RSS SyndicationTwitterFacebook
Rechercher

Égypte, Israël et le reste, et la paralysie washingtonienne

La situation est tragique en Égypte, avec des affrontements extrêmement sanglants entre police et groupes armés d’une part, partisans de Morsi organisés en sit-in de résistance passive d’autre part. Les pertes très élevées (pour les premiers affrontements de la séquence, officiellement près de 300 morts, les Frères Musulmans [FM] avançant des chiffres jusqu’à 2.000 morts) ont soulevé l’habituelle vague de protestation de la “communauté internationale”, de la part d’organisations et de pays divers qui, dans nombre de cas, ont une considérable part de responsabilités dans l’évolution actuelle puisqu’ils prétendent avoir la responsabilité de l’organisation générale du monde selon leurs formules-miracle et agissent en conséquence. La situation la plus importante, qui dépasse la simple manifestation de préoccupation ou de protestation, est celle des USA bien entendu. La position extrêmement ambiguë des USA ne cesse de l’être de plus en plus à mesure que les événements s’aggravent, jusqu’à la paralysie complète. On en connaît les données : soutiens de Morsi, les USA ont abandonné le président déchu pour tenter d’accorder un soutien conditionnel aux militaires, en protestant contre ce qui pouvait paraître une attaque contre la “démocratie” tout en laissant entendre que le “coup” des militaires pouvait n’être pas vraiment un “coup” antidémocratique. (D’où la phrase immortelle de John Kerry en visite au Pakistan suivant laquelle “les militaires ont restauré la démocratie” en Égypte, ce qui donne effectivement une définition charmante du concept de “coup”, par définition antidémocratique, mais qui n’est pas vraiment un coup, tout cela suivi d’un rétropédalage d’urgence et assez piteux.)

Le Guardian nous annonce donc le 15 août 2013 que les derniers événements en Égypte mettent les USA encore plus dans l’embarras. Diverses interventions de commentateurs US, de plus en plus réticents devant la position US, vont dans le sens de l’abandon du soutien déguisé ou de la pseudo-critique neutre des USA, des militaires égyptiens. Par exemple, ce texte du 15 août 2013 de Marc Lunch, dans Foreign Policy. (A noter que le souligné en gras dans le texte, – “et probablement lancera un appel pour un retour à un gouvernement civil élu...”, – est de l’auteur.)

« Avec le sang qui coule en Egypte et un retour à l’état d’urgence, il est temps que Washington cesse de faire semblant. Ses efforts pour maintenir ses lignes de communication avec l’armée égyptienne, faire passer la crise en douceur et aider à préparer le terrain pour un nouveau processus politique démocratique ont complètement échoué. Le nouveau régime militaire égyptien et une large partie de la population ont clairement exprimé leur volonté que les Etats-Unis les laissent tranquilles. Pour une fois, Washington devrait leur donner satisfaction. Tant que l’Egypte garde ce cap, l’administration Obama devrait interrompre son assistance, fermer son ambassade au Caire et éviter de traiter le régime militaire comme un gouvernement légitime. [...]

 »La politique des Etats-Unis par rapport à l’Egypte, au cours des deux dernières années et demi, a été d’essayer de soutenir discrètement la transition vers la démocratie. C’était la bonne stratégie. Mais il est difficile de savoir comment revenir maintenant à cette politique. Les attaques sanglantes contre les manifestants -malgré l’opposition répétée des Etats-Unis contre de telles actions- laissent peu de choix au président Obama à part celui de prendre ses distances avec le régime égyptien. Washington doit lancer, et lancera sans doute, un appel pour un retour à un gouvernement civil élu, la fin rapide de l’état d’urgence et une utilisation mesurée de la force. S’il n’est pas entendu, il doit interrompre toutes les aides et les relations jusqu’à ce que le Caire le prenne au sérieux. »

Bien entendu, ces exhortations, tout comme les sinuosités tactiques et les incertitudes psychologiques de l’administration Obama, restent néanmoins dominés par la certitude que l’Égypte a besoin des USA et que, au bout du compte, elle finira par s’aligner sur les USA, si elle n’a jamais cessé de l’être. Les considérations ci-dessus sont de l’ordre du tactique, tant la stratégie US, qui consiste à tout écraser tout en soutenant tout le monde pour que tout se mette en place au profit des USA, continue à être conduit par deux principes, – les USA ont toujours raison et les USA l’emportent toujours, parce qu’ils sont les plus justes, les plus forts, les plus démocratiques et les plus aimés. Evidemment, avec de telles vertus, la présence d’intérêt US en Égypte et la défense de ces intérêts vont de soi, comme hommage du réalisme à la vertu, avec le réalisme nécessairement vertueux lui-même.

Or, l’actuelle situation égyptienne est plus complexe et plus nuancée que les USA et leurs commentateurs ne semblent l’imaginer, et va au-delà de la problématique que la vertu doit résoudre pour préserver ses intérêts vertueux ; elle va au-delà, conceptuellement et géographiquement... Les militaires égyptiens ont agi et agissent contre les FM parce qu’ils les identifient de plus en plus, à tort ou à raison, comme des “terroristes”. Cette idée fait partie d’une situation générale qui est remarquable d’originalité dans le rangement nouveau qu’elle tend à proposer. On consultera à cet égard avec intérêt un texte du journaliste israélien Ben Caspit, du 13 août 2013 sur Al Monitor.

Caspit présente la récente visite du chef d’état-major général US Dempsey en Israël. Officiellement, la visite de Dempsey concernait la situation en Syrie et en Égypte. En vérité, affirme Caspit, elle concernait la sempiternelle crise iranienne et la crainte sempiternelle des USA qu’Israël ne se lance en solo dans une aventure guerrière contre l’Iran. Caspit note pourtant que tous les chefs des services de sécurité et chefs militaires israéliens sont opposés à une telle possibilité. Il continue sur ce registre sans vraiment apporter de précisions décisives et, finalement, change de sujet pour déboucher sur ce qui s’avère essentiel dans son analyse. Parlant des possibles considérations sur l’Égypte échangées entre Dempsey et le ministre de la défense Ya’alon, Caspit passe brusquement à une autre problématique qui, à la lumière des événements actuels en Égypte, apparaît beaucoup plus importante. Il s’agit de la coopération entre Israël et l’Égypte contre le terrorisme qui se développe sous la poussée des divers extrémismes renforcés de manière exponentielle par divers points de tension, notamment la Syrie et l’Égypte. Ce qui est intéressant dans le texte de Caspit, ce sont les nouvelles positions des uns et des autres qui apparaissent.

« Je pense que Ya’alon a indiqué une fois de plus à son invité étatsunien l’ampleur de la coopération de l’IDF (forces de défense israéliennes) avec l’armée égyptienne qui n’a jamais été aussi importante. Cette coopération est attribuée à tort au renversement du président égyptien Mohammed Morsi issu des Frères Musulmans. Il en va tout autrement, même si, de toutes évidences, cela a donné plus de latitude aux services secrets et à la Défense égyptienne pour coopérer avec Israël. En réalité, cette coopération s’est accrue, "est montée d’un cran", et a pris de l’ampleur il y a exactement un an, à la fin du mois de Ramadan, au milieu de Eid al-Fitr. Elle a commencé à évoluer après l’attaque d’un avant-poste égyptien à Rafah le 5 août par des extrémistes islamistes qui ont tué 16 officiers et soldats et se sont emparés d’un véhicule de transport de troupes qu’ils ont utilisé pour traverser la frontière israélienne. Un avion israélien les a touchés mais ils ont quand même continué d’avancer jusqu’à ce qu’un tank détruise le véhicule blindé et ses occupants.

 »Suite à cette opération au nom de code "Roues de feu" (Burning Wheels), quelques officiers et combattants israéliens ont été décorés par leur chef d’état major et leurs commandants d’unité. Avec le recul, le nom "Vaisseaux communicants" (Connected vessels), ou quelque chose comme ça, aurait été plus approprié. L’Egypte a été profondément choquée et bouleversée par ce massacre brutal d’officiers et de soldats par des militants islamistes du Sinaï. Cela a fait un tilt assourdissant aux oreilles de l’armée égyptienne.

 »Les plus hauts gradés de l’armée, dont le général Abdel Fattah al-Sisi (qui à l’époque n’était pas le commandant en chef de l’armée), ont tout à coup réalisé qui étaient leurs vrais ennemis. L’Egypte partageait maintenant un vrai problème commun avec Israël. Pour la première fois, l’Egypte était attaquée au lieu d’être le pays qu’on appelait pour servir d’intermédiaire discret entre le Hamas et Israël. Rétrospectivement, cette nuit-là a constitué un tournant qui a totalement modifié les relations des deux armées -israélienne et égyptienne.

 » Selon les médias arabes, c’est l’Egypte qui donne l’alerte quand des rockets sont lancés sur la ville d’Eilat, suite à quoi Israël ferme parfois l’aéroport local. Nous assistons à une nouvelle donne qui comporte des risques mais aussi beaucoup d’avantages.

 » Au moment où j’écris cet article, le Dôme anti-missile d’Israël vient d’intercepter un autre rocket Grad lancé du Sinaï sur Eilat. Au début les tirs n’étaient pas fréquents mais ils vont devenir habituels. La frontière sud d’Israël, qui est restée calme pendant des douzaines d’années (sauf pour Gaza, bien sûr), commence à poser les mêmes problèmes que la frontière nord du plateau du Golan.

 »Israël est entouré de clôtures très puissantes équipées de capteurs, de caméras et autres moyens de détection et de surveillance. Les batteries anti-missiles du Dôme de fer sont déployées juste derrière ces clôtures. Les bases d’Al-Qaeda, du Hamas, du djihad salafiste et international se multiplient aux frontières de l’état juif suscitant la mise en place nouvelles clôtures et de nouveaux systèmes de défense. Si l’on exclue la menace nucléaire pour le moment, voilà à quoi va ressembler désormais le Moyen-Orient.

 »Pour le moment, le seul côté positif de cette désagréable équation est le fait qu’Israël n’est pas tout seul. Il a avec lui, en plus des clôtures et des batteries, tous les éléments modérés quels qu’ils soient -Egypte, Jordanie et même l’Autorité Palestinienne et la Syrie, tous ceux qui veulent mener une vie normale ici et vivre dans une sorte quelconque de "paix froide". C’est quelque chose que les Etatsuniens doivent aussi comprendre et mieux vaut tard que jamais. »

On comprend que la spéculation de Caspit concerne une situation marquée par l’implantation de “terrorismes” qui tendent de plus en plus à devenir des forces organisées, puissantes, aguerries notamment par les occasions qui leur ont été données dans ce sens en Irak et en Syrie, voire en Tchétchénie pour certains groupes, et chaque fois, certes, avec plus ou moins la bénédiction et le soutien de forces et de pays du bloc BAO. La situation concerne donc un contexte totalement différent de ce qui exista jusqu’à maintenant, notamment les relations entre Israël et l’Égypte, jusqu’alors déterminées en fonction des liens respectifs de ces deux pays avec les USA, et qui, dans l’occurrence décrite par Caspit, n’en tiennent plus guère compte. Dans ce cas, les USA semblent ne pas comprendre cette évolution, et n’être pas vraiment préparés à la comprendre dans des temps rapprochés.

Les deux phrases successives de Caspit sont significatives : d’une part, “Israël n’est plus seul... Avec lui ... on trouve tous les éléments modérés, quels qu’ils soient, – en Égypte, en Jordanie, et même l’Autorité palestinienne et la Syrie...” ; d’autre part, “C’est quelque chose que les Américains doivent comprendre, et mieux vaut tard que jamais”. (On notera, dans la première phrase, que la Syrie est citée sans aucune restriction quant à sa direction politique, c’est-à-dire avec Assad président. Cela est d’ailleurs en accord avec la position des militaires égyptiens, qui sont intervenus contre Morsi au moment où celui-ci annonçait qu’il allait lancer l’Égypte dans un soutien décisif des forces djihadistes et anti-Assad en Égypte.) Ce qu’évoque Caspit, c’est une région, le Moyen-Orient, qui passerait dans une problématique de sécurité collective et régionale où les intérêts et les pressions extérieures, – celle des USA principalement, – joueraient un rôle de moins en moins importants. Une telle évolution est-elle possible ? Éventuellement, si l’on accepte l’idée que le conflit syrien, avec tous ses à-côtés, a véritablement créé une nouvelle dynamique propices aux puissances extrémistes, notamment grâce à l’action puissante du bloc BAO poursuivant sa politique schizophrénique la fleur à la boutonnière (et éventuellement au fusil) ; constatant l’évolution explosive de l’Égypte, et admettant qu’en Israël la position des chefs des organes de sécurité nationale prend de plus en plus d’importance, on est conduit à accepter l’idée de la possibilité d’une telle évolution.

Dans tous les cas, cela renforce le jugement selon lequel la crise égyptienne ne peut plus être séparée de son contexte régional, au contraire de ce que font les pays du bloc BAO. Tous ces pays ne jugent en effet la situation égyptienne qu’à l’aune des obligations de leurs directions de communication, et de l’idéologie dominante (démocratie, droits de l’homme) d’une part, éventuellement de leurs intérêts en Égypte et par rapport à l’Égypte proprement dite d’autre part. On n’y trouve aucune vision intégrée de la situation régionale, et l’on se trouve par conséquent baladés d’élections bâclées en “coup” qui n’est pas vraiment un coup, d’islamistes modérés constamment tentés par la radicalisation en libéraux et sécularistes regroupés derrière une intervention militaire. Pour notre compte, il nous apparaîtrait logique, sinon évident qu’il faille attendre un de ces changements régionaux radicaux, avec des regroupements à mesure, tant la situation actuelle, avec ses diverses tensions, ses affrontements, et ses nombreux déséquilibres, avec ses positions des uns et des autres renvoyant à des références dépassées, ne semble pouvoir perdurer en l’état. Pour autant, nous parlerions moins de regroupements stratégiques effectifs que de modifications fondamentales de perception pour les psychologies, avec, dans ce domaine, une absence remarquable de la compréhension de la situation de la part des pays du bloc BAO, USA et Europe notamment. De ce point de vue, il y aurait même une rupture potentielle à l’intérieur du bloc à cet égard, entre Israël et les autres pays du bloc.

... De ce point de vue toujours, on doute que le gouvernement US s’aperçoive de quelque chose, contrairement au conseil de Caspit, car il y aurait même, d’une façon encore plus significative, cette sorte de paralysie paranoïaque qui marque désormais tous les actes, ou plutôt les non-actes du gouvernement US face à toutes les crises, et précisément pour ce cas, face à la crise égyptienne. L’administration Obama semble enfermée, d’une façon compulsive et maniaque, selon une quasi-pathologie de la psychologie, dans son débat sémantique sur la définition d’un “coup”, et cela semble bien refléter précisément la psychologie du président lui-même, – cool, dégagé de toutes les préoccupations de sa charge, jouant au golf... C’est bien dans le Washington Post, fleuron de la presse antiSystème, que l’on trouve, le 15 août 2013, ce jugement de Jackson Diehl :

« On a eu l’espoir, il y a quelques mois, que l’augmentation du chaos au Moyen-Orient et la réorganisation de son équipe de sécurité nationale pousseraient le président Obama à sortir de ce qui ressemble fort à une apathie grandissante en ce qui concerne la politique étrangère.

 » Au contraire, l’extraordinaire passivité du président en face de la crise a atteint son paroxysme cette semaine. Mercredi, alors que les forces de sécurité égyptiennes abattaient des centaines de civils dans les rues du Caire, un Obama imperturbable entamait une autre partie de golf à Martha’s Vineyard, laissant le soin au secrétaire adjoint à la communication d’expliquer à la presse que l’administration était fermement décidée à ne pas décider si ce qui était arrivé en Egypte était un coup d’état... »

Philippe Grasset, Dedefensa
Pour consulter l’original : http://www.dedefensa.org/article-_gypte_isra_l_et_le_reste_et_la_paralysie_washingtonienne_16_08_2013.html

Traduction des parties en Anglais : Dominique Muselet

URL de cet article 21924
   
Pour une critique de la marchandisation
André Prone
Où va-t-on ? Chacun d’entre nous est en mesure d’observer les dérèglements biosphériques, économiques, politiques et sociétaux qui affectent le système-monde aujourd’hui. Mais au-delà du constat, quelles en sont les causes et comment agir pour en stopper le cours ? C’est ce à quoi tente de répondre ce livre. Il le fait avec la ferme conviction que rien n’est impossible et que tout dépend de nous. Analyser les dérives sociétales, thérapeutiques et environnementales générées par la (…)
Agrandir | voir bibliographie

 

« Il faut prendre à César tout ce qui ne lui appartient pas. »

Paul Eluard, Notes sur la poésie, GLM, 1936

© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.