Pourquoi la question de « l’étranger parmi nous » obsède-t-elle aujourd’hui, de manière démesurée, le discours politique ?
Alain Brossat - Le geste philosophique dont je me sens proche s’attache davantage au « comment » qu’au « pourquoi », je veux dire aux causes ultimes ou à l’origine première des objets ou phénomènes sur lesquels nous travaillons. Dans ce travail, je pars de ce constat : d’une part, la question de l’étranger, telle qu’elle est non seulement mise en discours mais aussi mise en pratique par nos gouvernants, est le domaine par excellence où les éléments de rationalité, les stratégies, l’art de gouverner, etc., sont constamment envahis et contaminés par les fantasmagories. C’est, par opposition à « l’imagination au pouvoir », le basculement et la fuite perpétuels dans l’imaginaire, un imaginaire réactif peuplé d’une multitude de menaces disparates et de projections fantastiques sur les parois de la caverne du présent – le spectre du terrorisme islamique, l’insoutenable envahissement de nos cités par les Roms, insupportables parasites, etc.
Un indice très sûr de cette dérive de la politique de l’étranger de nos gouvernants dans les eaux de l’imaginaire sécuritaire est son écart croissant avec les analyses produites par les corps de spécialistes disposant d’une expertise sur ces questions et incarnant, disons, un certain principe de réalité – démographes, sociologues, historiens, etc. Ce n’est pas par hasard que ceux qui inspirent les ministres de l’Intérieur en la matière (ceux-là mêmes qui donnent le la de la politique de l’étranger réduite, symptomatiquement, aux conditions d’une politique de l’immigration) sont des exaltés de la défense sociale repeints aux couleurs de la criminologie comme Alain Bauer plutôt que des historiens ou des démographes respectés comme Gérard Noiriel ou Hervé Le Bras… Ce que vous appelez la démesure en rapport avec cette question, c’est tout simplement pour moi le fait que le discours et les pratiques des gouvernants soient, en la matière, émancipés de toute prise en compte des éléments majeurs constitutifs du réel – voir la façon dont cette politique met en avant une supposée lutte contre l’ »immigration clandestine » et le « travail au noir » dont les promoteurs ne peuvent ignorer qu’ils constituent des éléments structurels dans des secteurs d’activité économique aussi importants que le bâtiment, la restauration, la confection, etc.
En quoi le sort réservé à l’étranger s’inscrit selon vous dans la longue histoire des persécutions liées au déploiement de l’État moderne ?
Question essentielle à tous égards. Dans son cours au Collège de France intitulé « Il faut défendre la société », Michel Foucault énonce une thèse forte : le racisme, dit-il en substance, ce n’est pas en premier lieu une question d’idéologie dévoyée, de mauvais héritage, de relations entre communautés virant à l’aigre, c’est une technologie de pouvoir. Pour lui, le racisme devient le problème perpétuel de la politique moderne et une arme de destruction massive dès lors qu’il entre en composition dans les mécanismes de l’État ; c’est qu’il est l’un des gestes décisifs par lesquels s’affirme la capacité de gouverner une population, le geste consistant à fragmenter cette population, à produire et reconduire la coupure entre cette part des gouvernés qui a vocation à être placée sous le signe de la prise en charge de la vie et une autre, placée sous un signe de mort. Pour Foucault, ce partage (au sens de séparation) est un élément fondateur de l’exercice du pouvoir dans nos sociétés ; il est très visible dans un temps où les massacres et le travail forcé accompagnent la colonisation tandis qu’en métropole on installe le tout-à-l’égout dans les villes et on met en place la médecine sociale. Il est moins exposé aujourd’hui mais n’en demeure pas moins opérant en tant que matrice, opérateur fondamental du biopouvoir. Comme l’a montré Didier Fassin dans un récent ouvrage, La Force de l’ordre, les habitants des quartiers défavorisés sont soumis à un régime de police (celui qu’imposent les brigades anticriminalité) totalement différent de celui qui prévaut dans les centres-villes ; la bavure policière, comme action homicide sans crime, telle qu’en font les frais en règle générale des sujets postcoloniaux, est un autre exemple probant de la perpétuation de ce partage implacable entre cette part de la population (que j’appelle « l’autochtone imaginaire ») et cette autre qui se trouve exposée à cette violence du pouvoir dont l’abandon constitue la ligne d’horizon.
La figure de l’étranger occupe donc la place qu’occupait le fou dans la modernité naissante analysée par Michel Foucault.
Dans son Histoire de la folie, Foucault convoquait déjà, à propos du « grand renfermement » des fous et assimilés, cette notion d’un partage, comme geste de gouvernement, inauguré sur le seuil de la modernité politique, avec la mise en place de l’hôpital général, et qu’il désigne, précisément comme geste obscur. Il semblerait donc bien qu’une continuité s’établisse ici, un enchaînement du traitement de « la folie » à l’âge classique à celui de l’étranger litigieux (et généralement pauvre) dans nos sociétés aujourd’hui. L’adjectif « obscur » met en relief le fait que les pouvoirs sont ici sous l’emprise d’une force, ou d’un « programme », qui excède leurs intentions. Il semblerait que la fragmentation du corps social, la hiérarchisation, la mise en opposition de certains avec d’autres soient des conditions déterminantes de la capacité des gouvernants à assigner à chacun sa propre place – ce qui est, au fond, la tâche première des pouvoirs modernes…
L’expression de « xénophobie d’État » qui revient fréquemment sous votre plume est assez brutale. Peut-on vraiment l’utiliser aujourd’hui, depuis que, notamment, la gauche est arrivée au pouvoir ?
Le premier trait de la politique de l’étranger de nos gouvernements successifs, et ce de manière pratiquement immémoriale, c’est sa fondamentale continuité. Je lisais hier un livre de Guy Hocquenghem, publié en 1979, La Beauté du métis, et je suis tombé sur ces lignes : « L’étranger dégusté à petits coups in situ est gibier d’expulsion en France. Cette irrésistible compulsion de rejet, ce réflexe de l’expulsion administrative passe pour assez naturel, même aux yeux des cultivés, pour fonctionner tous les jours sans complexes. » Rien de nouveau sous le soleil, donc. On rappellera pour mémoire qu’en matière de destruction de campements de Roms et de « reconduite », comme ils disent, d’étrangers en situation irrégulière, Manuel Valls, adonné à la fièvre obsidionale du chiffre comme son prédécesseur, fait mieux que celui-ci (Claude Guéant, l’âme damnée de Sarkozy). Contrairement à ce qui s’énonce couramment, on n’a pas affaire ici à des gouvernants en quête de popularité qui, en désespoir de cause, s’efforceraient de répondre à une demande de plus en plus insistante surgie des tréfonds de la société, une quête autochtoniste nourrie par toutes sortes d’inquiétudes à propos de l’identité nationale et des menaces qui pèseraient sur elle.
Le rejet de l’étranger est une construction politique, un mode ou régime toujours plus accentué du gouvernement de la population : à défaut de pouvoir gouverner à l’espérance, aux réformes utiles (celles qui améliorent les conditions de vie de la majorité, de l’élément populaire), au renforcement des éléments de cohésion (les dispositifs égalitaires), on gouvernera toujours davantage à la mobilisation des affects négatifs, à la peur et au ressentiment, à la méfiance et au rejet – c’est-à-dire à la fabrication de mauvais objets, mauvais corps, ceux par lesquels le mal est supposé advenir – l’étranger pauvre en moyens et en droits, le dernier arrivant. L’ironie de la situation présente est que ce soit ce même pouvoir qui, volontiers, adopte face au racisme et à la xénophobie la posture de l’Etat instructeur gardien des normes de tolérance et de civilité contre une partie du corps social que l’on dira rongée par les fièvres du communautarisme, de l’ethnicisme, etc. Ce même pouvoir magicien qui officie sans état d’âme sous le signe de l’heureuse coexistence entre le Clemenceau de la lutte contre l’étranger ingouvernable et les fondateurs de SOS Racisme montés aux affaires…
Jean-Marie Durand, le 17 juillet 2013 à 06h21