Il reste bien quelques énergumènes qui clandestinement essaient de propager cette chimère, mais je sais bien que leur combat ne mène à rien. De toute façon moi je n’ai besoin de personne, l’éducation que mon père m’a donné fait que je me concentre sur le besoin essentiel du remplissage de ma gamelle et que je fais attention de ne pas mécontenter ceux qui me donnent du boulot pour me permettre de la remplir.
Si je bosse bien et que mon patron est de bonne humeur, alors peut-être même qu’il m’augmentera, et si je bosse mal alors mon salaire baissera, donc restons concentré sur nos tâches et mettons notre langue dans notre poche. De toute façon c’est une règle de base et elle me convient très bien. Suivant ces principes de bon sens, je m’emploie chaque jour à faire du mieux que je peux pour faire avancer la machine, en espérant pouvoir conserver mon travail.
Parfois j’arrive à m’offrir un petit plaisir grâce au dur labeur de la semaine. Je parle de semaine, mais en fait depuis que le dimanche est devenu un jour comme un autre, la semaine est devenue virtuelle, d’autant plus que maintenant le rythme de vie est devenu plus facile : 12 heures de travail, 6 heures de repos, 12 heures de travail, et ainsi de suite.
Avant il y avait parait-il des « ruptures » appelées congés ou jours fériés, mais c’était extrêmement compliqué à gérer et cela désorganisait la production… je ne sais pas si c’est vrai, tellement cela parait aberrant ! En attendant, il faut que je me concentre sur mon travail, sinon ils mettront une machine à ma place et je me retrouverais à la rue. Mais si je suis sérieux, à la fin de l’année je n’aurais peut-être pas à négocier une baisse trop importante de mon salaire.
Hier, à la fin de notre période de travail, on nous a tous réunis dans un immense hangar pour nous mettre en garde contre des gens qui essaient de promouvoir des idées subversives. On nous a rappelé qu’au XXe siècle, des terroristes appelés vulgairement « syndicat » sabordaient l’économie et la production par des grèves et des revendications en prenant en otage aussi bien les dirigeants des entreprises que parfois l’ensemble de la population.
Ces gens là voulant inverser l’ordre naturel des choses, leurs méthodes violentes ont obligé la société à mettre en œuvre des choses complètement immorales comme de meilleurs salaires, une bonne retraite, des jours de repos payés, un système de santé pour tous…enfin toutes des abominations que les salariés étaient forcés d’accepter, qu’ils soit d’accord ou pas. Et ceux qui estimaient mériter plus que les autres se trouvaient automatiquement lésés.
Donc cela créa énormément de jalousie et d’amertume ! Heureusement, il y avait aussi des salariés courageux qui s’opposaient à ces terroristes et collaboraient avec le patronat, et c’est grâce à ces gens là que nous avons maintenant un travail correspondant aux besoins qui ont été délimités pour nous. Il ne faut pas oublier que nous allons tous dans la même direction, nous devons être unis derrière notre entreprise, notre pays, derrière des gens auxquels nous avons délégué toute notre confiance.
Si nous n’avançons pas tous au même rythme c’est que nous n’avons pas tous les mêmes qualités ni les mêmes mérites. C’est tellement évident que je ne sais pas pourquoi on nous le rappelle à chaque fois, peut-être que certains sont un peu lents à la compréhension !
Après ces brefs rappels historiques, l’on nous a demandé de faire preuve de responsabilité et de dénoncer toute personne qui paraitrait suspecte. On nous a rappelé que soutenir ou seulement adresser la parole à un « terrosyndicaliste » pouvait nous conduire directement dans un camp de rééducation. Déjà, autour de moi, des agents de sécurité regroupaient d’éventuels suspects, et en croisant le regard de l’un d’eux, je me suis fait la remarque qu’effectivement il était différent.
Alors j’ai essayé mentalement de passer en revue toutes les personnes que je côtoie au boulot ou dans la rue pour voir si je ne reconnaissais pas cette expression dans les yeux de certains. J’en étais à réfléchir sur le fait que je croise peut-être tous les jours ces ennemis du système, lorsque deux agents de sécurité me firent brutalement sortir du rang et me poussèrent en direction du groupe de suspects qui était maintenant assez important. J’essayais de crier, mais seul le regard froid de mes gardiens me répondit…
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« En système capitaliste, se rendre à un travail c’est se constituer prisonnier » …C.PAFO
Robert Gil