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Le Guardian, la Syrie et le chaos-Système

Nous nous arrêterons à cet article, long et détaillé, manifestement fruit d’une enquête disons "sérieuse" , du quotidien Guardian de Londres, ce 27 décembre 2012. Le Guardian ne le dissimule pas et le considère au contraire comme un document, le plaçant (à l’heure où nous écrivons) en manchette sur son site. L’enquête, puisque enquête il y a, se fait uniquement chez les rebelles par rapport à la situation qu’ils ont établie dans les zones qu’ils contrôlent, particulièrement dans la région d’Alep. Il s’agit d’une enquête critique, qui ne s’attache en rien à la situation opérationnelle d’affrontement avec le régime Assad, situation tactique si l’on veut, mais bien à la situation politique et sociale qui règne dans le cadre de la situation opérationnelle des rebelles par rapport à eux-mêmes.

Le titre et le sous-titre nous disent l’essentiel de son contenu, avec la remarque non moins essentielle, pour le Guardian et sa position vis-à -vis de la Syrie, que "la guerre entre dans une nouvelle phase" :« Les rebelles syriens fourvoyés en se précipitant sur les butins de guerre " Pillage, rancunes et les loyautés divisées menacent de détruire l’unité des combattants tandis que la guerre entre dans une nouvelle phase. » On comprend que cette "nouvelle phase" , - qui n’est pas si "nouvelle" que cela puisqu’on la voit progresser depuis des mois, mais au moins elle est actée, - est celle du complet chaos, de territoires transformés en zone de banditisme, de rapines, de choses sans foi ni loi…

 Appréciation générale sur la situation, à partir du cas de la mort d’un chef rebelle, Abou Jamel…" Ce ne fut pas le Gouvernement qui tua le Commandant rebelle Syrien Abu Jameel. Ce fut le combat pour son pillage. Le motif de son assassinat se trouve dans un grand magasin dans Alep que son unité avait capturé une semaine avant. Le bâtiment qui était plein de rouleaux d’acier, avait été saisi par les combattants en tant que butin de guerre. Mais une dispute s’est enclenchée sur qui prendrait la plus grande part du butin et une querelle s’est développée entre les commandants. Les menaces et les contre-menaces ont suivi les jours suivants. Abu Jameel a survécu à une tentative d’assassinat quand sa voiture a été mitraillée. Quelques jours plus tard ses ennemis ont attaqué à nouveau et cette fois ils ont réussi. Son corps criblé de balles a été retrouvé, menotté, dans une allée de la ville d’Al-Bab. »

Le capitaine Hussam, du conseil militaire d’Alep, a dit : "s’il était mort en combattant j’aurais dit que c’était parfait, c’était un rebelle et un moudjahidin et c’était son devoir. Mais être tué à cause d’une querelle sur le butin, c’est un désastre pour la révolution." "C’est extrêmement triste. Il n’y a plus un bâtiment gouvernemental ou un magasin intact dans Alep. Tout a été pillé. Tout est détruit."

"Les véhicules gouvernementaux capturés et les armes ont été essentiels aux rebelles depuis le début du conflit, mais selon Hussam et d’autres commandants et combattants interviewés par le Gardien durant une quinzaine de jours dans la Syrie du Nord, une nouvelle phase a été atteinte dans la guerre. Le pillage est devenu un mode de vie. …"

 Un exemple, celui d’un "jeune lieutenant" (rebelle), Abou Ismael, d’une riche famille d’Alep dont il nous est dit qu’il dirigeait une entreprise florissante avant d’entrer dans les rangs des rebelles. Abou Ismael parle de la situation dans les parties occupées par les rebelles à Alep.

« Bon nombre des bataillons qui sont entrés dans la ville durant l’été de cette année venaient de la campagne, a-t-il dit. C’étaient des paysans pauvres qui portaient avec eux des rancunes séculaires à l’encontre des riches habitants d’Alep. Il y avait aussi un sentiment persistant que la ville (où les entreprises avaient été d’exploiter le travail mal payé des paysans depuis des décennies) ne s’était pas levée assez rapidement contre les Assad.

"Les rebelles ont voulu se venger sur la population d’Alep parce qu’ils estimaient que nous les avions trahis, mais ils ont oublié que la plupart des gens d’Alep sont des marchands et des commerçants, et un commerçant paiera l’argent pour se débarrasser de son problème," dit Abou Ismael. "De même que le reste de la Syrie a été saisi par la révolution, les habitants d’Alep dirent, pourquoi devrions-nous détruire notre entreprise et gaspiller notre argent ?"

Quand les rebelles sont entrés dans la ville et ont commencé à piller les usines, une source d’argent a tari. « Dans le premier mois et demi, les rebelles étaient vraiment un groupe uni révolutionnaire », a déclaré Abou Ismael. ’"mais maintenant, ils sont différents. Il y a ceux qui sont ici que pour piller et faire de l’argent, et certains continuent de se battre." L’unité de Abou Ismael, a-t-elle pillé ? "Bien sûr. Comment pensez-vous que nous nourrissions les hommes ? D’où pensez-vous que nous recevions tous notre sucre, par exemple ?"

 »Dans l’économie chaotiques de la guerre, tout est devenu une marchandise. L’unité Abou Ismael, par exemple, s’est approvisionné en fuel à partir d’un complexe scolaire, et chaque jour son unité échange des jerrycans d’un peu du précieux liquide contre du pain. Comme Abou Ismael dispose d’un approvisionnement en nourriture et en fuel, son bataillon a meilleure réputation que les autres dans le secteur. Les commandants qui sont incapables de nourrir leurs hommes ont tendance à les perdre, ils désertent et se joignent à d’autres groupes ... »

 Ceci, encore, extrait d’une scène montrant des débats entre différents commandants d’unités rebelles, avec des détachements de ces unités, tout ce monde venu pour tenter un mouvement d’unification des "services de sécurité" que chaque unité forme pour son compte. Ces scènes viennent après le constat préliminaire des interférences multiples et destructrices, dissolvantes et chaotiques, des influences étrangères, principalement les pays du Golfe et la Turquie, avec les divers détachements de "combattants étrangers" .

« Beaucoup d’hommes de la chambre avait été détenus et torturés par les services de sécurité d’Assad et se sont effondré sur leurs chaises lorsque l’ancien colonel a parlé.
"Nous combattons le régime à cause de ses forces de sécurité secrètes", a déclaré un homme avec un fort accent rural. Un autre commandant de bataillon avec un turban bleu pur et d’une voix douce se mit à parler. "J’appelle à la formation d’une petite unité de nos frères, les étudiants en religion", a-t-il dit. "Leur travail serait de conseiller les personnes avant d’être obligé de recourir à la force" Il a ajouté : "Ils seront armés de leur sagesse et de l’enseignement religieux et il devrait être appelé le comité de décision de la vertu et de la prévention du vice. Ce serait la première étape pour préparer le peuple pour une société islamique."

 »A ces mots, un jeune combattant cria d’un bout de la salle : "Le problème n’est pas avec le peuple. Le problème, c’est nous ! Nous avons des bataillons assis dans les zones libérées qui fournissent des hommes pour les checkpoints et détiennent des gens. Ils disent que cette personne est un shabiha [un milicien du gouvernement] et de prendre sa voiture, ou que cet homme était un baasiste, et de prendre sa maison.Ils sont devenus pires que le régime. Dites-moi pourquoi ces hommes sont dans la ville, dans les zones libérées, pourquoi ne sont-ils pas à combattre sur le front ?"

 »Comme la chambre étouffait de la fumée des cigarettes, les commandants ont convenu de former une force de sécurité unifiée. Pourtant des semaines plus tard, il y aura peu de preuves de cette force ... »

Il faut observer que cet article est bien une enquête qui se fait uniquement chez les rebelles, que l’enquêteur est bien accueilli parce qu’il fait partie d’un journal notoirement favorable à la rébellion, que la teneur générale de l’article est implicitement et sans aucune restriction favorable à la cause des rebelles et adversaire farouche du régime Assad sans revenir le moins du monde sur cet engagement. En ce sens, il s’agit d’un article complètement favorable aux rebelles, et dans un autre sens qui est celui de la simple lecture des résultats de l’enquête, il constitue une condamnation sans appel de l’événement général que fut et est plus que jamais la "rébellion" (avec toutes les justifications qu’on peut et doit accepter, avec toutes les manigances et manoeuvres dès l’origine qu’on peut et doit constater). La conclusion de l’article se fait sur les observations d’un chef d’unité, sur le sens même du combat qu’il mène, qui n’existe plus, avec la seule réserve de l’espoir chimérique que quelqu’un ou quelque chose (mais qui ? Quoi ? Comment ?) mènera la bataille contre le chaos lorsque Assad sera tombé, - puisqu’il reste entendu qu’Assad ne peut que tomber, et cela est bien la preuve de la position doctrinale à la fois des rebelles et du Guardian…

"Quand l’armée nous ont attaqués la semaine dernière l’unité qui était ici a abandonné son poste et se retira," a-t-il dit. "Maintenant, dit-il, "afin de regagner le territoire perdu, il faudra combattre de maison en maison. Pourquoi le devrais-je, alors que le reste se livre au pillage" Il a ajouté avec lassitude : "Un jour, alors que la guerre contre Bachar sera terminée, une autre guerre va commencer contre les pillards et les voleurs."

…Cet article est important, parce que le Guardian est certainement le quotidien libéral-progressiste le plus prestigieux dans le bloc BAO, qu’il est hyper-interventionniste depuis la Libye, qu’il fut hyper-interventionniste pour la Syrie. (Le terme "hyper-interventionniste" signifiant une prise de position contre le pouvoir établi au nom de "la démocratie" , cette prise de position pouvant aller jusqu’au soutien d’une éventuelle intervention des forces des "pays démocratiques" [nous disons "bloc BAO" ].)

Cet article est important parce qu’il montre que le Guardian n’a pas changé sa position (Assad monstre à abattre absolument), mais qu’il est conduit à reconnaître les conséquences de sa position. (C’est nous qui interprétons de la sorte, " les conséquences de sa position " , le Guardian constatant simplement, lui, les conséquences de l’évolution de la rébellion" . [Phrase favorite à cet égard et résumant cette analyse de la situation, selon notre hypothèse : « durant le premier mois et demie les rebelles étaient vraiment une force révolutionnaire unifiée, mais maintenant ils sont différents… »)

Cet article est donc important parce que le Guardian n’a pas changé sa position générale, y compris celle de l’origine, mais qu’il se juge obligé de mettre en évidence cette enquête si fouillée dont le résultat montre que l’effet de la position défendue par le Guardian dès l’origine débouche sur le chaos indescriptible qui est décrit. Partout, à cet égard, résonnent des phrases cruelles pour l’idéologie en cause, dites par des rebelles eux-mêmes, telles que « Ils sont devenus pires que le Régime ». Et l’on observera, cerise affreusement amère sur le gâteau, qu’il n’est même pas nécessaire de faire appel à l’épouvantail de la présence des djihadistes et autres legs d’al Qaïda, qu’ils sont tous mis dans le même sac, entre les témoignages croisés des uns et des autres… C’est potentiellement l’entièreté de la rébellion qui est dans la situation décrite.

Le Guardian ne changera pas d’avis parce que l’idéologie, surtout quand elle est manipulée par le Système, est une addiction implacable.

Le Guardian continuera à écrire, même s’il condamne absolument tout ce qui se passe, qu’au départ il n’avait pas tort, comme ses compagnons de "lutte" , de soutenir le combat "pour la liberté et pour la démocratie" . Libre à lui, certes, sauf que ce qu’il décrit aujourd’hui, mis à l’épreuve de l’histoire, même très récente (voyez la Libye), montre qu’il avait absolument et irrémédiablement tort, du point de vue politique y compris dans les perspectives qui sont plus catastrophiques qu’elles n’ont jamais été, y compris du point de vue humanitaire, y compris du point de vue démocratique et ainsi de suite.

Bien entendu, la démarche du Guardian présente un intérêt certain pour ceci qu’elle contribue puissamment à discréditer l’idéologie que ce journal défend, et tous les mouvements, identifiés ou secrets, qui l’accompagnent.

Encore, observant cela, n’atteint-on pas le coeur du problème, qui est la complète incompréhension du mouvement dit du "printemps arabe" , où il faut mettre la crise syrienne comme les autres crises, mouvement à considérer, pour l’apprécier justement, dans le cadre parfaitement identifié de la crise terminale du Système. A cette lumière, le "printemps arabe" , comme le reste, ne peut s’interpréter du point de vue idéologique courant, ni humanitaire bien sûr (démocratie, etc.). L’important est qu’il s’agit d’un mouvement de déstructuration et de dissolution d’une structure fondamentale mise en place au long du dernier demi-siècle pour soutenir et alimenter les intérêts du Système, en même temps que participer au maintien en l’état dudit Système. Dans ce cadre de jugement, on sait qu’on ne peut éviter l’ambiguïté (comme dans le cas de la [non-]nomination de Hagel, les logiques sont similaires). En un sens, la catastrophique déstabilisation (déstructuration, dissolution) de la Syrie participe pourtant au sens général du "printemps arabe" , même si elle s’est faite au nom de valeurs faussaires, et dans des conditions catastrophiques également, qui ont exposé la cruauté et la stupidité des politiques du bloc BAO et des autres "amis de la Syrie" . Mais ce stade est dépassé et, désormais, l’on assiste à la déstabilisation (déstructuration, dissolution) de la rébellion elle-même, ce qui implique un pas supplémentaire de l’effet du "printemps arabe" , qui se manifeste "opérationnellement" par le désordre et le chaos. A cet égard, l’article du Guardian, à cause de tout ce qu’on a observé autour de ce quotidien-étendard idéologique, est effectivement un événement symbolique de communication important pour apprécier l’évolution de la situation.

Quant à la suite, si tous continuent à parler de la chute d’Assad, il n’est pas assuré que des événements "extérieurs proches" ne prennent pas de vitesse l’évolution de la situation en Syrie, la bouleversant complètement une fois de plus, sans aucune certitude que le régime Assad tombe. Certains témoignages d’un sentiment qu’on trouve dans plusieurs pays de l’OTAN, lors de récentes réunions de ministres de pays de l’alliance, rapportent que nombre de ces ministres (certainement pas les Français, certes), montrant d’ailleurs une conscience juste quoiqu’en général dissimulée de l’ampleur de la crise, estiment que la prochaine étape de la "crise syrienne" , loin d’être une intervention extérieure ou la chute d’Assad, pourrait être effectivement une extension directe à l’ "extérieur proche" ; les craintes concernent une crise de fragmentation majeure en Irak plongeant ce pays dans un degré supplémentaire de désordre et de chaos, avec comme un des principaux effets la partition "offensive" de la partie kurde, les liens établis entre cette partie kurde irakienne et la partie kurde syrienne, et, bien entendu, tout cela orienté vers la partie kurde turque selon la politique d’un Kurdistan à constituer, avec ainsi une menace de mort pesant sur la Turquie elle-même. (Les commentateurs turcs sont en général absolument apocalyptiques par rapport à cette perspective.) C’est cela, le "printemps arabe" , et c’est cela la crise terminale du Système…

(traduction des passages en anglais Gérard, avec surement des fautes et des coquilles dues au manque d’entrainement)

Texte original : http://www.dedefensa.org/article-le_guardian_la_syrie_et_le_chaos-syst_me_28_12_2012.html

URL de cet article 18808
   
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