’OxyContin, a écrit le New York Times, « ont des effets semblables, mais alors que l’héroïne est illégale, l’OxyContin est légal, et même approuvé par le gouvernement. Les agents antistupéfiants, qui sont habitués à combattre les caïds internationaux de la drogue, se trouvent devant une multinationale légitime et un produit légal, contre lequel ils ne peuvent pas utiliser les techniques normales de police - aller à la source, éradiquer les organisations criminelles, bloquer la distribution, séquestrer les biens ». Un juge de London, dans le Kentucky, a rejeté le recours d’un groupe de citoyens contre le laboratoire pharmaceutique : ce n’est pas la faute de Purdue Pharma, a-t-il jugé, si les gens font un usage illicite de ses produits licites.


Racheter les pilules

A Harlan, je parle avec Thelma : « Mon mari s’est blessé à la mine et ils lui ont prescrit de l’OxyContin. Comme on est rentré de la pharmacie le téléphone a commencé à sonner : c’était des gens qui proposaient de racheter les pilules à des prix dingues. Comment savaient-ils qu’on en avait ? C’est clair, quelqu’un à la pharmacie ou au cabinet médical a relevé notre nom et a passé l’info à des dealers ». Ils donnent les noms des médecins qui prescrivent contre rémunération et vendent au noir, et ils ont les files de clients devant la porte. On parle de pharmacies dévalisées (au moins 70 en 2000-2001), d’anciens malades du cancer dépouillés par leurs enfants ou petits-enfants, ou contraints à prendre la moitié de leur dose et leur laisser vendre l’autre. L’OxyContin coûte en pharmacie 4 dollars le comprimé (moins encore pour ceux qui ont une mutuelle) ; dans la rue, le prix est dix fois plus élevé. Le mari de Thelma a été tué à coups de couteau par un ami qui lui a volé ses comprimés.

On l’appelle « l’héroïne des pauvres », parce qu’elle est devenue la « drogue préférée » dans les états les plus pauvres ; dans le Maine sinistré, dans l’Ohio au chômage, et surtout dans les Appalaches des mines, West Virginie et Kentucky sud orientaux. A Hazard, Kentucky, la police signale un passage en masse de la cocaïne et des métamphétamines à l’OxyContin et Tylox, autre médicament qui contient de l’oxycodone. D’après pas mal de mes amis (qui cependant disent qu’ils ne peuvent pas le prouver), les laboratoires pharmaceutiques ont choisi exprès ces régions pour lancer le médicament sur le marché. Le Kentucky est plein de gens qui vont mal -mineurs massacrés dans la mine, ou malades de tumeurs et pneumoconioses à cause de la mine ou de la pollution, et de gens déprimés, au chômage, sans perspectives. Un endroit idéal pour un médicament de ce type. Je demande à tout le monde : mais comment est-ce devenu un tel fléau ? Et la réponse, plus ou moins, est ; que veux-tu qu’ils fassent ? Ici, il n’y a rien à faire. Ils disent : l’ennui. Ils entendent dire : aucun avenir, et aucun respect.

Je leur dis, peut-être qu’entre aussi en ligne de compte l’estime de soi très basse, qui est distillée chez les gens d’ici, pris en dérision comme « hillbilly », bouseux qui parlent un dialecte ridicule, et humiliés, comme l’Amérique, toujours, humilie les pauvres. Clarissa confirme : depuis que je suis née j’entends dire que je ne suis bonne à rien, parce que je suis montagnarde, pauvre, femme et stupide. Et quand mon mari a plongé dans le marécage de l’OxyContin, il me l’a répété du matin au soir ; c’était son excuse pour me tabasser et m’humilier, et faire ce qu’il voulait à la maison et dehors ».

Ils deviennent des monstres, dit Thelma. Le mari de Clarissa, malchanceux à la mine et rapidement drogué à l’OxyContin, a commencé à brader tout la maison, à fréquenter des dealers et racaille en tous genres, à être violent et agressif avec elle et les enfants, à se couvrir de dettes et ne plus payer comptes et factures, jusqu’à ce qu’elle le mette dehors. Janet a une histoire semblable, et, de plus, elle doit s’occuper de son père, à qui une perforatrice électrique a coupé net les deux jambes, à la mine.


Substances illégales, une longue histoire

Dans les Appalaches, l’OxyContin est l’étape la plus récente d’une longue histoire de substances illégales. A la fin du 18ème déjà , sur la frontière et dans les montagnes, on fabriquait en cachette le « moonshine », un whisky de maïs distillé : c’était la façon la plus économique et la plus efficiente pour transporter les céréales en ville, disent-ils. Tout de suite après l’indépendance, une de premières révoltes intérieures est celle des cultivateurs de la frontière, qui est passée dans l’histoire comme « whisky rebellion ». Le « moonshine » est un des symboles identitaires de cette terre et de sa résistance aux autorités : « Réveille-toi, réveille-toi darling Corey » dit un des plus célèbres folk songs américains ; « les agents du fisc arrivent et foutent en l’air ta distillerie »  ; « Copper Kettle » (que chante aussi Joan Baez) est une sorte de manuel, chanté, pour la distillation du « moonshine ». Des films sur les guérillas entre « moonshiners » et « revenuers » (agents fédéraux), il y en a des douzaines.

Puis le Kentucky est devenu un des plus gros producteurs mondiaux de marijuana, destinée surtout à l’exportation, richesse de substitution au tabac en déclin. Ils tournaient en hélicoptère dans les montagnes, en essayant d’identifier la marijuana au milieu du maïs. Les cultivateurs de marijuana lâchaient des serpents à sonnette au milieu des plantations pour tenir les agents à distance ; eux, bien entendu, y allaient avec des bottes en caoutchouc qui montaient jusqu’aux cuisses. Tout ce à quoi à quoi peuvent servir les serpents, par ici !

Déjà dans les années 80 à Harlan, on consumait des médicaments et des pilules en tous genres, surtout chez les jeunes, et des drogues de consommation essentiellement urbaine, comme la cocaïne. C’était un problème grave, mais il s’agissait surtout de la répercussion de ce qui arrivait dans les ghettos urbains (selon la police, les dealers étaient afro-américains, mexicains, colombiens) ; maintenant au contraire, des endroits comme Harlan, Hazard, Whitesburg sont des lieux de production et de grosse consommation. Les cultivateurs de marijuana se recyclent en producteurs de métamphétamines et se substituent aux revendeurs venus de l’extérieur. L’année dernière, raconte une lycéenne, on est allés à un séminaire dans le conté juste à côté et on a vu, alors que chez nous la drogue préférée était l’OxyContin, que là bas, c’était la méthadone. Un an après, la méthadone est arrivée aussi chez nous, et l’OxyContin est en folie chez eux.

Chester monte dans un quatre-quatre déglingué, sur un sentier de montagne défoncé, au milieu des bois. Au sommet, les restes démolis d’une maison calcinée. Il dit, ici il y avait un laboratoire de cristaux d’amphétamines (cristal meth) qui a sauté. Dans le Kentucky, les laboratoires de métamphétamines sont passés de 84 en 1999 à 300 en 2002, et ainsi de suite (le « cristal meth, lit-on sur le Village Voice à New York, est en train de devenir la drogue préférée dans les communauté gay »).

Mais derrière tout ça, il y a encore la substance d’origine : l’alcool. Une des principales causes de l’endémie des accidents de la route, des rixes fréquentes, et de la prédisposition aux accoutumances et aux dépendances (c’est le cas de Mabel, me disent ses amies). Clarissa raconte : j’étais accro moi aussi, à cause du mépris que j’avais pour moi ou du désespoir pour ce que me faisait mon mari. Une fois, je vais chercher ma paye et je me retrouve avec onze dollars : ils m’avaient confisqué ma paye, à cause des dettes et des comptes impayés de mon mari. J’ai plus rien vu. J’avais bu, j’arrive chez moi et je trouve mon mari et la maison pleine de ses dealers et de ses putes ; je prends le revolver et je commence à tirer. A partir de là je ne me souviens plus de rien. Je lui dis, heureusement, par chance tu les as manqués. Elle, vexée : mais tu te rends compte que je les ratais ? Quand je suis revenue à moi, j’ai vu ma fille avec le bras levé en l’air ; je n’avais tiré qu’au plafond.


La défaite est un désastre

Hazard, Kentucky, a moins de six mille habitants. En 1959, tous les folksingers d’Amérique, de Phil Ochs à Bob Dylan, s’étaient précipités là bas pour soutenir une grève très dure des mineurs. En 2001, en une seule journée, la police a arrêté 201 (présumés) dealers d’OxyContin. Même Harlan était un lieu mythique de la lutte des classes. Dix ans de luttes syndicales ininterrompues et violentes, de 1931 à 1942, puis dans les années 70 (Harlan County, USA, le documentaire de Barbara Kopple, a gagné un oscar en 1977), et en 1989, avec l’occupation de la dernière mine de fond pour empêcher sa fermeture. La lutte de classes est glorieuse, mais la défaite est un désastre. Ici, la défaite a été très lourde et durable, et le voyage de Harlan, du charbon à l’OxyContin est celui là aussi : le résultat d’une longue guerre perdue.

Alessandro Portelli


- Source : www.ilmanifesto.it

- Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio.

Deuxième partie du reportage d’Alessandro Portelli : Au pays des montagnes qui perdent la tête.



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