Tout à fait dans l’air du temps, je vais hasarder une prédiction : 2014 sera l’année où le débat entre Israël et l’Amérique commencera à échapper à la communauté juive américaine organisée.
La première raison est la fin du processus de paix sponsorisé par l’Amérique. Malgré les efforts de John Kerry, le scénario le plus probable est que 2014 sera l’année de son échec. Même si Kerry parvient à convaincre les dirigeants israéliens et palestiniens d’accepter un « accord-cadre », qui établit des lignes directrices pour un accord final, il est peu probable qu’il puisse le faire appliquer.
En fin du compte, Benjamin Netanyahu conduit encore et toujours un parti dominé par des gens opposés à un État palestinien. En effet, l’homme qu’il vient de nommer comme son principal conseiller de politique étrangère s’oppose publiquement à un État palestinien. Pour Netanyahu, soutenir le projet d’un État palestinien viable territorialement avec une capitale à Jérusalem Est, signifierait perdre sa base politique, quelque chose qu’ il a catégoriquement refusé de faire tout au long de sa carrière politique. Dans ses mémoires, Dennis Ross , se souvient de Netanyahu expliquant qu’un leader ne doit jamais abandonner « sa tribu », c’est-à-dire ses partisans de base.
Pendant près de quatre ans, rien de ce que l’administration Obama a pu faire n’a changé quelque chose à cela. Et maintenant, avec une violence contre Israël qui se renforce et Obama qui a signé un accord avec l’Iran que Netanyahu déteste, John Kerry a moins d’influence et Netanyahu a plus d’excuses. Pourtant, le plus Kerry cèdera face à Netanyahu - par exemple, en soutenant une présence militaire israélienne de 10 ans dans la vallée du Jourdain, même si les demandes de l’époque de Clinton n’étaient que d’une période de 3 ans - plus il affaiblira Mahmoud Abbas, un homme qui est déjà peut-être trop faible pour signer un accord mettant fin au conflit.
Kerry lui-même a déclaré que si « nous ne réussissons pas maintenant , nous n’aurons pas d’autre chance. » Il a raison. S’il échoue, les États-Unis ne feront plus rien jusqu’à ce qu’ils désignent un nouveau président en 2017, et peut-être même pas à ce moment-là. Dans le même temps, le conflit israélo-palestinien se déplacera à l’extérieur de Washington car les Palestiniens finiront par soumettre leur cas devant les organisations internationales, dans les campus universitaires, devant des groupes religieux, des syndicats, et des organisations de consommateurs européens. Et pour la communauté juive américaine organisée, c’est une catastrophe parce que les universités, les organisations internationales et les groupes religieux libéraux sont exactement les endroits où l’establishment juif américain est très peu influent.
C’est d’une triste ironie. La communauté juive américaine organisée a passé des décennies à construire son influence à Washington. Mais elle est trop bien réussi. En rendant politiquement trop douloureux pour Obama de pousser Netanyahou vers un accord à deux États, l’establishment juif américain (avec ses alliés chrétiens d’extrême-droite) a mis Washington sur la touche. Depuis deux décennies, l’idée au cœur du processus de paix a été que, comme l’Amérique bénéficie d’un moyen de pression sur Israël, le reste du monde devrait laisser la solution au conflit israélo-palestinien dans les mains de Washington.
Mais à travers le monde, de moins en moins de gens imaginent encore que la Maison Blanche usera effectivement de son influence, et si la mission de Kerry échoue, les États-Unis ne feront plus d’autre tentative. Les Palestiniens sont prêts à s’investir dans la campagne de Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS) qui déplace la lutte vers des arènes où l’establishment juif américain n’a pas d’influence. Dans le bureau du bâtiment Russell au Sénat, Howard Kohr et les avis de Malcolm Hoenlein ont un poids. Dans les supermarchés allemands et la Modern Language Association, pas tant que ça...
Mais le déclin du processus de paix sponsorisé par les Américains n’est qu’une des raisons qui font que 2014 peut voir le début du déclin de l’influence juive américaine organisé. L’autre raison est l’Iran. Depuis deux décennies, l’AIPAC et ses alliés ont réussi à imposer une ligne américaine de plus en plus rigide contre le programme nucléaire de l’Iran. Au Congrès - où un groupe bipartisan (Démocrates et Républicains) de sénateurs vient de présenter une nouvelle loi sur les sanctions en s’opposant à la Maison Blanche - la ligne dure reste à l’ordre du jour. Mais dans l’ensemble du pays, elle risque de s’aliéner les Américains qui vont dominer la politique dans les décennies à venir.
Ce n’est pas un secret que les jeunes Américains sont moins résolument « pro-israéliens » que leurs aînés. Selon un sondage en 2013 du Pew Research Center, alors que la majorité des Américains de plus de 65 ans disent sympathiser principalement avec Israël, ce chiffre tombe à un peu plus de 1 sur 3 parmi les Américains de moins de 30 ans, avec une majorité des interrogés disant qu’ils sympathisent avec les deux parties (Palestiniens et israéliens - NdT).
Le conflit israélo-palestinien n’est pas une question centrale dans la politique américaine. Mais l’Iran l’est, et le fossé entre les générations est tout aussi fort. La guerre en Irak a été une expérience beaucoup plus décevante pour les jeunes Américains que pour leurs aînés, et vous pouvez voir l’effet de ce qui s’est passé avec l’Irak dans les opinions exprimées sur l’Iran, où, selon un sondage du Pew Research Center réalisé en 2012, les Américains de moins de 30 ans estiment avec trente points de plus que les Américains de plus de 65 ans, que la priorité était « d’éviter un conflit militaire » avec Téhéran tout en « adoptant une position ferme » contre son programme nucléaire.
Quand j’ai demandé aux gens du Pew Research Center de donner les écarts d’âge au sein des partis dominants, ils ont constaté que les jeunes Républicains étaient presque aussi anti-guerre que les anciens Démocrates. Ce qui contribue à expliquer pourquoi, lors des primaires en 2012 en Iowa Caucus et dans le New Hampshire, les Républicains de moins de 30 ans ont préféré l’anti-interventionniste Ron Paul face à son plus proche rival, avec une marge de près de deux pour un.
Ce sont des tendances à long terme. L’establishment juif américain ne deviendra pas quantité négligeable de sitôt. Mais 2014 sera peut-être l’année où le début de son déclin deviendra évident. Des dirigeants juifs américains avisés, conscients des efforts du mouvement BDS pour recentrer le conflit israélo-palestinien à l’extérieur de Washington, auraient poussé Netanyahu à adopter les principes de base d’un accord à deux États, et donc donné aux sceptiques des raisons de croire que Washington était encore en mesure d’agir. Des dirigeants juifs américains avisés, conscients de l’opposition entre la vieille et la jeune Amérique, auraient pu éviter de pousser en avant des sanctions [contre l’Iran] qui, comme mon collègue Chemi Shalev l’a fait valoir, risquent de convaincre de nombreux Américains que l’establishment juif américain est en train de saboter un accord diplomatique.
Les dirigeants les plus sages prévoient de changer et de s’adapter, pendant qu’il est encore temps. Pour les dirigeants juifs en Amérique, 2014 pourrait bien être l’année où il sera trop tard.
Peter Beinart
http://www.haaretz.com/opinion/.premium-1.566432
Traduction : Info-palestine.eu - Claude Zurbach