Aujourd’hui, Hernando vient de publier en France et en Espagne le livre Tais-toi et respire (Calla y respira), un récit à propos de son enlèvement, de la torture qu’il a subie et de son emprisonnement à Quito. Un ouvrage qu’il a mis vingt-huit ans à écrire et qui sort au moment précis où le ministère public équatorien a admis l’existence d’un groupe paramilitaire, le SIC-10, qui mena la guerre sale du gouvernement de Febres Cordero. Les lois internationales considèrent comme des crimes « contre l’humanité » imprescriptibles ceux qui lui sont attribués. Hernando en a souffert dans sa propre chair, et nous le raconte ici pour la première fois.
Comment s’est passée votre détention-disparition, et qu’est-il arrivé pendant votre séquestration ?
J’ai vécu presque cinq ans à Quito, j’y ai étudié un an la sociologie et deux ans le journalisme à l’Université Centrale. J’ai été arrêté dans cette ville le mardi 24 septembre 1985 par trois hommes qui se sont présentés comme des membres du Renseignement Militaire. Quelques heures après, j’ai su que c’était une opération conjointe de militaires colombiens et équatoriens. J’avais les yeux bandés, les pieds et les mains menottés, j’étais allongé quasiment tout le temps au sol durant presque quatre jours. Les interrogatoires et la torture psychique étaient constants. Ils ne me laissaient pas dormir et me donnaient rarement de la nourriture, mais je dois dire que je n’ai pas subi de mauvais traitements physiques.
Le vendredi, ils m’ont transféré dans un autre lieu que j’ai identifié presque immédiatement, grâce à des détails très précis, comme étant le siège du Service d’Enquêtes Criminelles, SIC, situé non loin de la Présidence de la République. C’est là que j’ai été terriblement torturé. Il s’en est fallu de peu pour qu’ils me brisent la colonne vertébrale sous leurs coups. Trois jours durant, ils m’ont appliqué de l’électricité sur la tête, la langue et les parties génitales. Je n’arrive pas à oublier l’odeur de ma peau brûlée, ni des chocs sur la tête, ni les rires des tortionnaires.
Aviez-vous une activité politique qui aurait pu justifier qu’on vous désigne comme élément subversif ?
Nous étions un groupe de Colombiens qui avions créé le CESCO, Centre d’Etudes Colombiennes. Nous dénoncions le terrorisme d’Etat qui se mettait en place dans notre pays. Nous diffusions aussi une revue appelée La Berraquera [1]. Tout ce que nous faisions était public, puisqu’on nous a même permis d’organiser des conférences à la Maison de la Culture.
Quel était le contexte politique ?
Le gouvernement du président Febres Cordero avait besoin de prendre une série de mesures néolibérales et savait que cela provoquerait une vague de protestation dans la population. Alors, sous le prétexte de la guerre contre les guérillas naissantes, il a réprimé, assassiné et torturé des ouvriers, des professeurs, des étudiants, des paysans, des hommes et des femmes. On dit que trois mille personnes ont fini en prison, alors que je ne crois pas que les guérillas aient compté plus de 300 membres. On a mené la guerre contre l’« ennemi interne », celle dictée par la doctrine de la Sécurité nationale étasunienne dans les années soixante.
A quel moment les opposants colombiens ont-ils été assimilés à cet « ennemi interne » ?
La chasse aux sorcières contre les Colombiens a débuté quand la relation entre les guérillas de « Alfaro Vive Carajo » d’Equateur et du « Movimiento 19 de Abril » (M19) de Colombie, principalement, s’est avérée. Et elle s’est accentuée quand ces groupes ont kidnappé le banquier Nahim Isaias. Le président a donné l’ordre de prendre d’assaut la maison où ils le retenaient, et c’est un commando espagnol, envoyé par le « socialiste » Felipe Gonzalez, qui a dirigé l’opération. Ils n’ont laissé aucun survivant, pas même le banquier.
Si au CESCO nous étions déjà dans la ligne de mire, avec cet événement, la traque à notre égard s’est accentuée. Aujourd’hui, je mentirais si je disais qu’aucun membre du CESCO ne militait dans les guérillas. Mais ce n’était pas mon cas, et ils n’ont pas pu me le faire dire, même sous la torture. Nous étions trois membres du CESCO à avoir été capturés. L’un a été déporté en Colombie après plusieurs jours de torture ; quant à moi je me suis retrouvé à la Prison Garcia Moreno après douze jours de disparition forcée, avec un autre compañero.
Dans le livre, vous dites que pendant votre disparition forcée, vous avez pu reconnaître vos tortionnaires.
Un lundi, vers la mi-journée, ils m’ont fait sortir du SIC, pour m’emmener sur l’autoroute Ouest, m’ont fait changer de voiture, puis ils ont retiré le bandeau de mes yeux et m’ont de nouveau ramené au SIC, sans aucun mauvais traitement. Mais j’étais toujours en situation de « disparu ». Je n’en croyais pas mes yeux : à présent j’avais face à moi l’aimable officier Fausto Elias Flores Clerque qui allait se charger de l’« enquête ». Le même qui avait pris part à la torture ! Le lendemain, après avoir subi l’interrogatoire de mon ex-tortionnaire, je me trouvai en face des chefs tortionnaires. Je ne sais pas comment j’ai réussi à faire semblant de ne pas les connaître : Byron Paredes Morales et Edgar Vaca Vinueza, qui non seulement était le chef du groupe mais aussi un expert en tortures. Dans ces couloirs du deuxième étage du SIC, j’ai pu aussi croiser Enrique Amado Ojeda, chef du SIC de la province du Pichincha, et Mario Pazmiño, conseiller présidentiel et le lien avec les forces de sécurité colombiennes. Ces deux derniers ont assisté à mes séances de torture.
Comment je les ai reconnus ? Et bien, parce que les tortionnaires ne se sont pas rendu compte que je les voyais. Ils ne m’ont jamais changé le bandeau que m’avaient mis les militaires. Et avec la sueur et les larmes, il s’est peu à peu décollé. Alors quand je penchais légèrement la tête en arrière, je voyais tout.
Que pouvez-vous nous dire de la carrière de vos tortionnaires ?
La récompense pour « services » rendus leur a permis à tous d’accéder à des postes élevés dans leurs institutions.
Ils continuent de jouir d’une totale impunité bien que la Commission de la Vérité mise en place par le président Correa ait détaillé leurs crimes dans son rapport accablant présenté en 2010. En outre, ces hommes ont fait partie du groupe paramilitaire SIC-10, chargé du « sale » travail. Nous savons que Paredes est devenu colonel (et narcotrafiquant) ; Flores a été promu colonel et responsable anti-drogue dans une province ; Ojeda, général de la police ; Vaca, le chef du SIC-10, est devenu Commandant général de la police ; et Pazmiño, directeur du Renseignement de l’Armée, jusqu’à sa destitution par le président Correa car c’était un homme de la CIA.
Mais personnellement je pense que ces policiers et ces militaires sont autant responsables de mes tortures et de celles de milliers d’autres personnes, ainsi que de centaines d’assassinats qu’ils ont commis, que ceux qui les ont entraînés dans ce but. Mais cela n’a pas été pris en compte. La Commission de la Vérité n’a pas enquêté là-dessus et ne l’a pas mis en avant comme cela aurait, à mon avis, mérité de l’être. Car ce sont les services de sécurité d’Israël et des Etats-Unis, sans oublier ceux d’Espagne, qui ont transformé ces malades mentaux potentiels en criminels sanguinaires.
Hernando Calvo Ospina, Tais-toi et respire, Editions Bruno Leprince / CLAE, Paris, mars 2013.
interview par Patricia Rivas, journaliste, Madrid.