L’enthousiasme se déchaîne tout spécialement dans la célébration de la femme Art Déco, la garçonne aux cheveux courts, à la robe fuseau effaçant les formes, qui joue au tennis (Suzanne Lenglen), "qui fume, conduit, pilote des avions et choisit son architecte" (description, évidemment, du mode de vie moyen des Françaises de 1925 !). Cette garçonne a pour figure emblématique Joséphine Baker et sa ceinture de bananes : "C’était les débuts de la diversité" ! (lu sur une notice ou entendu de la bouche d’un guide ?) ; elle est aussi illustrée par le cinéma de Marcel L’Herbier, et un extrait de L’Inhumaine (1924) : son obsession pour les décors, (qui écrasent même les acteurs et l’action), dus à des artistes Art Déco comme Mallet-Stevens, rappelle le cinéma expressionniste allemand, en particulier la stylisation de l’art viking dans les Nibelungen (1924) ou les décors futuristes de Métropolis (1926-27) ; de même, les types féminins rappellent la Lulu de Pabst (1928), garçonne qui est en même temps l’archétype de la femme-objet ; quant à Brigitte Helm, après Métropolis, elle vient jouer dans L’Argent de L’Herbier (1928).
Ces rapprochements et interactions signalent la grande lacune de l’expo, qui s’enferme dans un cadre hexagonal : on n’y trouvera aucune réflexion sur le développement d’un même type d’art, sous divers noms, Art Déco, art soviétique, art fasciste, dans l’Europe des années 20-40 (Mussolini fait construire à Rome tout un quartier nouveau, l’EUR, dans le même style monumental que les édifices et sculptures du Trocadéro, construits pour l’Exposition Universelle de 1937). L’expo ne sort des frontières françaises que pour illustrer la diffusion des artistes et du goût français dans le reste du monde ; toute cette section, (concernant aussi les Ambassades françaises à l’étranger), tourne, du reste, à l’Exposition coloniale : on y voit défiler, avec un certain malaise, les grandes villes de l’Empire colonial français, Casablanca, Tunis, Alger, Saïgon ...
Nulle part, on ne trouvera de remise en cause, ou de réflexion, sur le mouvement lui-même. En Catalogne, par contre, les idées là-dessus sont très claires : on oppose classiquement l’exubérant Modernisme (Modern style en France), mouvement progressiste, et le Noucentisme (Art Déco), mouvement de retour à l’ordre, droitier. Certes, tous deux sont faits par et pour la bourgeoisie ; mais celle de la fin XIXe siècle (Modernisme) est encore une bourgeoisie romantique qui éprouve le besoin de sublimer, et camoufler, sa réussite socio-économique par le culte de l’Art (c’est la grande époque du mécénat, où l’industriel Güell, comme le Parc du même nom, protège Gaudi). La bourgeoisie du début XXe siècle, elle, n’a plus besoin d’alibi : elle se plonge à corps perdu dans l’univers de la modernité, de la technique, de la vitesse, entraînant les artistes avec elle. Ils se mettent en effet au service de l’activité industrielle sans états d’âme, construisant postes et cinémas, dessinant des voitures (comme la Bugati), travaillant même aux centrales thermiques.
En face de cet hymne au capitalisme français, on ne trouve que deux petits tableaux représentant le monde ouvrier, cachés dans un renfoncement, comme par acquis de conscience ; encore ont-ils été commandés par un industriel, pour associer (conformément à la théorie fasciste des rapports sociaux dans le monde du travail), les travailleurs à la grande entreprise de production, et selon une esthétique futuriste qui rappelle Fernand Léger (arrière-plan d’échafaudages et de cheminée d’usine), mais aussi les sculptures nazies (ouvrier à l’énergique profil aryen).
Comme si les années 20-40 avaient été une ère de prospérité sans nuages, cette ode à la grande bourgeoisie moderne trouve son apothéose dans la section consacrée aux grands paquebots, avec un documentaire sur la vie dans les premières classes du Normandie.
L’immense espace de la salle à manger rutilante de lumière, et des bijoux des dames servies par des valets stylés nous laisse avec un arrière-goût de Titanic. L’Exposition coloniale n’a précédé que de 9 ans l’effondrement de 1940 ; de même, aujourd’hui, cette expo semble obéir à la méthode Coué : hymne à la France phare artistique du monde, elle dénote un arrogant déni de la réalité, un aveuglement volontaire, à l’heure où la France perd son prestige intellectuel et sa position internationale, qu’elle ne sait plus défendre que par de catastrophiques interventions militaires.
Dans le Marais, la Maison européenne de la photographie présente, avec les travaux de Joan Fontcuberta, une tout autre exposition. La salle Spoutnik est, au premier abord, assez énigmatique : on nous raconte, en photos, l’histoire tragique d’un cosmonaute, perdu dans l’espace, et que les autorités soviétiques ont "effacé" pour ne pas avoir à reconnaître l’échec de cette mission. Est-ce de la propagande anti-soviétique ? On se rend bientôt compte qu’il s’agit d’un canular ; certes, faute de notices explicatives, on a du mal à discerner ce qui est images documentaires, et ce qui est images fabriquées par Fontcuberta. Mais c’est justement ce que le photographe théoricien (il enseigne la Communication audio-visuelle à l’Université Pompeu Fabra de Barcelone) voulait démontrer : aujourd’hui, rien ne peut différencier une image réelle (mais y a-t-il encore une réalité intacte ?) d’une image inventée, si ce n’est l’activité critique du spectateur.
La salle suivante constitue une critique magistrale, tout autant qu’humoristique, du film de Kathryn Bigelow, Zero Dark Thirty, prototype du film embedded, où elle prétend raconter par le menu, avec force détails réalistes (et sans doute le concours de l’armée américaine) l’histoire de la capture de Ben Laden. On en oublierait que le fond même de l’histoire n’a aucune réalité (depuis combien de temps Ben Laden était-il mort quand on l’a "capturé" ?). Fontcuberta, lui, de façon plus subtile, nous raconte, à partir de photographies, la vie du "cerveau d’Al Qaeda", un certain ben Salaad, de tintinesque mémoire, terroriste hyper-barbu, qu’on voit faire le coup de feu en Afghanistan, ou promouvoir, sur une affiche de pub, le Meca Cola, et dans lequel on finira par reconnaître un Fontcuberta narquois. "Si un artiste est capable de cela, qu’en est-il de la CIA ?" s’interroge le site de la Maison de la Photo.
Les canulars photographiques de Fontcuberta ne se limitent d’ailleurs pas à la politique : on peut voir aussi des canulars scientifiques, botaniques ou paléontologiques, (qui mettent à mal le sérieux scientifique) ou artistiques : il est curieux de voir ses photos de paysages des origines sur les mêmes murs où, il y a quelques semaines, on contemplait les merveilleux paysages de Genesis, dans le cadre de l’expo Sebastiao Salgado ; ces deux types d’images n’appellent pas du tout le même exercice du regard. Tandis que ceux de Salgado nous invitaient à nous immerger dans leur poésie, ceux de Fontcuberta tiennent notre esprit critique éveillé, à la recherche du truquage : c’est bien l’occasion de parler, avec Susan Sontag, de l’"inauthenticité de la beauté".
Fontcuberta remet donc en cause ces deux piliers de la photo, héritière du scientisme du XIXe siècle, que sont la mémoire et la vérité ; il faut renoncer à la thèse de Barthes dans sa belle étude sentimentale sur la photo, La Chambre claire : non, la photo ne transmet pas l’évidence du souvenir ni de la vérité, elle est toujours une construction, soit parce qu’elle n’est l’image que d’un instant privé de son contexte, soit par les intentions qui ont présidé à son choix : "Je conçois mes travaux comme des vaccins : une façon d’inoculer des fictions pour que l’organisme soit capable de générer des anti-corps face à un mensonge".
Les démonstrations en action de Fontcuberta sont lumineuses ; mais, quand on voit, devant sa télévision, des images de militaires patrouillant en 4x4 dans les rues de Bangui, sous les acclamations de la foule, le media lui-même nous jette dans une attitude de passivité hypnotique bien peu propre à l’activité critique : les images de fiction ont encore de beaux jours devant elles.
Rosa Llorens