« Voyez la situation qui s’est créée au Proche-Orient et dans le monde arabe. (…)
Il est pleinement vraisemblable que s’y produisent des événements compliqués, y compris l’accès au pouvoir de fanatiques. Cela signifierait des troubles pour des décennies et la propagation de l’extrémisme. Il faut regarder la vérité en face. Ils ont déjà , auparavant, préparé un tel scénario pour nous, et ils essaieront a fortiori de le réaliser maintenant. » (2) Dmitri Medvedev, Président de la Fédération de Russie
Discours à Vladikavkaz, Ossétie du Nord, 22 février 2011
« Nous constatons une tentative évidente de rééditer le scénario libyen, ce qui serait inacceptable pour la Russie. » (3) Sergueï Riabkov, Vice-ministre russe des Affaires étrangères, 26 janvier 2012
« Nous soutenons le droit des gens du monde entier à exprimer leurs opinions et leurs espoirs démocratiques et nous continuerons à le faire. » (5) Mark Toner,
Porte-parole du département d’Etat américain, 9 décembre 2011
« Le fait que l’on n’intervienne pas partout ne signifie pas que l’on ne devrait le faire nulle part. » (4) Zbigniew Brzezinski, Conseiller auprès du président Obama, 31 mars 2011
« Si les mesures énumérées ne sont pas suffisantes, la Russie déploiera dans l’ouest et le sud du pays des systèmes offensifs modernes, qui garantiront la destruction des installations européennes du bouclier anti-missiles. » (6) Dmitri Medvedev, Président de la Fédération de Russie, 23 novembre 2011
Entre les « incertitudes arabes », héritées des turbulences politiques récentes, et les « certitudes occidentales » sur la nécessité stratégique du bouclier anti-missiles américain, l’évolution géopolitique actuelle semble a priori défavorable pour la Russie, dans la mesure où elle va à l’encontre de ses intérêts nationaux.
La Russie post-communiste redoute, aujourd’hui, une intensification de ce que ses dirigeants nomment la « menace islamiste » (7) dans son espace politique intérieur (principalement nord-caucasien) et périphérique (principalement centre-asiatique). Elle redoute, aussi, l’instrumentalisation de cette menace - à l’instar du scénario afghan de 1979 - par des puissances étrangères avides de la déstabiliser, pour accélérer son déclin dans son espace de domination historique et, cela, conformément aux vieilles « recommandations » du stratège américain, Zbigniew Brzezinski. Toutefois, Moscou a des cartes en mains et, en tant que puissance stratégique et joueuse sur l’Echiquier mondial, elle est loin d’avoir dit son dernier mot - et, surtout, elle est prête à se replacer. Au coeur du « printemps arabe », la partie d’échecs se poursuit, donc.
Face à la montée des incertitudes et en vue d’assurer un rééquilibrage des rapports de force internationaux, la première réponse de Moscou a été, d’une part, de réactiver (contre la coalition arabo-occidentale) un axe géopolitique eurasien, principalement avec la Chine et l’Inde, et, d’autre part, de brandir (contre le projet anti-missiles américain) la menace d’un renforcement de son potentiel nucléaire offensif - option officialisée, le 23 novembre 2011, par le président D. Medvedev et rappelée, un peu plus tôt, dans le cadre du Conseil Russie-Otan : « Si nous n’arrivons pas à nous entendre sur la défense anti-missiles (…), nous serons dans l’obligation de nous renforcer » (8). Cette double réaction russe s’inscrit dans la logique de « l’équilibre des puissances » qui a verrouillé la stabilité mondiale sous la Guerre froide et qui, en définitive, a permis de reconnaître le statut international de la Russie. En brisant cet équilibre, le bouclier ABM américain remettrait, de facto, ce statut en cause.
Globalement, on observe donc un durcissement de la politique russe face à l’unilatéralisme (parfois armé) de la gouvernance occidentale, suspectée de partialité dans sa gestion des « crises arabes » et, au final, à l’instar de la crise libyenne et du projet ABM, d’imposer ses propres règles du jeu - contre les intérêts politiques russes. Bien avant le début du « printemps » de la démocratie arabe, et en parfait visionnaire, V. Poutine exprimait le 9 juin 2010 de troublantes certitudes préfigurant les ingérences occidentales dans les « révolutions arabes » : cette « vieille tradition des pays européens d’imposer ses normes et ses règles (…) s’applique désormais à la démocratie » (9). Le premier ministre russe voit dans cette « tradition » occidentale une menace latente, virtuellement porteuse de désordres sur les Echiquiers arabe et eurasien. En définitive, cette politique occidentale ouvre la porte à des régimes radicaux guidés par des idéologies religieuses extrémistes.
Cette analyse est reprise par le représentant russe à l’Otan, D. Rogozine, qui redoute le pire pour la Libye : « Les modèles occidentaux de démocratie risquent de servir de base à la transformation de la Libye en un Etat islamiste radical régi par la Charia » (10). La tendance de l’Occident à soutenir systématiquement les manifestations violentes et l’opposition aux régimes en place, sur la base de modèles pré-établis, a été qualifiée par le chef de la diplomatie russe, S. Lavrov, de véritable « provocation politique » (11) à l’échelle internationale. Dans le prisme russe et selon une connotation très négative, ce soutien occidental ne ferait qu’aggraver les « désordres arabes », pour reprendre l’expression titrée de J.M. Chauvier (12). Ainsi, en dépit de l’euphorie ambiante, une hirondelle (arabe) ne fera pas le printemps (russe). Surtout si, portés par le vent d’hiver de la révolte des peuples, de puissants intérêts géostratégiques sont en jeu.
La Russie dénonce l’ingérence et le rôle démesuré de l’Otan, sous l’impulsion américaine, au Moyen-Orient, en Afrique du Nord et, plus globalement, sur le continent eurasien, au détriment d’une ONU impuissante et manipulée. Ce faisant, elle y voit la répétition d’un scénario déjà bien rôdé, dans le prolongement de la stratégie conduite contre la Serbie de Milosevic à la fin des années 1990 et qui s’est achevée, en 2008, par l’indépendance du Kosovo musulman. En ce sens, la gestion occidentale des « révolutions arabes » peut être considérée, en partie, comme un sous-produit de la lutte d’influence entre leaderships concurrents, initiée sous la Guerre froide et poursuivie, depuis, sous des formes certes rénovées - mais préservant, sur un plan structurel, la fonction politique de l’Otan.
Cette hypothèse a été parfaitement validée dans le cas de la « révolution libyenne » et pourrait, sous la double pression de la coalition occidentale et de la Ligue arabe soudainement éprise de liberté, bientôt s’appliquer à une « révolution syrienne » encline à passer la vitesse supérieure, avec le blanc seing occidental. Dans la vision russe, le « scénario libyen » deviendrait une sorte de norme internationale informelle faisant de l’Otan un instrument incontournable de gestion des crises (géo-)politiques. Or, parfaitement consciente du danger d’une telle option, Moscou s’oppose à toute généralisation du « modèle libyen » sur l’Echiquier arabe : « Nous jugeons inacceptable l’utilisation du « modèle » libyen afin de résoudre d’autres crises » (13). Désormais, légitimée par une forme apparente de consensus international née du « printemps arabe », l’Otan est perçue par Moscou comme le levier d’extension de la zone d’influence idéologique américaine dans le monde, au nom de la démocratie comme valeur suprême et universelle. Trop longtemps restée sur le reculoir et menacée dans sa propre zone de domination, la Russie conteste cette avancée.
Etrangement qualifié par Z. Brzezinski de « réaction profondément émotionnelle » (14), le « printemps arabe » s’inscrirait dans une forme de contagion démocratique planétaire considérée comme irréversible et, surtout, idéologiquement souhaitable. Or, à l’instar de l’évolution libyenne, Moscou redoute une dérive incontrôlable de cette « démocratisation » arabe vers un « hiver islamiste », récemment illustré par la percée électorale des partis islamistes en Tunisie, au Maroc et en Egypte. Elle redoute, aussi, une manipulation américaine de cette vague démocratique pour perturber les processus électoraux en Russie - via le rôle d’ONG sous contrôle étranger (15) - et déstabiliser son système politique, dans le but ultime d’empêcher le retour présidentiel de V. Poutine en 2012, tant redouté par Washington. Parce que ce dernier incarne le symbole d’une Russie comme centre de force mondial, concurrent de l’hyper-puissance américaine et épine dorsale de l’axe eurasien. En réaction, et pour se protéger des ingérences extérieures, visant à précipiter un étrange « printemps russe » aux couleurs néo-libérales, Poutine prône une réforme du modèle politique russe, en vue de l’adapter aux attentes de son peuple et prévenir toute aspiration « révolutionnaire » : « Le système politique doit être protégé des chocs extérieurs et des escrocs qui tentent d’influencer de l’extérieur notre politique » (16).
Langage de confrontation.
Avec une certitude désarmante et une bienveillance infantilisante à l’égard d’un élève russe indiscipliné, Mark Toner, porte-parole du département d’Etat américain, a justifié l’ingérence politique de Washington par l’application de « programmes » d’apparence noble et visant à démocratiser la société russe : « Nos programmes, la secrétaire d’Etat Hillary Clinton en a parlé, visent à soutenir un processus électoral plus transparent, libre et juste. (…) Une aide de ce genre, en Russie ou ailleurs, vise à soutenir le processus politique démocratique » (17). Or, de manière très officielle, Washington a prévu de renforcer son soutien à ces vertueux « programmes » lors des échéances présidentielles russes du 4 mars 2012, promettant ainsi à V. Poutine un printemps chaud. Moscou est parfaitement consciente de la dimension idéologique de tels « programmes », déjà appliqués dans les Etats post-soviétiques visés par la stratégie américaine de contrôle de l’Eurasie et victimes, au milieu des années 2000, de surprenantes « révolutions de couleur » à orientation libérale. Dans un proche avenir, cette « vague colorée » pourrait s’étendre au Kazakhstan, république traditionnellement très proche de Moscou, en prise à de brutales manifestations anti-gouvernementales, le 16 décembre 2011, et dont les richesses pétrolières pourraient justifier certaines manipulations étrangères (18). En tant que vecteur d’une nouvelle forme de domination plus « soft », la démocratie devient l’idéologie implicite et motrice de l’expansion américaine, convaincue de sa « destinée manifeste » et, en définitive, de la nécessité de contrôler les principales sources d’approvisionnement énergétique sur l’espace eurasien. Inaugurant, en quelque sorte, une forme politiquement correcte de néo-impérialisme.
Aujourd’hui, Moscou regrette d’être marginalisée sur les questions de sécurité dans le monde, comme si elle restait une menace virtuelle aux yeux d’un Occident donneur de leçons et prisonnier de ses vieux clichés hérités de la lutte anti-communiste. En dépit d’un discours apaisant des leaders occidentaux, soucieux de ménager un acteur militaire et énergétique majeur, la Russie n’est toujours pas écoutée et traitée, de manière égalitaire, comme un véritable partenaire stratégique. En d’autres termes, Moscou n’a pas le sentiment d’être reconnue comme grande puissance, crédible et respectée sur la scène internationale. Plus inquiétant, elle continue de percevoir une forme de méfiance et d’hostilité détournée de la part des puissances occidentales, désireuses de garder leur leadership politique face aux initiatives russes en faveur de la paix et de la stabilité dans le monde. Persuadées d’être les puissances élues par l’histoire, ces dernières considèrent, en effet, les initiatives de Moscou - de plus en plus appuyées par la Chine - comme une intrusion dans leur « chasse gardée ». Au-delà , il s’agit pour la coalition occidentale sous leadership américain d’évincer définitivement la Russie d’un espace post-soviétique âprement convoité et, par ce biais, réaliser un vieil objectif brzezinskiien de la Guerre froide - que pourrait, d’ailleurs, précipiter l’éclosion précoce d’un « printemps russe » sous soleil américain. Dans cette optique, le bouclier anti-missiles ABM deviendrait l’élément clé de cette stratégie en verrouillant la défense occidentale face à une puissance russe nucléarisée et potentiellement revancharde, donc menaçante.
Structurellement, et indépendamment des évolutions erratiques de la conjoncture internationale, la stratégie américaine est centrée sur la compression de la force nucléaire russe. Cette idée a été reprise, le 15 décembre 2011, par V. Poutine, dénonçant au passage la tendance des Etats-Unis à traiter leurs alliés comme de simples « vassaux » soumis à leurs injonctions - ce que la Russie post-Eltsine ne sera jamais. Ainsi, selon Poutine, les Etats-Unis « commettent (…) une lourde erreur en présumant qu’il faut d’abord nous priver de notre potentiel nucléaire avant de nous considérer comme un éventuel allié ». Cette configuration géopolitique a conduit la Russie à dénoncer la survie d’une « mentalité digne de la Guerre froide » (19) qui l’obligera, d’une part, à accélérer sa reprise en mains de son Etranger proche - l’actuelle CEI - pour asseoir son pouvoir régional et consolider sa ceinture sécuritaire et, d’autre part, à développer son système de dissuasion nucléaire pour renforcer son autonomie stratégique et neutraliser la menace du bouclier américain. Pour Moscou, cette dernière option est d’autant plus justifiée que, dans le cadre de l’ABM américain, l’implantation d’un radar en Turquie permettra au bouclier « de contrôler une partie conséquente de la Russie » (20) et, en particulier, une partie de ses bases stratégiques. Depuis peu, il est à nouveau question d’une possible extension de l’ABM aux portes de la Russie, dans l’ex-république soviétique de Géorgie - redoutable défi à la sécurité russe. Au pied du mur, les dirigeants russes ne pouvaient pas ne pas réagir : ils sont, aussi, de redoutables joueurs d’échecs.
Dans son brutal avertissement du 23 novembre, le président Medvedev a clairement montré la détermination russe à ne plus reculer, désormais, devant l’unilatéralisme provocant de la puissance américaine : « J’ai ordonné aux forces armées d’élaborer des mesures pour détruire, si besoin, les moyens d’information et de commande du système de défense anti-missiles » (21). Terrible, mais révélateur aveu.
Au coeur de l’Eurasie, grevée par une guerre « tiède », la Russie avance ses pions.
Jean Géronimo, 26/01/2012