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Royal Affair, un film en costumes, reflet fidèle de l'Europe du XXIe siècle.

Royal Affair s’intègre bien dans l’atmosphère actuelle d’auto-satisfaction européenne : notre oligarchie, en manque de prouesses contemporaines, veut s’auto-célébrer en se référant au mythe des Lumières, - qu’il serait temps de ramener à sa réalité prosaïque, une campagne médiatique internationale, orchestrée par des publicistes comme Voltaire ou Grimm, pour imposer partout en Europe une révolution libérale, des moeurs comme de l’économie.

Le scénario du film (récompensé au Festival de Berlin) est on ne peut plus pédagogique (ou sommaire) : en 1768, le Danemark gît sous l’oppression de l’aristocratie, appuyée sur le clergé. Un médecin allemand, adepte des Philosophes, Struensee, est engagé pour s’occuper du jeune roi Christian VII et de ses problèmes mentaux ; devenu son favori, il conduit le Danemark sur la voie des réformes : il va chasser du pouvoir les nobles et les prêtres et substituer à leur obscurantisme les Lumières qui libéreront le Peuple. Mais, trop audacieux, il est victime d’un complot réactionnaire et meurt en martyr du Progrès ! On se croirait dans un manuel stalinien, réécrivant l’Histoire à partir d’un strict partage entre avant-garde du Peuple et ennemis du Peuple, mais on n’est que dans un film hollywoodien.

Cette démonstration simpliste va cependant être compromise, ou plutôt enrichie, par l’intervention d’un élément-choc : la participation de Zentropa, la maison de production de Lars von Trier, qui apparaît ainsi au générique. On est alors tenté de regarder le film avec les yeux du génial Danois et, derrière le film académique de Nikolaj Arcel (ah ! ces premières images de la future reine Caroline, cueillant des fleurs dans une verte prairie anglaise, dans un flou hamiltonien !) on voit apparaître un deuxième film, qui joue contre le premier, ou plutôt en sa faveur, en l’enrichissant d’interférences et de contradictions, aussi bien dans le jeu des acteurs que dans le contenu idéologique.

Malgré les éloges obligés (c’est la nouvelle vedette internationale, Prix d’interprétation à Cannes pour La Chasse), mais pas unanimes, Mads Mikkelsen n’apporte au personnage de Struensee qu’une présence massive mais terne et inexpressive ; le scénario ne le favorise pas : il parle peu, se contentant souvent de décocher à son interlocuteur, y compris le Reine, des regards d’aigle viking, quelque peu somnolent selon le critique de Télérama. Toujours vêtu de noir, il prend vite un aspect inquiétant et verse même dans l’odieux dans ses relations avec Christian : il capte sa confiance en lui appliquant une thérapie anti-psychiatrique avant la lettre, consistant à lui donner toujours raison, c’est-à -dire à l’encourager à la débauche, ce qui indique plus de mépris que d’empathie. Ces relations vont prendre un tour inattendu vu les intentions hagiographiques du film. Struensee intervient d’abord contre les courtisans qui flattent les manies du Roi pour le détourner du pouvoir : ainsi, lors des séances du Conseil, le Premier Ministre prend toutes les décisions et ne se tourne vers le Roi que pour lui ordonner de signer. Struensee pousse Christian à imposer ses propres décisions ; mais, en fait, c’est lui qui les lui souffle, le roi, féru de théâtre, se contentant d’apprendre ses répliques par coeur. Une fois l’autorité du Roi assise, Struensee, à son tour, lui ordonne de signer un décret lui permettant de se passer même de sa signature ; après quoi, il l’invite à aller jouer avec le négrillon qu’il lui a acheté pour le distraire ! Sous son apparence de Coeur d’Or (personnage de conte de fées par lequel Lars von Trier s’est déclaré très influencé !), Struensee se révèle plutôt maléfique : il soumet Christian à un véritable chantage affectif : "si tu ne me soutiens pas, tu vas te retrouver tout seul, comme avant". Et il est d’autant plus seul que Struensee lui a même piqué sa femme (ce couple Caroline- Struensee n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui de Lady Di et son préparateur physique-amant !).

Ainsi, le seul personnage qui suscite vraiment la sympathie du spectateur, c’est le petit roi Christian, sorte de Hamlet qui simule la folie pour pouvoir supporter sa déchéance. Comme le remarque F. Strauss, de Télérama, le jeune acteur qui l’incarne, Mikkel Boe Folsgaard, vole la vedette à Mikkelsen (il a reçu au Festival de Berlin l’Ours d’or d’interprétation). Sorte de sosie de Lars von Trier jeune, il semble échappé de son film Idiots, ou encore de sa série déjantée L’Hôpital et ses fantômes : lorsqu’il appelle sa femme Mo (Maman), on croit entendre la voix geignarde de Petit Frère, l’enfant monstrueux (mais angélique), qui essaie d’attendrir sa mère, épouvantée par le fruit de son enfantement. Sa spontanéité et sa malice illuminent le film, et L’Ascension et la chute de Struensee devient La Tragédie du Roi Christian.

Et le péplum des Lumières devient un film tout à fait contemporain. Struensee est présenté comme un des grands despotes éclairés du XVIIIe siècle ; mais son rôle équivoque nous invite à nous interroger sur cette curieuse notion. La plupart du temps, on se limite à définir le despote éclairé comme un souverain guidé par les lumières et exerçant son pouvoir absolu dans l’intérêt du Peuple : c’est là un des articles de foi du catéchisme des Lumières - parfaitement irrecevable par la raison ! car qu’est-ce que "les lumières" ? vers quel programme politique peuvent-elles bien nous guider ? qu’est-ce que l’intérêt du Peuple ? et d’où vient au souverain l’intuition de cet intérêt ? Cette conception ressemble beaucoup à celle du leader charismatique fasciste qui communique de façon mystique avec son Peuple, ce qui lui permet de supprimer tous les intermédiaires, assemblées ou syndicats, entre le peuple et lui, et qui met autoritairement toutes les forces du pays au service de son développement économique. Ce type de régime apparaît chaque fois qu’un pays décide d’appliquer un plan de rattrapage économique : ce fut le cas de la Prusse de Frédéric II, ou de la Russie de Catherine II, dont le but était de se mettre au niveau des pays de l’Ouest libéral.

En effet, Struensee applique un programme libéral : il déclare la liberté de la presse, augmente les revenus de l’Etat en taxant les nobles (pas les industriels !), libéralise les moeurs en supprimant les différences de droits entre enfants légitimes et naturels, lutte contre l’influence du clergé (ridiculisant même la foi), supprime les corvées dues par les paysans aux nobles, mais aussi les subventions qui protégeaient la production locale, les corporations qui protégeaient les ouvriers, et les limitations aux importations .Et, comme aujourd’hui, il faut resituer les mesures de libéralisation des moeurs dans un cadre plus général de dérégulation conçu essentiellement pour favoriser les réformes économiques : quand il y a contradiction, c’est l’économique qui l’emporte ; ainsi, quand l’opinion se retourne contre lui, Struensee n’hésite pas à rétablir la censure. Quant à la suppression envisagée du servage, il faut aussi la relativiser en pensant aux exemples russe et américain du XIXe siècle : la "libération" des serfs et esclaves avait pour but de fournir à l’industrie une abondante main-d’oeuvre bon marché et avantager les entrepreneurs industriels et financiers par rapport aux propriétaires terriens.

La politique de Struensee reçoit dans le film l’approbation de Voltaire (comme elle recevrait aujourd’hui celle des organes de surveillance de Bruxelles) : la lettre qu’il lui envoie devait ressembler à celle qu’il enverra en 1775 à l’abbé Baudeau pour soutenir les réformes de Turgot, et où il se donne lui-même en exemple de façon transparente ; il décrit son action à Ferney en faveur du développement de l’agriculture et de l’industrie : s’il est arrivé, dit-il, à produire des bas "à un tiers meilleur marché qu’on ne les vend à Paris", c’est grâce à l’inexistence, dans ce coin perdu, des corporations (ces associations qui protégeaient les apprentis et ouvriers et garantissaient des normes de qualité des produits) : Voltaire avait déjà découvert les avantages de la délocalisation, et réclamait la suppression des corporations, c’est-à -dire du droit d’association des ouvriers. Cette mesure, prévue par Turgot, sera réalisée, sous la Révolution, par la loi Le Chapelier du 14 juin 1791. Il faudra attendre 1867 pour que les ouvriers, grâce à Napoléon III, retrouvent le droit de s’organiser.

On voit donc quels intérêts défendent les despotes éclairés et de quelle nature sont leurs "lumières". Le peuple, du reste, apparaît dans le film comme un simple figurant, selon les besoins du scénario, et de façon stéréotypée (voir, dans Le Nom de la rose, de J.J. Annaud, les paysans aux visages noircis de suie et aux grognements bestiaux) : tantôt objet de pitié, tantôt menaçant, mais toujours sans idées ni volonté propres, et sans aucune individualisation. Au XVIIIe siècle comme aujourd’hui, le peuple se gère d’en haut : la démocratie ne consiste pas à lui demander son avis, mais seulement à s’assurer qu’il a compris les explications des experts officiels.

Royal Affair est certainement, comme tout film hollywoodien, une commande. Le réalisateur, Nikolaj Arcel, n’est connu que comme scénariste du film Millénium ; le message grossier qu’il fait passer n’a rien de personnel, c’est celui de l’oligarchie néo-libérale européenne (c’est ainsi que s’explique la participation à la production de la République Tchèque, pays qui se signale aujourd’hui par des positions libérales particulièrement dures et atlantistes). Il témoigne aussi d’un enfermement de plus en plus autiste de sa part : vivant dans le confort feutré de Bruxelles ou dans les ors des palais ministériels, nos dirigeants sont les seuls à ne pas s’apercevoir que les lumières libérales ont sombré dans les ténèbres de la crise.

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