"Nous ne vivons que pour maintenir notre structure biologique. […] Or, l’espace dans lequel s’effectue cette action est également occupé par les autres. […] [De l’affrontement] surgira forcément une échelle hiérarchique de dominance et il est peu probable qu’elle puisse satisfaire, car elle aliène le désir à celui des autres." - Henri Laborit, Éloge de la fuite, 1976
Alors que l’issue de la guerre civile en Syrie semble suspendue au bon déroulement des opérations de démantèlement de l’arsenal chimique de Bachar el-Assad, les Russes se félicitent de leur victoire diplomatique et de l’accord Kerry-Lavrov obtenu en septembre dernier qui a empêché in extremis une intervention militaire pourtant ardemment souhaitée par Londres, Paris et Washington. Devant la complexité des rapports de force des différents acteurs impliqués, il convient d’analyser les enjeux géopolitiques qui sous-tendent ce conflit, en éclairant en particulier les motivations profondes de la politique étrangère des États-Unis au Moyen-Orient.
Un Nobel de la Paix va-t-en guerre
George W. Bush, président des États-Unis de 2001 à 2008, et son administration de néoconservateurs resteront dans l’histoire pour avoir présidé à deux guerres majeures du début du XXIème siècle : la guerre d’Afghanistan contre le régime taliban débutée en 2001 et toujours en cours aujourd’hui, et la guerre d’Irak débutée en 2003 et officiellement achevée en 2011. Son successeur Barack Obama, élu en 2008 puis réélu en 2012, s’est démarqué de son prédécesseur en opérant un retrait progressif des troupes d’Irak (mais en augmentant celles présentes en Afghanistan) et en lançant une campagne d’assassinats ciblés par l’intermédiaire de drones au Yémen et au Pakistan (en particulier dans la région du Waziristan). Selon le rapport The Year of the Drone publié en 2010 par la New America Foundation, 32 % des victimes des attaques de drones au Pakistan sont des civils. Le 10 décembre 2009, soit dix jours après avoir annoncé l’envoi de 30.000 soldats supplémentaires en Afghanistan, Barack Obama reçoit le prix Nobel de la Paix à Oslo, démontrant si besoin était que la realpolitik [1] ne craint pas les contradictions. En 2011, les Etats-Unis ont appuyé l’intervention militaire en Libye à travers les résolutions 1970 et 1973 du Conseil de sécurité des Nations unies qui mirent en place un embargo sur les armes et une zone d’exclusion aérienne au-dessus de la Libye. Ces résolutions furent suivies d’un intense bombardement de l’OTAN lors de l’opération Unified Protector, qui mena in fine à la mort de Mouammar Kadhafi le 20 octobre 2011. En parallèle, les Etats-Unis ont soutenu (médiatiquement, diplomatiquement et financièrement comme nous le verrons plus loin) le camp des autoproclamés « rebelles » lors de la guerre en Syrie. La révolte populaire anti-Assad de mars 2011 s’est rapidement transformée en guerre civile meurtrière, impliquant de nombreux acteurs extérieurs aux intérêts propres aux premiers rangs desquels les Etats-Unis, l’Arabie Saoudite, le Qatar, le Royaume-Uni et la France, et de l’autre côté la Russie, la Chine, l’Iran et le Liban. Cette « guerre géostratégique par procuration » a fait à ce jour plus de cent mille morts selon l’ONU, dont plusieurs dizaines de milliers de civils.
Au-delà de ces indications préliminaires d’ordre factuel, il faut bien comprendre une chose : le « printemps arabe » qui embrase l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient depuis la fin de l’année 2010 sert de combustible à un cocktail explosif dont la mèche a été préparée de longue date par les Etats-Unis et leurs alliés. La cible et l’objectif de ce jeu macabre : appliquer à leur profit l’adage latin maintes fois vérifié dans l’histoire : divide ut regnes, “diviser pour régner”. Rappelons ce que rapporte Wesley Clark (ancien général quatre étoiles des United States Armed Forces et Commandant du Supreme Headquarters Allied Powers Europe de l’OTAN de 1997 à 2000, ayant dirigé le bombardement du Kosovo lors de l’opération Allied Force en 1999) lors de son discours au Commonwealth Club of California le 3 octobre 2007. Wesley Clark a été informé en 1991 par l’ancien président de la Banque mondiale Paul Wolfowitz (alors sous-secrétaire à la politique de Défense) que les États-Unis avaient "environ cinq ou dix ans devant [eux] pour nettoyer ces vieux régimes clients des soviétiques – la Syrie, l’Iran, l’Irak – avant que la prochaine superpuissance ne vienne [les] défier". Dix ans plus tard, en novembre 2001, Wesley Clark apprend au Pentagone que des plans pour attaquer l’Irak sont "en discussion dans le cadre d’un plan quinquennal, [...] débutant avec l’Irak, puis la Syrie, le Liban, la Libye, l’Iran, la Somalie et le Soudan".
Wesley Clark, discours au San Francisco Commonwealth Club, 3 octobre 2007
La realpolitik au service des pétrodollars
Pour comprendre les orientations et les stratégies mises en place aujourd’hui par les États-Unis au Moyen-Orient, il convient de se placer dans l’étude historique de leur politique étrangère. Un petit retour à l’époque de l’après-guerre nous permet de mettre à jour les mécanismes économiques par lesquels les Etats-Unis se sont assurés une hégémonie planétaire (qu’ils entendent bien conserver) au cours de la seconde moitié du XXème siècle.
À la sortie de la deuxième guerre mondiale, les États-Unis disposent de la plus grande partie des capitaux mondiaux. Ils produisent la moitié du charbon, les deux tiers du pétrole, plus de la moitié de l’électricité au niveau mondial, et détiennent deux tiers des réserves mondiales d’or. Les accords de Bretton Woods signés en 1944 mettent en place un système d’étalon change-or (Gold-Exchange Standard) fondé sur le dollar US : toutes les monnaies sont définies en dollar, et seul le dollar est défini en or. Le taux de change des différentes monnaies est établi par rapport au dollar, et les réserves des banques centrales doivent être constituées de devises [2] et non plus d’or. Du dollar dépendent désormais la croissance et l’inflation mondiales, au service des Trente glorieuses présidant l’essor économique et l’opulence du « monde occidental ». En revanche, le gouvernement américain est censé – à travers la Federal Reserve System, ou FED – garantir la valeur « réelle » du dollar et s’interdire d’imprimer trop de monnaie. Les accords de Bretton Woods donnent aussi naissance à la Banque mondiale et au Fonds monétaire international, dont le rôle officiel est « de promouvoir la coopération monétaire internationale, de garantir la stabilité financière, de faciliter les échanges internationaux, de contribuer à un niveau élevé d’emploi, à la stabilité économique et de faire reculer la pauvreté[3] ».
Dans les années 1960, la guerre du Viêtnam et la course à l’espace conduisent le gouvernement américain à multiplier les dépenses et à créer une immense liquidité internationale de dollars. Voyant se déséquilibrer la balance des paiements des États-Unis, la France et d’autres pays européens réclament la contrepartie en or d’une forte proportion des dollars qu’ils possèdent. Les États-Unis ne s’y soumettent pas, souhaitant conserver leur encaisse-or. Pour éviter ce remboursement en or, le président des États-Unis Richard Nixon décide le 15 août 1971 de mettre fin à la convertibilité du dollar en or (décision officialisée le 8 janvier 1976 suite aux Accords de la Jamaïque). Le système des taux de change fixes s’écroule définitivement le 19 mars 1973 et est remplacé par un système moins régulé de changes flottants (ou régime de changes flexibles). La création monétaire est ainsi libérée des contraintes d’un étalon monétaire mondial fixe existant en quantités finies, mais cela affecte désormais la demande globale de dollars US, et menace directement l’économie états-unienne. Le gouvernement des Etats-Unis, aidé par des compagnies aux lobbies tout-puissants, trouve alors une ressource de rechange pour conserver la suprématie du dollar : le pétrole.
En 1973, le secrétaire d’État des États-Unis Henry Kissinger passe des accords secrets avec la famille royale d’Arabie Saoudite : les États-Unis lui offrent une protection militaire et un approvisionnement en armement, contre l’assurance que l’Arabie Saoudite vendra désormais son pétrole contre des dollars US uniquement, et investira les profits excédentaires dans les bons du Trésor et les billets américains. D’autres accords passés en 1971 et 1973 obligent l’ensemble des pays de l’OPEC[4] à vendre leur pétrole en dollars US, ce qui créé une demande permanente de dollars sur le marché international des échanges. La plupart des pays du monde étant dépendants des importations de pétrole, le pétrodollar devient la monnaie de réserve dominante dans le monde, remplaçant l’or comme monnaie étalon. Depuis lors et jusqu’à aujourd’hui, les pays importateurs et exportateurs se voient donc dans l’obligation d’acheter des dollars US auprès de la FED, la réserve fédérale des États-Unis, qui est la seule institution autorisée à émettre cette monnaie.
Après quarante ans d’inflation et deux (voire trois) chocs pétroliers, les prix du pétrole s’envolent : en 1972 le baril de pétrole est à 1,90 USD, en 1981 à 34 USD, et en 2008 à plus de 140 USD. En conséquence, les bénéfices des pays producteurs de pétrole, ainsi que des États-Unis qui profitent des transactions en dollars US, explosent. Ainsi le dollar US, monnaie d’un État fédéral qui accuse en 2012 une dette totale de plus de 16.000 milliards de dollars soit 103% du PIB, tient bon grâce à son adossement au pétrole et à la dépendance de la plupart des pays industrialisés à cette ressource.
Les guerres des hydrocarbures, au nom de la paix et de la démocratie
Le fait que l’euro et le yen soient des monnaies fortes a amené certains pays exportateurs de pétrole à souhaiter être payés dans une autre monnaie que le dollar US. S’ils y parvenaient, la valeur du dollar US diminuerait fortement par rapport aux autres monnaies, ce qui augmenterait le prix des importations aux Etats-Unis et ruinerait leur économie. On comprend dès lors que tous les pays qui annoncent publiquement vouloir vendre leur pétrole dans une autre monnaie que le dollar se retrouvent dans une ligne de mire qui tourne souvent au désastre humanitaire :
En 2000, le président irakien Saddam Hussein, qui avait déjà entamé la nationalisation des compagnies pétrolières en 1972, annonce que les transactions pétrolières se feront désormais avec des devises en euros plutôt qu’en dollars.
En 2001 George W. Bush devient le président des États-Unis et appelle auprès de lui plusieurs sympathisants néoconservateurs du Project for the New American Century (PNAC) : Jeb Bush, Dick Cheney, Zalmay Khalilzad, Lewis Libby, Dan Quayle, Donald Rumsfeld et Paul Wolfowitz ; ainsi que Condoleezza Rice, ex-collaboratrice de Chevron (Texaco). Plusieurs d’entre eux sont signataires de la lettre que le PNAC envoya à Bill Clinton en 1998, qui stipulait que « la seule stratégie acceptable est celle qui élimine la possibilité que l’Irak puisse ou menace d’employer des armes de destruction massive. À court terme, cela signifie la volonté d’entreprendre une action militaire [5] ».
PNAC, Project for the New American Century.
Immédiatement après le 11 septembre 2001, Donald Rumsfeld (alors secrétaire à la Défense des États-Unis) et Dick Cheney (alors vice-président des États-Unis et ancien directeur d’Halliburton, une multinationale spécialisée dans l’industrie pétrolière qui a décroché de gros contrats en Irak en 2003) mettent en œuvre un projet pour faire tomber l’Irak, la Libye, la Syrie et l’Iran. Paul Wolfowitz (alors secrétaire adjoint à la Défense, sous les ordres de Donald Rumsfeld), déclare : « les revenus du pétrole irakien au cours des deux ou trois prochaines années vont apporter 50 à 100 milliards de dollars, qui viendront rembourser la propre reconstruction du pays et plus encore ».
En 2003, les États-Unis et leurs alliés envahissent l’Irak en prétextant que le régime dispose d’armes de destruction massive (« weapon of mass destruction », ou WMD), et lancent l’Operation Iraqi Freedom qui prévoit la chute de Saddam Hussein et l’instauration d’une démocratie irakienne. Deux mois après l’invasion de l’Irak de mars 2003, George W. Bush annonce le rétablissement des ventes du pétrole irakien en dollar US.
- IRAN (deuxième producteur de pétrole au monde et premier exportateur de l’OPEC. Dispose par ailleurs de la plus grande réserve en gaz naturel au monde)
En 1951, le futur Premier ministre d’Iran Mohammad Mossadegh nationalise la compagnie pétrolière britannique Anglo-Iranian Oil Company (qui deviendra The British Petroleum Company en 1954, aujourd’hui BP) et entame une politique anti-britannique. L’opération secrète Ajax, menée en 1953 par le MI6 (service de renseignements extérieurs du Royaume-Uni) et la CIA (principale agence de renseignements des États-Unis), destitue Mohammad Mossadegh et consolide le pouvoir du Chah Mohammed Reza Pahlavi. La Anglo-Iranian Oil Company est alors restaurée, et des licences sont accordées à cinq entreprises pétrolières états-uniennes, en plus de la Royal Dutch Shell et de la Compagnie française des pétroles (aujourd’hui Total).
En 1979 l’Ayatollah Khomeini prend le pouvoir lors de la révolution iranienne. Un an plus tard l’Irak, soutenu financièrement et militairement par les autres pays arabes puis par les États-Unis et les pays occidentaux, envahit l’Iran : c’est le début de la première guerre du Golfe.
En 1996, les États-Unis imposent un embargo sur les importations de pétrole et d’autres produits iraniens.
Depuis 2003, l’Iran demande que ses exportations de pétrole vers l’Europe et l’Asie soient payées en euros plutôt qu’en dollars. En 2006, le Venezuela appuie la décision de l’Iran. Le 17 février 2008, l’Iran ouvre l’Iranian International Petroleum Exchange, une bourse où s’échangent des produits dérivés du pétrole iranien, ayant à terme pour objectif d’échanger également le pétrole brut. La particularité de cette bourse est que les échanges se font principalement en rial iranien et non en dollar comme dans les autres bourses mondiales. À terme, d’autres monnaies pourraient être utilisées, dont l’euro. En février 2009, l’Iran annonce avoir complètement cessé de conduire des transactions pétrolières en dollars US.
Les pays de l’Union européenne ont décidé le 23 janvier 2012 d’imposer un embargo pétrolier graduel contre l’Iran, et de sanctionner sa banque centrale afin d’assécher le financement de son (supposé) programme nucléaire.
Après le coup d’État qui le porte à la tête du pouvoir libyen en 1969, Mouammar Kadhafi contraint en 1970 les compagnies pétrolières étrangères à accepter une augmentation du prix du baril, ouvrant la voie aux autres pays producteurs. En 1973, il nationalise les compagnies pétrolières. Le choc pétrolier enrichit le pays.
Peu avant l’intervention de l’OTAN en Libye début 2011, Mouammar Kadhafi avait refusé le dollar comme monnaie de règlement du pétrole libyen. Il s’apprêtait également à créer un bloc de pays africains fonctionnant avec une monnaie indexée sur l’or, afin de remplacer le dollar dans les transactions régionales.
Le 17 mars 2011 le Conseil de sécurité des Nations unies, dont cinq membres permanents sont pourvus d’un droit de véto (la Chine, les États-Unis, la France, le Royaume-Uni, la Russie), adopte la résolution 1973 qui autorise des frappes aériennes contre les forces de Kadhafi, « pour la protection du peuple libyen ». Après 9.658 raids de bombardement et 7.700 bombes et missiles tirés, le nombre de victimes civiles n’a pas été dévoilé.
Dans les cas de la guerre en Afghanistan et du soutien qu’apportent les Etats-Unis et quelques pays européens belliqueux (France et Royaume-Uni notamment) à la rébellion syrienne anti-Assad, il s’agit là aussi d’intérêts géostratégiques concernant l’acheminement des hydrocarbures de la région du Caucase (productrice) vers les pays européens (consommateurs).
Le fond de la mer Caspienne regorge de gisements de pétrole et de gaz qui sont encore relativement peu exploités. Contrairement au pétrole des pétromonarchies, de l’Irak ou de l’Iran, qui peut s’exporter aisément depuis les ports du golfe persique, le pétrole et le gaz de la Caspienne nécessitent d’être acheminés par des pipelines avant d’être exportés en Europe et aux États-Unis. Plusieurs tracés sont possibles depuis l’Azerbaïdjan, en passant par la Russie, la Géorgie, l’Arménie ou la Turquie. L’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC) par exemple, ouvert en 2005, transporte le pétrole brut du champ pétrolifère de la mer Caspienne jusqu’à la mer Méditerranée. Mais pour décongestionner les détroits du Bosphore et des Dardanelles, il faut trouver de nouveaux tracés. Les Etats-Unis, désireux d’éviter la Russie et l’Iran pour acheminer le pétrole et le gaz turkmène, imaginent le projet de pipeline TAP qui traverserait le Turkestan, l’Afghanistan et le Pakistan, mais ils se heurtent à l’opposition du régime taliban afghan.
En 2001, prétextant capturer Oussama Ben Laden, détruire l’organisation Al-Qaïda et renverser le régime taliban, les États-Unis envahissent l’Afghanistan. Hamid Karzai (ancien consultant de la compagnie pétrolière et gazière californienne Unocal) devient le président de l’Administration intérimaire en 2001 puis président de l’Afghanistan en 2004 ; il est réélu à ce poste en 2009. Un rapport de 2009 de l’United Nations Office on Drugs and Crime révèle par ailleurs que le trafic d’opium en Afghanistan (qui avait été presque totalement éradiqué par le régime taliban en 2001, cf. infographie ci-dessous) représente aujourd’hui 93% de la production mondiale et génère 3,4 milliards de dollars de revenus annuels. Cette manne opiacée profite directement aux trafiquants et aux paysans qui cultivent le pavot à opium, mais aussi et surtout (pour 75% de la somme) aux officiels du gouvernement, à la police et aux autorités locales et régionales. Ahmed Wali Karzaï, le frère du président afghan Hamid Karzaï, a été accusé de narcotrafic et de corruption, et recevait de l’argent de la CIA. Le président Hamid Karzaï lui-même a reçu des dizaines millions de dollars de la CIA, ce qui révèle la préoccupation de l’agence d’accroître l’influence des États-Unis dans le pays.
Culture d’opium en Afghanistan de 1994 à 2012 (en hectares).
Un des torts de la Syrie est de se trouver sur la route (ou plutôt, sur une des routes) du pétrole venant d’Iran et à destination des pays européens. Un autre de ses torts est d’être l’allié indéfectible de l’Iran (lui-même l’ennemi des Etats-Unis depuis la révolution islamique de 1979), pour des raisons historiques et confessionnelles [6]. Pour acheminer le pétrole iranien vers l’Europe, un projet de pipeline traversant l’Irak et la Syrie a été mis au point par la Russie. Ce projet menaçait les intérêts des Etats-Unis, de la Turquie (un des principaux bénéficiaires du transit du pétrole iranien sur son sol, et un allié précieux des Etats-Unis dans la région) et des pétromonarchies sunnites du Golfe, au premier rang desquelles l’Arabie Saoudite et le Qatar.
Selon le journaliste Charlie Skelton du Guardian, la « transition démocratique » en Syrie a été préparée par les Etats-Unis dès 2005 à travers le programme Arab Reform Initiative initié par le Council on Foreign Relations (CFR), un des think-tank [7] les plus influents en matière de politique étrangère aux États-Unis. Un article du Washington Post – prenant appui sur des câbles diplomatiques confidentiels fuités par Wikileaks – a révélé qu’en 2006 le United State Department of State [8] a proposé cinq millions de dollars pour financer le Syria Democracy Program, un programme destiné à « accélérer le travail des réformateurs en Syrie ». En 2008, le Democracy Council basé aux USA et le Movement for Justice and Development (MJD) basé à Londres ont organisé à Washington une conférence dont l’objectif était clairement contenu dans l’intitulé de la réunion : « La Syrie en transition ». Le MJD – un réseau d’opposants syriens de l’étranger – aurait reçu six millions de dollars du même State Department pour développer ses activités, notamment par le biais de la chaîne Barada TV.
Allant dans le même sens, un article du New York Times révèle que l’autoproclamée « Armée Syrienne Libre » (Free Syrian Army ou FSA) bénéficia en 2011 de l’aide d’agents de la CIA installés au Sud de la Turquie. Leur but était de choisir les combattants anti-Assad qui recevraient des armes (des fusils automatiques, des lance-roquettes, des munitions et des armes antichars) fournies par la Turquie, l’Arabie Saoudite et le Qatar. Ces armes seraient ensuite acheminées depuis la Turquie jusqu’en Syrie par un « obscur réseau d’intermédiaires incluant des Frères Musulmans syriens [9] ».
En 2012 enfin, le State Department a autorisé 15 millions de dollars d’aide (fournitures médicales et matériel de communication) aux « groupes d’opposition civile » en Syrie. Toutefois, cette somme paraît presque ridicule lorsqu’on la compare au fonds de 300 millions de dollars promis lors du Syrian Business Forum qui s’est tenu en juin 2012 à Doha (capitale du Qatar). Le fonds – alimenté par des hommes d’affaires syriens installés à l’étranger – serait destiné à « soutenir toutes les composantes de la révolution en Syrie », selon les termes de Wael Merza, alors secrétaire général du Syrian National Council (SNC). Selon Merza, 150 millions de dollars auraient déjà été dépensés, en partie pour financer les opérations militaires de la Free Syrian Army.
Il est important de noter que le Syrian National Council, organe politique de l’opposition syrienne créé en Turquie en 2011 et constitué en grande partie de frères musulmans syriens, a été largement financé par la Libye post-Kadhafi (à hauteur de 20,4 millions de dollars), par le Qatar (15 millions de dollars) et par les Émirats arabes unis (5 millions de dollars) [10]. Pour le chercheur Fabrice Balanche [11], le Syrian National Council est « un groupe très disparate constitué et financé par le Qatar et appuyé par la France [12] ».
Enjeux géopolitiques des guerres modernes : un secret à éventer
Ces faits largement méconnus du grand public jouent pourtant un rôle déterminant dans la politique étrangère US, et plus largement dans la compétition acharnée et mortifère à laquelle se livrent toutes les nations du monde. Les enjeux géostratégiques qui sous-tendent les guerres menées au nom de la liberté, des droits de l’homme et de la démocratie, conditionnent une certaine vision du monde qui appuie dangereusement la thèse manichéenne et simpliste d’une « lutte des civilisations ». Par ailleurs, ces guerres pour le contrôle des hydrocarbures de la planète sont budgétivores. Elles creusent de façon dramatique la dette publique des États tout en enrichissant les banques prêteuses et l’industrie de l’armement – le fameux « complexe militaro-industriel » qui dispose des lobbies parmi les plus influents.
Qu’il s’agisse d’une guerre dite civile, conventionnelle, asymétrique ou dissymétrique pour reprendre la terminologie militaire, ou encore de haute ou de basse intensité (avec tout le cynisme que comporte l’expression « basse intensité » pour ceux qui vivent ces conflits), la première et plus désastreuse conséquence d’une guerre est la mort et l’exode de millions d’individus. La guerre implique l’atomisation des familles, le déchirement d’un peuple, l’agonie d’une culture, la régression d’une histoire. La guerre laisse derrière elle des territoires exsangues, des pays dévastés, des carcasses fumantes et des cadavres puants. La guerre balafre et défigure. Les guerres d’Irak et d’Afghanistan, qui ont coûté plus de 5.000 milliards de dollars [13] aux contribuables états-uniens, ont d’abord coûté la vie à plus d’un million de personnes, dont plus de 200.000 ont été identifiés comme morts de guerre directs.
Diagramme issu du Costs of War Project.
WikiLeaks’ Collateral Murder : U.S. Soldier Ethan McCord.
Les multinationales qui exploitent le pétrole et le gaz du Caucase et du Moyen-Orient, les manœuvres géopolitiques mesquines et hypocrites des stratèges des think-tank US, les rivières de diamants et les rêves aussi pharaoniques qu’insensés des monarques du Golfe, les calculs bassement pécuniaires des vendeurs d’armes transnationaux, les milliardaires mafieux qui profitent des exactions et des « victoires » de telle ou telle milice armée… ceux-là méritent-ils qu’un seul être périsse sur l’autel de leurs intérêts ?
31 octobre 2013
[1] La realpolitik (ou “politique réaliste”) est définie par le diplomate états-unien Henry Kissinger comme « la politique étrangère fondée sur le calcul des forces et l’intérêt national ». Henry Kissinger, Diplomatie, éd. Fayard, 1996, p. 123.