Il faut rappeler que le « printemps » égyptien anti-Moubarak avait été initié et organisé par de jeunes cyberactivistes (en particulier ceux appartenant au Mouvement du 6 avril) dont les leaders avaient bénéficié de différentes formations financées par des organismes américains d’« exportation » de la démocratie. Certains d’entre eux avaient été formés par les Serbes de CANVAS à l’idéologie de résistance individuelle non violente théorisée par le philosophe américain Gene Sharp [1]. Cette non-violence prônée par les cybertdissidents contre un régime policier connu pour ses méthodes brutales a été une des caractéristiques du « printemps » égyptien et constitue, très certainement, le secret de son efficacité. A un point tel que Gene Sharp en personne s’était dit particulièrement fier par le travail accompli par les jeunes égyptiens [2].
De concert avec les jeunes disciples de l’école sharpienne, des groupes issus des mouvements hooliganistes ont, dès le début, participé à la révolte populaire égyptienne.
Ayant subi la répression policière de l’ère Moubarak depuis leur création au milieu des années 2000, les « Ultras », supporters inconditionnels de certaines équipes de football égyptiennes, ont développé une expertise dans l’affrontement anti-policier. D’un statut de casseur et de voyou avant la « révolution », ils ont gagné leurs lettres de noblesse grâce à leur « savoir-faire » acquis durant des années de rébellion contre la brutalité des forces de l’ordre. Qualifiés par la presse de « sans-peur », ils sont connus pour être toujours en première ligne dans les échauffourées contre la police durant les multiples manifestations du « printemps » égyptien.
Plus récemment, un nouveau mouvement de contestation violente est apparu dans le paysage insurrectionnel égyptien. Il s’agit du « Black Bloc », une organisation inspirée des groupuscules anarchistes européens. Cagoulés et habillés de noir, ils ont investi la rue, n’hésitant pas à user de la force pour lutter contre le gouvernement islamiste du président Morsi.
Utilisant la violence comme outil de revendication, les Ultras et les Black Bloc sont actuellement les fers de lance de la contestation populaire en Égypte. A peine deux années après le début du « printemps » arabe, la théorie de Gene Sharp a été complètement remisée dans les placards.
Les Ultras : « All cops are bastards »
Quatre lettres servent de leitmotiv aux Ultras : ACAB, un acronyme de « All cops are bastards » (Tous les flics sont des bâtards).
Bien avant la révolte printanière arabe, les Ultras avaient déclaré la guerre à tout ce qui représente l’autorité. Les évènements du début de l’année 2011 leur ont offert l’opportunité de montrer leurs compétences en dehors des stades de football.
Selon certains spécialistes, les Ultras n’ont pas un profil social très clair. Ce sont des jeunes « unis par l’âge et les codes d’honneur, marqués aussi bien par loyauté envers leur équipe que par leur inimitié aux forces de sécurité » [3].
Bien que provenant de milieux nettement différents de ceux des cyberactivistes, leur action est considérée comme étant de premier plan. On leur reconnait un rôle important, en particulier contre les « baltaguia » dans la fameuse « bataille du Chameau » du 2 février 2011 [4] ainsi que dans le long et sanglant affrontement contre les forces policières de la rue Mohamed Mahmoud en novembre 2011 [5].
Chacune des grandes équipes égyptiennes de football possède ses propres Ultras. A titre d’exemple, citons les Ahlawy d’El-Ahly, les White Knights de Zamalek, les Green Eagles de Port Saïd, les Green Magic d’Alexandrie et les Yellow Dragons d’Ismaïlia.
Les Ultras ont un pouvoir de mobilisation très important qui attire la convoitise des partis politiques. « Les Ultras White Knights peuvent, à eux seuls, faire descendre 25 000 personnes prêtes à combattre dans la rue en quelques minutes », explique un membre de ce groupe [6].
Bien que les Ultras des différentes équipes se détestent en « temps de paix », le « printemps » arabe a réussi à les réconcilier autour d’un projet commun : celui de harceler les forces de l’ordre et de protéger les manifestants. Ainsi, on a vu les Ahlawy et les White Knights unir leurs efforts sur la place Tahrir et dans les rues « chaudes » du Caire.
Selon James Dorsey, auteur du blog « Le monde turbulent du football au Moyen-Orient », « ils [les Ultras] représentent l’une des principales forces du pays, si ce n’est la seconde, derrière les Frères musulmans » [7].
Cette connivence des Ultras contre les autorités égyptiennes a été lourdement compromise par ce qui est communément appelé « la tragédie de Port-Saïd », où périrent au moins 74 personnes et où des centaines de personnes furent blessées. Le match qui a eu lieu le premier février 2012 à Port-Saïd et qui opposait le Ahly du Caire au club local s’est transformé en bataille rangée. Le massacre s’est déroulé sous l’oeil complaisant des forces de l’ordre qui n’ont pas levé le petit doigt pour y mettre fin et un très grand nombre de supporters du Ahly y laissèrent la vie.
La raison ? D’après les supporters du club cairote, tout a été manigancé pour se venger des Ultras Ahlawy pour leur rôle prépondérant dans la révolte printanière et leur fougue agressive dont les militaires et les services de police font régulièrement les frais.
Les Ultras du club de Port-Saïd ont été accusés de complicité avec les forces de l’ordre, en soulignant que, contrairement aux Ahlawy, les Green Eagles chantaient des slogans pro-militaires pendant le match.
De leur côté, les Ultras de Port-Saïd ont nié toute implication dans la tuerie. Dans un article sur le sujet publié par le journal « Egypt Independent », on peut lire que « la violence de Port-Saïd était le travail d’agents infiltrés et non celui des Ultras » [8].
Toujours est-il que cette tragédie a non seulement créé beaucoup de rancoeur mais a surtout divisé les rangs des Ultras, résultat recherché par les forces de l’ordre, selon certains.
Les Ultras Ahlawy ont menacé le gouvernement de lourdes représailles si les responsables de la mort de leurs partisans n’étaient pas sévèrement condamnés. Quelques jours avant le procès, ils manifestèrent bruyamment en bloquant la circulation ainsi qu’une station de métro. Leur slogan : « Justice ou chaos ».
Le premier procès de la « la tragédie de Port-Saïd » eut lieu le 26 janvier 2013. Vingt et une personnes soupçonnées d’être impliquées dans le massacre furent condamnées à la peine capitale. Les youyous des membres des familles des victimes fusèrent dans la salle d’audience et les Ahlawy célébrèrent le verdict.
Les familles des condamnés, quant à elles, n’acceptèrent pas le verdict. Il faut dire qu’aucun officier de policier ne figurait dans la liste des 21 condamnés à mort [9].
Les émeutes qui suivirent la décision de justice firent presqu’autant de victimes que « la tragédie de Port-Saïd ». Cinq jours après le verdict on comptait 56 morts dont la grande majorité dans la ville de Port-Saïd qui fut rebaptisée « Port-Chahid » par les activistes de cette ville.
Il faut aussi dire que le gouvernement Morsi a montré une réelle méconnaissance de la notion de timing. Faire coïncider (à un jour près) un procès aussi sensible avec le deuxième anniversaire du début du soulèvement contre Moubarak alors que le climat social était explosif relève d’une réelle inconscience.
Le président Morsi ne trouva pas de meilleure idée que de twitter ses condoléances aux familles éprouvées, geste très mal perçu par les destinataires.
Alors que les tentatives de réconciliation entre les Ahlawy et les Green Eagles se sont toutes soldées par des échecs [10], la suite du procès de « la tragédie de Port-Saïd » est fixée au 9 mars prochain.
Les manifestations et les exactions aussi.
Le Black Bloc : « chaos contre l’injustice »
La récente apparition du Black bloc dans le paysage contestataire égyptien a été fortement médiatisée à l’échelle locale et internationale. Un journal a même titré : « En Égypte, les Black Bloc détrônent les révolutionnaires » [11]. Et ce n’est pas peu dire. Tous les efforts investis par le camp des « révolutionnaires » de la première heure pour faire de « leur révolution » un modèle de non-violence qui aurait fait trépigner de plaisir leur maitre à penser Gene Sharp ont été vains.
Le mode d’action du Black bloc est aux antipodes de ce qui est enseigné par les Serbes de CANVAS. Cagoulés, habillés de noir, armés de bâtons et de projectiles incendiaires, ils ont la réputation d’être des « casseurs », bien qu’ils s’en défendent. Pourtant, « chaos contre l’injustice » est un de leur slogan.
« On nous appelle "la génération perdue", on nous traite de voyous. Mais tout ce qui nous importe, c’est de sauver l’honneur des martyrs » dit l’un d’eux se présentant comme cofondateur du mouvement [12].
Tout comme les Ultras, ils en ont contre les forces de police : « les policiers qui ont été jugés pour avoir tué des manifestants et qui ont tous été acquittés, [doivent être] rejugés. On a leurs noms. On les a donnés au procureur général » [13].
Mais d’après leur premier communiqué posté sur Youtube, leur cible principale est le gouvernement du président Morsi et la confrérie des Frères musulmans dont il est issu. Les membres du Black Bloc y apparaissent brandissant des drapeaux anarchistes avec un message défilant sur la vidéo dont voici un extrait :
« Nous sommes le groupe Black Bloc, partie d’un tout dans le monde. Nous militons depuis des années pour la libération de l’Être humain, la démolition de la corruption et le renversement du tyran. Pour cela, il nous a fallu apparaître de manière officielle pour faire face au tyran fasciste (Frères musulmans) avec son bras armé […] Gloire aux martyrs. La victoire pour la révolution » [14].
Alors que les membres du Black Bloc égyptien clament que leur mouvement n’est ni politique, ni religieux, ni sportif (en comparaison avec les Ultras), Essam El-Haddad, le conseiller aux Affaires étrangères du président Morsi, les a accusé de « violence systématique et de crime organisé dans tout le pays », tout en incriminant l’opposition d’approuver ce mouvement. Ces accusations ont été reprises par les Frères musulmans qui les ont qualifiés de « groupe de casseurs » qui s’attaquent aux institutions étatiques, à la police et aux propriétés privées [15].
Le procureur général de la république égyptienne, Talaat Ibrahim Abdallah (dont la récente nomination par le gouvernement Morsi a provoqué une levée de boucliers de la part de l’opposition), a ordonné l’arrestation de toute personne suspectée d’appartenir au Black Bloc, qualifiant ce dernier d’« organisation terroriste » [16].
A la suite des premières arrestations de membres présumés appartenir au Black Bloc, le bureau du procureur a déclaré que l’un d’eux sera poursuivi pour son implication dans un « projet israélien de sabotage » [17].
Certains journalistes ont toutefois fait remarquer que les membres des milices des Frères musulmans qui avaient attaqué les manifestants, lors d’affrontements à proximité du palais présidentiel en décembre 2012, étaient eux aussi cagoulés, sans que cela ne fasse réagir ni la présidence ni le bureau du procureur.
Ces mêmes milices ont diffusé une vidéo dans laquelle elles menacent de mort « les anarchistes visant la chute du régime » [18].
Un autre groupe islamiste, la Jamaa Islamiya, a appelé à la « crucifixion » des membres du Black Bloc [19].
De leur côté, les « révolutionnaires » de la première heure prétendent que le Black Bloc serait issu des Frères musulmans et que leur action tend à saboter leur mouvement de protestation [20].
Wael Ghoneim, un des cyberactivistes les plus médiatisés de la scène égyptienne [21], a participé à une réunion organisée par l’université Al-Azhar le 31 janvier 2013, à laquelle ont assisté des personnalités religieuses, des membres de l’opposition du Front de salut national, des Frères musulmans et un certain nombre d’activistes. A l’issue de la réunion, Ghoneim déclara : « Le but de cette réunion n’est pas politique, mais vise plutôt à lancer une initiative visant à faire cesser la violence. Il s’agit d’une initiative morale pour arrêter l’effusion de sang. C’est pourquoi les jeunes du Mouvement du 6 Avril ont demandé à Al-Azhar de tenir cette réunion et de rassembler toutes les forces politiques de l’Égypte » [22].
Petit hic : bien que la confrérie des Frères musulmans fût représentée à ce meeting, aucun membre officiel du gouvernement ne s’est joint à cette initiative de paix.
Les cyberactivistes de la première heure pourront-ils ramener leur « révolution » à son paradigme non-violent initial ?
Sans une réelle ouverture du gouvernement islamiste actuellement au pouvoir en Égypte et la formation d’un gouvernement d’union nationale regroupant toutes les forces vives du pays, il est permis d’en douter.
Ahmed Bensaada
http://www.ahmedbensaada.com/