Bonjour Edward, c’est un honneur de vous rencontrer, vous avez pris des risques énormes.
Vous savez, je n’ai fait que ce qui devait être fait. Je ne suis pas un héros, juste un déserteur. Le « système », comme on dit, qu’il soit économique ou policier, tient pour une part sur des gens qui ne font que leur travail. Des gens qui ne font que mettre au point des alliages de métaux qui deviendront plus tard des engins atomiques ; qui ne font qu’un morceau d’algorithme qui analysera les conversations privées de la planète.
Personne ne se sent responsable de rien. Or l’histoire du XX° siècle a montré que cette division des tâches, ce morcellement du travail peut conduire à des horreurs sans que personne ou presque n’en réalise la portée. Moi, je ne pouvais plus participer à la barbarie. Pour en faire l’expérience, je sais bien que tout le monde ne peut déserter facilement. Mais faire « fuiter » des informations, c’est déjà refuser d’être un rouage. C’est déjà subvertir cette machinerie inhumaine qu’est la bureaucratie. Et ce qui est possible à la NSA l’est d’autant plus à Lille métropole.
Justement, on nous a dit que vous étiez intéressé par cette « carte de vie quotidienne » qui arrive à Lille pour enregistrer déplacements, achats, loisirs. Qu’est-ce que vous en pensez ?
En effet, c’est préoccupant pour un analyste comme moi qui a travaillé à la NSA. Vos élus, des Verts je crois, vous ont toujours dit « Ne vous inquiétez pas, il n’y aura pas de recoupement entre les identifiants et l’état civil, on ne va pas suivre les gens à la trace, on a mis des garde-fous techniques et juridiques, il n’y pas à s’inquiéter », c’est faux ! C’est faux pour deux raisons au moins, et mes révélations le prouvent.
La première est simple : ce qui est techniquement possible et politiquement nécessaire sera fait. Si vous avez les capacités d’écouter quelqu’un, vous finirez par le faire. Pour nous à la NSA, écouter est d’une simplicité incroyable. Un bouton à activer, un tampon sur un bordereau, et hop ! Des collègues ont même écouté leur femme ou leur petit ami.
Notre agence a pris des initiatives, on va dire... « extra-légales », parce que nous avions décidé que c’était nécessaire : « Pour retrouver une aiguille dans une botte de foin, s’est défendu Obama, il faut scanner toute la botte de foin. » Voilà un rêve policier qui ne connaîtra pas de restrictions.
Voyez l’écoute d’Angela Merkel ou du Quai d’Orsay. C’est interdit, on est d’accord. Mais les intérêts économiques ou géopolitiques des États-Unis seront toujours plus forts que des considérations morales ou juridiques. Il n’y aura jamais de garde-fous, une technologie est faite pour être utilisée. Les gens qui affirment le contraire sont des menteurs ou des naïfs.
Je l’ai déjà dit : les restrictions aux écoutes sont politiques et non techniques, elles peuvent changer à tout moment. Avec la carte Pass-Pass dans les transports en commun, ou votre future « carte de vie quotidienne », c’est pareil. Le jour où la métropole, les grandes surfaces, la police ou l’entreprise de transports a besoin de savoir qui travaille où, consomme quoi, se déplace à quel moment pour y faire quoi, etc, ils le feront. De toutes façons, c’est déjà leur projet. En matière de respect des individus, les lignes rouges qu’on veut bien se donner finissent toujours par être franchies.
La seconde raison, et la plus importante, c’est que transformer les gens en numéros dissout toute humanité dans un stock, une quantité, une abstraction que l’on traite sans empathie aucune. Je vais prendre un exemple extrême : les camps de concentration.
Quand IBM accole un numéro aux juifs, aux communistes, aux tziganes, aux homosexuels, ils ne font que gérer des stocks de numéros. Un camp, c’est des milliers de numéros qui entrent et qui ’’sortent’’ – qu’il faut gérer. Cette logistique complexe est permise justement par les identifiants numériques et les machines à calculer.
Ces techniques permettent le traitement de grands nombres en même temps qu’elles déresponsabilisent les fonctionnaires. Il faut se battre contre ça et contre ceux qui s’en félicitent.
Mais aujourd’hui, on fait quoi avec cette mise en fiches des populations ?
Analyser le comportement des masses permet de transformer le comportement des masses : on peut « inciter » à acheter telle ou telle chose, avoir tel ou tel loisir, respecter telle ou telle règle qu’on a « insufflée ». Nos comportements sont leur matière première.
Analyser les déplacements ou les achats permet de sonder à son insu l’opinion d’une masse et l’inciter à adopter les bons gestes. On peut prévoir des révoltes, des épidémies ou des délits comme on peut vous faire acheter ce dont vous n’avez pas besoin. C’est la puissance du « Big Data », cette masse d’informations numériques qui n’a pas fini d’augmenter.
Que pensez-vous des activités d’Euratechnologies par exemple ? C’est à Lille...
Oui, je connais bien. La « cathédrale des nouvelles technologies », c’est comme ça que l’appelle votre maire, Mme Aubry...
Oui c’est ça, la nouvelle dévotion.
Hé bien, le travail que les entreprises d’Euratechnologies mènent avec des grandes surfaces ou la mairie illustre ce que je viens de dire. Quand elles cartographient les déplacements des métropolitains via leur smartphone ou qu’elles analysent les parcours des clients à partir de la vidéo-surveillance, quand elles installent des caisses biométriques à Auchan ou contrôlent la consommation d’électricité des ménages, ces entreprises se substituent à votre libre arbitre.
Et vous n’aurez pas la possibilité de refuser, c’est une question de relance de l’économie. Faut pas oublier qu’Euratechnologies est la meilleure retombée de Lille2004. Les élus y mettent tous leurs espoirs pour réamorcer la pompe du développement local.
Ce n’est pas un hasard s’ils viennent d’accueillir la Compagnie européenne d’intelligence stratégique. Cette boîte dirigée par un général, un ancien ingénieur de la Délégation générale à l’armement, des anciens des services de renseignement comme la DST prouve que l’économie est une guerre. Au sens propre.
Ce qui me choque le plus, c’est que tous ces salariés d’Euratechnologies, qui ont pourtant fait des études, qui ont lu les Lumières, qui connaissent l’histoire de France et de la Résistance, soient à ce point soumis. Pas un n’a jamais ne serait-ce que « balancé » une info. Pourtant ils lisent votre site – je le sais, j’ai les relevés. Mais la plupart ne se pose aucune question. Ils obéissent. Ils pensent qu’ils ne font que trouver des solutions techniques.
Et vous avez lu ce livre, L’Enfer Vert ?
Oui bien sûr, et c’est excellent. Je l’ai lu avant même qu’il sorte, on l’avait « aspiré » depuis la NSA. On en avait même eu un résumé avant qu’il soit écrit.
Wouah !
Oh c’est pas grand chose, juste de bons algorithmes d’analyse des comportements. Ce que je peux dire de ce bouquin, c’est qu’un parallèle peut être fait entre l’écologie et la lutte contre le terrorisme que je connais bien. Que ce soit la gestion d’accidents industriels type AZF ou Fukushima, ou que ce soit face aux catastrophes environnementales, biologiques, climatiques, les écologistes ne font qu’utiliser des mesures de rétorsion administrative et technique.
Prenez cette histoire d’écotaxe qui a entraîné la manifestation des bonnets rouges en Bretagne. Quelles que soient les raisons des manifestants, on voit que la solution des écologistes en matière de lutte contre le réchauffement climatique, c’est de mettre des balises GPS sur les camions pour contrôler les kilomètres parcourus, de truffer les routes de mouchards, et de faire payer les gens pour un développement qui nécessite toujours plus de transports, pour consommer des produits toujours plus chers et moins bons. Leur truc marche sur la tête.
Face au terrorisme, c’est pareil – à la différence que le terrorisme ne fait aucun mort comparé aux accidents de la route ou au cancer. Les États développés ne lâcheront pas leurs positions en Afrique ou au Moyen-Orient. Question de ressources. Dans ce chaos industriel qui crée des désœuvrés, des fanatiques ou des révoltés, ils ne peuvent que multiplier ces mesures de rétorsion et de surveillance pour sauver leurs intérêts, leur modèle de développement. Face aux catastrophes environnementales ou au terrorisme, la logique c’est :
- effacer les responsabilités des industriels et des États,
- ressouder la communauté face au péril intérieur ou extérieur, pour
- faire accepter les mesures de contrôle qu’on prend contre elle.
C’est un projet cynique, vous ne trouvez pas ? On ne vous traite jamais de paranoïaque ?
Moi, parano ? Avec ce que je viens de balancer et ce qui les attend, ça va être compliqué de me traiter comme ça.
Oui, c’est vrai, ils auraient l’air un peu con.
Faut pas prendre les gens au pouvoir pour ce qu’ils ne sont pas. Prenez Sandrine Rousseau, votre élue verte à la Recherche régionale, c’est une nana très intelligente. Ancienne militante écolo, syndicaliste, chercheuse en économie, depuis qu’elle est élue elle parle couramment le notable. Elle annonce ce qu’elle fait : mettre la recherche au service des entreprises.
Vous connaissez les Ateliers de l’innovation et du co-design, Adicode, dans le quartier de Bois Blancs ? Des ingénieurs de l’université catholique et de Lille 1 vont bosser ensemble à Euratechnologies sur l’Internet des objets, la ville ubiquitaire, la maison intelligente – bref, l’extension de la société de contrôle.
On leur a même construit un bâtiment spécial, l’Urbawood, à la fois High Tech et 100 % bois – tout un symbole de l’enfer vert, non ?
À ce propos, Sandrine Rousseau nous dit :
« Il est fondamental aujourd’hui de soutenir une recherche qui mise pleinement sur l’intelligence collective et la transdisciplinarité, où les sciences humaines et sociales sont étroitement impliquées. C’est une voie nouvelle à développer pour une recherche créatrice de valeur, d’emplois et d’innovation, bénéfique pour notre développement. » [1]
C’est du Fioraso dans le texte. En quoi les sciences sociales, dont on prétend qu’elles sont « molles », ont un rôle à jouer ? Elles permettent de comprendre puis de modifier les habitudes des gens pour qu’ils s’adaptent à leur nouvel environnement ou qu’ils achètent ce qu’on leur vend.
C’est la « sociologie des usages » que relaie « l’ingénierie sociale ». Du marketing. Sandrine Rousseau n’est pas cynique, elle fait son job, elle est intelligente. Avec des collègues de l’Agence, on a mis son téléphone sur écoute. On l’a entendu pendant une conférence sur la valorisation économique de la sociologie, de l’anthropologie ou du droit.
Mais, vous écoutez tout le monde ?
Le plus possible en tout cas. Mieux vous connaissez un environnement, et plus vous pouvez agir dessus pour garder l’avantage. Sandrine Rousseau ne dira pas le contraire : « Ce qui est important, c’est de travailler sur les changements de comportement, expliquait-elle. Par exemple, notre région est la première en Europe en matière de ferroviaire. Sauf qu’il n’y a aucun chercheur sur les changements de comportement.
Le tramway de Valenciennes a coûté 100 millions d’euros, or il y a toujours autant de gens qui prennent leur voiture. C’est une impasse, même en terme de marché économique. Idem avec la Troisième Révolution Industrielle.
Il existe un effet rebond des technologies, par exemple en termes d’efficacité énergétique des logements, mais si les gens ne modifient pas leurs comportements, c’est de l’argent jeté par les fenêtres. Il y a un besoin d’accompagnement en termes de ’’SHS’’ ». Elle dit « SHS » pour sciences humaines et sociales, comme d’autres disent « NTIC » ou « SS2I », c’est la marque des technocrates.
Pour Mme Rousseau, l’humain c’est de la pâte-à-modeler. Il faut pétrir les mentalités, les comportements, les adapter à la machine sociale. Pour revenir à notre discussion de départ, on voit qu’au rang des techniques de contrôle, les sciences humaines aident à prendre les mesures qui contraindront la société aux nécessités économiques et écologiques. Facebook, Prism ou Sandrine Rousseau, c’est le même autoritarisme. D’ailleurs, sciences humaines et « Big data » fusionnent déjà. Les chercheurs devront bosser de plus en plus avec ces opérateurs de la ville intelligente qui enregistrent des milliards d’informations sur notre mode de vie. C’est pour ça que les sociologues se mettent aux Internet studies, Web Science ou Digital Humanities. En ce moment, des sociologues et des informaticiens du projet ANR-Algopol travaillent avec Facebook pour « faire parler » les données brutes. Mais les « données brutes », c’est nous ! Alors ils craignent que la méfiance vis-à-vis de ces technologies ne remette en cause leur accès aux statistiques. [2] Nous sommes leur matière première, ne l’oublions pas.
Et Éric Quiquet, juste par curiosité, vous avez des infos sur lui ?
Attendez voir... [il consulte son fichier] Oui, j’ai plein de choses, ses photos de vacances, ses achats de noël, l’heure à laquelle il prend sa douche... Tiens, ça peut vous intéresser, j’ai un compte-rendu de conversation téléphonique qui date de l’époque où il était étudiant. Il disait qu’un jour il ferait de la politique, et peu importe le parti ! C’est un mec de pouvoir, il vit pour ça. Mais je ne peux pas tout révéler, j’ai déjà la CIA sur le dos, si en plus la police municipale de Lille est à mes trousses...
Propos presque recueillis par Tomjo Lille - La Brique, 3 Janvier 2014.