Troisième volet :
Monsieur Fortin, nous avons pris bonne note de vos commentaires et questionnements.
Certains des arguments de notre premier message ont effectivement, comme nous l’avions annoncé, été sacrifiés sur l’autel de la brièveté.
La phrase au sujet de la position sociale-démocrate qui a régné sur le Chili pendant plus de vingt ans voulait signaler que la Concertation a effectivement, tout le temps qu’elle a été au pouvoir, conduit une politique néo-libérale, politique encore accentuée par Piñera. Par conséquent, dans le Chili d’aujourd’hui, la politique néo-libérale est encore plus virulente, avec une répression accrue en prime.
En revanche ce qui a complètement changé c’est le climat social, ceci grâce aux mouvements sociaux développés depuis avril 2011. En effet, les mouvements sociaux, et celui des étudiants en particulier, ont introduit dans la vie quotidienne des Chiliens des sujets désormais couramment traités alors qu’ils étaient jusque là absolument tabous. Un grand nombre de ces sujets a été repris dans le programme de la Nouvelle Majorité (Nouvelle concertation dans votre écrit), où l’on trouve non seulement le changement de la constitution et la gratuité de l’éducation, les deux seuls mentionnés dans votre papier, mais aussi beaucoup d’autres : la réforme de la fiscalité, qui permettra de se doter de moyens pour appliquer les réformes, l’octroi de plus de droits aux travailleurs, la création d’une sécurité sociale d’Etat, la sauvegarde des richesses naturelles, l’abolition du système électoral binominal, etc.
La prise de conscience enclenchée à la chaleur des combats a favorisé la conclusion, tout d’abord, de pactes électoraux entre le PCCh et la Concertation, révélant leur force unitaire et la bonne stratégie à suivre pour vaincre la droite, et plus tard la formation de la Nouvelle Majorité (NM), outil nécessaire pour convertir ce changement culturel ou de mentalité en changement politique institutionnel.
Ce petit rappel peut répondre à votre deuxième interrogation, à savoir en quoi la NM « répond à une nouvelle situation politique et sociale dans le pays ».
Cette coalition s’est donné pour tâche, et il n’est jamais inutile de le répéter, d’en finir avec les reliquats institutionnels de la dictature de Pinochet. Les profonds changements de la législation pinochetiste amélioreront la position des forces progressistes pour mener, dans le futur, d’autres combats et obtenir d’autres victoires. Nous ne doutons pas que la légalisation de la grève, l’établissement de la négociation collective, l’abolition de la multiplication d’employeurs dans une même entreprise (multirut) ou encore la fin de l’interdiction aux dirigeants associatifs, syndicaux, etc d’être candidats aux élections politiques, vont donner un coup de fouet à la lutte revendicative des travailleurs chiliens. Tous ces points figurent d’ailleurs dans le programme de gouvernement de la NM.
Bien entendu, la condition préalable à tout changement au Chili était la défaite de la droite pinochetiste aux élections présidentielles mais surtout législatives afin d’obtenir un parlement largement majoritaire et favorable aux transformations. Si toute l’opposition à la droite s’était jointe à la NM, tous les quorums requis pour l’adoption des lois prévus par l’actuelle constitution auraient été atteints, ce qui n’est malheureusement pas le cas actuellement. En effet, certaines forces politiques de gauche hors NM ont estimé plus important de rester pures idéologiquement, car, d’après elles, il n’y aurait aucune différence entre la droite pinochetiste et la NM. Par conséquent, la droite pinochetiste est encore une fois sur-représentée au parlement.
Quant à vos doutes sur la réalisation du programme de la NM, le rappel du faible taux obtenu par les deux candidatures franchement anti-néolibérales permet de mettre en évidence l’importance des forces politiques en jeu. Les alliances politiques sont nécessaires lorsque nos propres forces ne sont pas suffisantes pour parvenir à nos fins. C’est le cas avec les forces anti néolibérales au Chili. Or, la gauche hors NM a toujours imaginé qu’elle pouvait (peut) produire les changements à elle toute seule. Et au vu de son résultat (4%), on est sûr qu’avec sa stratégie, elle ne risque pas d’avoir à réaliser un quelconque programme.
En fait, il n’existait qu’une stratégie efficace pour chasser la droite du gouvernement et pouvoir réaliser les changements que la société chilienne attend : la création d’une large coalition et le maintien et le développement d’un mouvement populaire dans la rue. Cette stratégie, et pas une autre, permettra d’en finir avec l’éternelle transition vers la démocratie. Il serait nécessaire de ne pas oublier que la société chilienne a été jusqu’à maintenant profondément conservatrice et que toute transformation représente une avancée considérable. Ce n’est pas le cas de l’Europe où on doit défendre des acquis sociaux remis en cause en permanence.
Nous profitons de ce moment de l’exposé pour montrer, comme le commentateur le demande, le sérieux avantage qu’apporte une telle coalition. Les deux piliers toujours absolument intacts et sur lesquels repose le capitalisme chilien sont, selon Eduardo Contreras de passage à Paris, le pouvoir idéologique (la presse) et le pouvoir physique (l’armée). Toujours d’après E. Contreras, le programme de la NM contient quelques éléments de démocratisation de la presse. Mais en ce qui concerne l’armée, rien n’est possible pour l’instant. Donc le risque d’une intervention militaire n’est pas écarté. Par conséquent, il semble évident que plus large sera la coalition qui entamera les changements des structures imposées par Pinochet - piloté par Washington-, plus il sera difficile aux âmes nostalgiques des temps dictatoriaux, de tenter des aventures putchistes. Ce n’est pas les Paraguayens ni les Honduriens qui diront le contraire.
D’autres questions sur la rapidité des changements, sur leur profondeur ainsi que sur la pérennité d’une alliance (notamment entre la gauche et la DC) que déjà Allende s’était posées au temps de l’Unité Populaire, restent d’actualité.
En parlant des moyens de communication vous dites que notre phrase sur la Concertation et le duopole renforce votre point de vue, qui est aussi le nôtre. En effet, dans le deuxième paragraphe de notre commentaire initial « Loin de nous l’intention de défendre une position social-démocrate qui a régné sur le Chili pendant plus de vingt ans », nous ne défendons pas l’oeuvre de la Concertation. Mais nous n’occultons pas non plus ce que peut avoir de positif la NM.
L’article d’Ernesto Carmona dans lequel il qualifie de néo-libéraux tous les membres du commando Bachelet, a été écrit le 23 juillet 2013, bien avant la publication du programme de la NM. L’auteur, qui ne s’attendait sans doute pas à ce que ses pronostics soient faux, a du admettre la présence communiste dans le commando, ce qui annule immédiatement son affirmation précédente, à savoir, que les membres du commando « ont tous en commun une adhésion ferme au dogme de l’idéologie néo-libérale ». Il affirme de façon surprenante que les communistes n’ont obtenu que des « charges nominales […], qui n’influent pas sur les lignes centrales du programme » (1), en dépit de la présence d’un communiste, sur cinq personnes, dans la commission chargée justement du programme. Plus tard, la lecture des déclarations du G. Teillier, président du PCCh, qui qualifie le programme de la NM d’assez satisfaisant, car les propositions du PCCh ont bien été prises en compte (2), révèle que les « analyses » de E . Carmona n’étaient que des souhaits. Cet exemple illustre la phrase par laquelle nous finissions notre commentaire précédent : « Pour être ne serait-ce qu’un peu audible, voire crédible, il faut pouvoir être capable de développer des analyses complètes, dévoilant autant les qualités que les faiblesses des sujets dont on parle, mais en aucun cas en déformant la réalité. ». Habitude que l’on a souvent trouvée chez des analystes qui ont des intérêts politiques à défendre.
Plus loin, au sujet de la diversité de la NM et des éventuelles difficultés qui l’empêcheraient d’accomplir son programme, vous affirmez que « Si le passé est garant de l’avenir, il y a de bonnes chances que ça se passe comme je dis. » Il serait souhaitable de bien connaître le passé, car sa méconnaissance risque parfois de créer de sacrées surprises. Nous aimerions, si vous le permettez, vous demander une explication sur un événement politique important de l’histoire du Chili. Vous qui êtes pratiquement sur que M. Bachelet mènera la même politique que lors de son premier mandat, comment pouvez-vous expliquer que certains des plus proches collaborateurs d’Allende avaient, en 1952, soutenu, certains en tant que ministres, l’élection du général Carlos Ibañez del Campo, ex-dictateur des années 27-31 ? (3).
Pour notre part, nous pensons que de nouvelles conditions politiques peuvent favoriser des changements de position.
En ce qui concerne la politique extérieure, M. Bachelet a clairement déclaré que le Chili « pourrait continuer avec l’alliance [du Pacifique], mais sans exclusion idéologique »(4). Connaissant les alliés tels que la Colombie, le Mexique ou le Pérou, on peut comprendre son commentaire. En revanche, les propositions du groupe de réflexion sur la politique extérieure de la candidate préconisaient déjà un rapprochement avec le Brésil et l’Argentine ainsi que les voisins du nord (5). Voir les vidéos avec les propres déclarations de MB (6).
Pour finir nous reprendrons juste la réflexion de ce qui est essentiel au débat. Pour nous, militants, ce qui est essentiel c’est de faire comprendre une conjoncture, en l’occurrence la chilienne, qui est en pleine évolution depuis quelques années. L’ennemi auquel nous avons à faire est terriblement puissant et nous devons gagner la première et la plus importante de toutes les batailles : la bataille idéologique selon José Marti.
J.C Cartagena et N. Briatte
NOTES
(1) E. Carmona : les communistes ont eu des charges nominales « qui n’influent pas sur les lignes centrales du programme »
L’équipe programme de Bachelet est formée par le DC A. Micco, le PPD Ricardo Lagos Weber, le radical G. Guzmán, le communiste A. Palma et A. Arenas »
http://www.eurolatinnews.com/reportajes1/alberto.htm
(2) G. Teillier : à la différence des propositions de la DC les nôtres ont été assez prises en compte dans le programme.
http://www.theclinic.cl/2013/10/26/teillier-y-programa-de-bachelet-a-diferencia-de-los-diputados-dc-los-parlamentarios-comunistas-fueron-bastante-considerados/
(3) Parti Socialiste Populaire (Chili) : Parmi les principaux collaborateurs de Ibañez on trouve Oscar Schnake et Clodomiro Almeyda, entre autres, qui eurent des responsabilités ministérielles.
(4) Bachelet pour les alliances qui ne discriminent pas idéologiquement :"on pourra continuer avec l’alliance [du Pacifique] mais sans exclusion idéologique"
http://www.youtube.com/watch?v=XvuHIXzC4rk
(5) Proposition du groupe de réflexion sur la politique extérieure :
http://diario.latercera.com/2013/08/17/01/contenido/reportajes/25-144112-9-la-propuesta-del-comando-de-bachelet-para-rree.shtml
http://papeldigital.info/ltrep/2013/08/17/01/paginas/003.pdf
(6) Bachelet politique extérieure :
http://www.youtube.com/watch?v=q7LhY_Rk3NI
http://www.youtube.com/watch?v=zrPlvkzo6L0