il manifesto, édito du mercredi 15 juin 2005.
Tu as entendu les nouvelles ? me dit une amie très chère, de Buenos Aires. Il est tôt dans la capitale argentine, il fait froid, ajoute-t-elle, mais l’enthousiasme de sa voix traverse l’océan et m’arrive chaude et pleine d’espoir. Non, je n’ai rien entendu, lui dis-je. Elle met le téléphone contre la radio et je peux entendre. La cour suprême de justice a aboli les lois maudites du Punto final et de l’Obediencia debida.
Ces lois ont été négociées sur le dos des victimes, sur le dos des mères et des grand-mères de la Plaza de Mayo, sur le dos de tous ceux qui, l’anonymat des leurs étant une peur beaucoup plus durable que celle des dictateurs, continuaient à chercher leurs morts en silence et défendaient l’espoir secret et obstiné d’un acte de justice. Lois maudites, issues d’un curieux concept de « réconciliation nationale » qui obligeait les victimes à oublier et permettait aux assassins d’aller en toute impunité.
Je me souviens de l’altercation, de la rage de Miguel Bonasso quand, dans un restaurant, il tomba sur « el Tigre » Acosta, un des principaux tortionnaires de l’Ecole de mécanique des armées, la Esma, selon le sigle désormais inscrit dans l’histoire universelle de l’infamie. Couard sans son uniforme, couard sans ses bêtes armées, couard sans « la patrie » comme sauf-conduit, « El Tigre » Acosta se chia dessus devant sa maîtresse et ses enfants quand Bonasso se planta devant lui et lui dit « je suis seul et désarmé, fais voir comme tu es courageux, fils de pute de soldat minable ». Puant sans pouvoir se contrôler, la merde s’élargissant dans ses pantalons, il balbutia « ne faites pas ça monsieur Bonasso, je suis amnistié par les lois de Obediencia debida, je faisais ce qu’on m’ordonnait ».
Mon ami et camarade Miguel Bonasso, ex guérillero montañero, aujourd’hui député, élu avec les nombreuses, très nombreuses voix de ceux qui n’ont jamais perdu courage, cracha au visage du « courageux » militaire argentin.
Maintenant, si l’église catholique, complice des dictateurs et des tortionnaires, si le ménémisme, partie la plus réactionnaire du péronisme, ne tentent pas leurs petits jeux minables pour sauver ceux qu’ils ont amnistié en appliquant leurs lois maudites de Punto final et Obediencia debida, les criminels vont enfin devoir s’asseoir sur le banc des accusés et répondre de leurs crimes.
Si le couple Bush-Condoleeza Rice, qui ne savent même pas où est l’Argentine sur une carte, n’essaient pas de donner quelques « conseils » pour éviter d’ « ouvrir des plaies déjà refermées » - car ce sont les Etats-Unis qui ont entraîné les tortionnaires- il est possible qu’on arrive au point le plus douloureux de l’histoire et qu’on sache où sont les presque trente mille desaparecidos, qu’on sache ce qu’ils ont fait d’eux, de ces camarades, hommes et femmes, dont l’âge moyen était de vingt-cinq ans, et surtout qu’on puisse récupérer les nombreux enfants qui ont été perdus dans le labyrinthe de l’horreur.
Même l’Organisation des états américains, l’OEA, ne doit pas y mettre le nez, et, moins que tous encore, José Miguel Insulza, le chancelier chilien qui a sauvé Pinochet de l’extradition de Londres vers Madrid. Les institutions qui ont trahi les peuples d’Amérique latine doivent se taire, elles n’ont jamais exercé que la servilité envers les Etats-Unis, elles n’ont jamais servi leurs peuples et elles ne les serviront jamais.
De bonnes nouvelles arrivent de Buenos Aires. Mon amie pleure en silence. Ses larmes sont de l’eau bénie qui arrosent les fleurs têtues de l’espoir.
Luis Sepulveda
– Source : il manifesto www.ilmanifesto.it
– Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio.
Le texte italien ne mentionne pas de traduction de l’espagnol.
Luis Sepúlveda est né le 4 octobre 1949 à Ovalle, une petite ville du nord du Chili.
Il milite très jeune au sein des Jeunesses communistes. Étudiant, il est emprisonné sous le régime de Pinochet : " A la fin d’un procès sommaire du tribunal militaire, en temps de guerre, à Temuco en février 1975, au terme duquel je fus accusé de trahison de la patrie, conspiration subversive, et appartenance aux groupes armés, entre autres délits, mon avocat commis d’office (un lieutenant de l’armée chilienne) est sorti de la salle - nous sommes restés dans une salle à côté - et, euphorique, m’a annoncé que ça s’était bien passé pour moi : j’avais échappé à la peine capitale et j’étais condamné seulement à vingt-huit ans de prison. J’étais à l’époque un jeune homme de vingt-cinq ans et je calculais que je ne serais sorti qu’à cinquante trois ans ... J’ai beaucoup appris à Temuco, la prison où l’on enfermait les opposants politiques. Il y avait là -bas près de trois cents professeurs d’université, incarcérés eux aussi, qui nous faisaient partager leur savoir...Un jour en 1977, grâce au travail, à la constance des membres d’Amnesty International, j’obtins que les militaires revoient mon cas et finalement, ils transformèrent mes vingt-cinq ans de prison en huit ans d’exil. En réalité, démonstration du respect des militaires chiliens pour la justice, je passais seize longues années sans pouvoir toucher le sol chilien".
Il a été libéré contre huit ans d’exil en Suède, grâce à l’intervention d’Amnesty International.
Son premier roman Le Vieux qui lisait des romans d’amour traduit en 35 langues lui vaut une renommée mondiale.
Il est l’auteur de :
Le Vieux qui lisait des romans d’amour (Métailié, 1992 ; Le Seuil, 1995).
Le Monde du bout du monde (Métailié, 1993 ; Le Seuil, 1995) .
Un Nom de torero (Métailié, 1994 ; Le Seuil, 1996).
Histoire d’une mouette et du chat qui lui apprit à voler (Métailié-Le Seuil, 1996).
Le Neveu d’Amérique (Métailié , 1996 ; Le Seuil, 1998) .
Rendez-vous d’amour dans un pays en guerre (Métailié, 1997 ; Le Seuil, 1999) .
Journal d’un tueur sentimental (Métailié, 1998).
Yacaré suivi de Hot Line (Métailié, 1999) .
Les Roses d’Atacama (Métailié , 2001).
– Source : www.alalettre.com