Dans le numéro de juillet 2012, Serge Halimi dénonce le « Fédéralisme à marche forcée » : Les grandes catastrophes encouragent les croyants les plus fervents à redoubler aussitôt de piété. Ainsi des fédéralistes européens : refusant de concevoir qu’on puisse un jour tourner le dos aux politiques d’intégration " monétaire, budgétaire, commerciale " qui ont aggravé la crise économique, ils souhaitent au contraire renforcer l’autorité de ceux qui les ont mises en oeuvre. Les sommets européens, les pactes de stabilité, les mécanismes disciplinaires n’ont rien arrangé ? C’est, répondent invariablement nos dévots, parce qu’ils n’ont pas été assez loin : pour eux, toute réussite s’explique par l’Europe, et tout échec par le manque d’Europe. Cette foi du charbonnier les aide à dormir à poings fermés et à faire de jolis rêves.
Olivier Cyran décrit l’effroi du retraité allemand face à l’épouvantail grec : La courte victoire du parti conservateur Nouvelle Démocratie aux élections législatives grecques du 17 juin dernier a été saluée par une coalition insolite : de Washington à Pékin et de Paris à Berlin, les chefs d’Etat et de gouvernement se sont réjouis qu’un peuple exténué continue d’acquitter le prix des largesses concédées aux financiers. Intransigeants entre tous, les dirigeants allemands s’appuient sur le sentiment, profondément ancré dans leur pays, que les Grecs abusent de la solidarité européenne. Et qu’ils méritent ce qu’ils endurent.
Pour Jean-François Boyer, Mexico recule devant les cartel : La campagne présidentielle mexicaine a été marquée par un mouvement étudiant inédit dénonçant le soutien des grands médias privés à M. Enrique Peña Nieto, candidat du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI, centre droit). Elle a surtout confirmé la préoccupation principale de la population : survivre à la violence quotidienne déchaînée par le trafic de drogue.
Razmig Keucheyan revisite la pensée de Gramsci : Mener la bataille des idées pour soustraire les classes populaires à l’idéologie dominante afin de conquérir le pouvoir… Fréquemment citées, mais rarement lues et bien souvent galvaudées, les analyses qu’Antonio Gramsci développe alors qu’il est incarcéré dans les geôles fascistes au début des années 1930 connaissent une remarquable résurgence. De l’Europe à l’Inde en passant par l’Amérique latine, ses écrits circulent et fertilisent les pensées critiques.
Rémi Nilsen revient sur la tuerie d’Utoya : En Norvège, tuerie hors normes, idées ordinaires : Le procès de M. Anders Behring Breivik, accusé d’avoir tué soixante-dix-sept personnes pour des raisons politiques, s’est achevé le 22 juin à Oslo. Un tel déchaînement de violence ne révèle-t-il pas les failles d’une société réputée apaisée ? L’idéologie revendiquée par M. Breivik radicalise en outre une vision du monde véhiculée en contrebande par certaines productions culturelles européennes.
Une réflexion très intéressante d’Évelyne Pieiller sur le syndrome d’extrême droite en Europe : Le massacre qui a eu lieu en Norvège en 2011 a créé un choc d’autant plus violent que ce pays semblait avoir trouvé la clé de l’harmonie politique et sociale. Transparence, proximité, convivialité, sur fond de consensus omniprésent et de débats portant uniquement - pour citer l’auteur de romans noirs Jo Nesbø - « sur le meilleur moyen d’atteindre des objectifs qui mettent d’accord la droite et la gauche ». Pourtant, dans cette démocratie modèle, capable de dépasser le stade du conflit, s’est manifesté un penchant (à tout le moins) pour une droite extrême tout à fait décomplexée, qu’on ne saurait réduire à l’héritage du nationaliste Vidkun Quisling - dirigeant d’un gouvernement pronazi dans la Norvège occupée. Cette expansion ne s’observe pas qu’en Norvège, et ne se contente pas du terrain politique : plus intimiste, plus aisément considéré comme inoffensif, se déploie dans les arts, dans le divertissement, un imaginaire qui en rencontre la sensibilité.
Le meilleur article que j’aie jamais lu sur la privatisation des autoroutes en France (merci Fabius, Jospin, Villepin) par Philippe Descamps : "Amorcée par le gouvernement de M. Lionel Jospin, puis généralisée par celui de M. Dominique de Villepin, la privatisation des autoroutes illustre le capitalisme de connivence à la française. L’Etat impose le système coûteux du péage, assume l’essentiel des risques, puis organise la captation de la rente par les grands groupes. « L’usage des autoroutes est en principe gratuit. » Enjolivée par cette belle proclamation, la loi de 1955 portant statut des autoroutes a instauré dans les faits la règle du péage. Ce texte restaurait l’un des droits féodaux abolis par la Révolution française, et fondait un système mêlant investissements publics et bénéfices privés. Le recours aux sociétés d’économie mixte concessionnaires d’autoroutes (Semca, dont le capital reste contrôlé majoritairement par l’Etat) financées par le péage n’était dans un premier temps prévu que « dans des cas exceptionnels » ; mais il devint rapidement la norme, au nom du « rattrapage ». En ce milieu des années h1950, l’Allemagne comptait déjà plus de trois mille kilomètres d’autoroutes et l’Italie, plus de cinq cents ; la France, à peine quatre-vingts."
A un pas de chez nous, connaissez-vous le paradis fiscal belge ? (Frédéric Panier) : Pour attirer les riches contribuables, la Belgique connaît la recette : son code des impôts dispense les détenteurs de capitaux de déclarer la majeure partie de leurs plus-values et dividendes. Savamment entretenue par les pouvoirs publics, cette dissimulation légale empêche de prendre la pleine mesure des inégalités sociales et constitue un frein à la mobilisation politique. En période électorale, il est commode d’attribuer les maux de la nation à un bouc émissaire. Durant la campagne présidentielle française de 2012, un invité-surprise est venu s’ajouter aux migrants et aux pays émergents à bas salaires sur la liste des cibles des prétendants à la fonction suprême. Les uns après les autres, les candidats de gauche comme de droite ont pointé du doigt le paisible royaume de Belgique, accusé d’abriter un nombre croissant de riches exilés français attirés par l’avantageux régime fiscal d’un plat pays qui n’est pas le leur.
A lire un très intéressant reportage dans la petite ville de Gorgan, en Iran (Shervin Ahmadi) : Les négociations sur le nucléaire entre l’Iran et le groupe dit des « 5 + 1 » (les membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies et l’Allemagne), qui se sont tenues à Moscou les 18 et 19 juin, n’ont pas abouti. De nouvelles sanctions pétrolières et financières, décidées par l’Union européenne et par les Etats-Unis, se mettent en place. Loin de cette agitation, les habitants de Gorgan ont d’autres soucis… Gorgan, trente ans après ; Gorgan, ville de mes vacances d’enfance où, avec mes cousins, nous passions l’été dans un air chaud et humide qui nous empêchait de respirer. Située dans le nord-est de l’Iran, à proximité de la mer Caspienne et à quatre cent cinquante kilomètres de Téhéran, la cité est devenue en 1997 la capitale de la nouvelle province du Golestan. Elle est entourée par des montagnes couvertes de forêts sauvages. Nulle part ailleurs, prétendent ses habitants, on ne trouve une telle palette de couleurs jaunes et rouges en automne.
Patrick Haimzadeh revient sur la guerre civile larvée et le chaos libyen : Malgré les communiqués de victoire, la Libye est loin de vivre des jours tranquilles. Seule la production de pétrole, assurée par les compagnies étrangères, a retrouvé son niveau d’avant les bombardements. L’Assemblée constituante élue le 7 juillet travaillera dans un climat d’affrontements entre tribus et de consolidation du pouvoir des chefs de clan. Cheguiga, dans le djebel libyen de Nefoussa. Depuis trois jours, les miliciens zintan et machachiya s’affrontent autour de ce village. Les premiers appartiennent à une tribu qui a mené l’insurrection contre Mouammar Kadhafi, tandis que les seconds soutenaient le chef d’Etat tué en octobre 2011. M. Moukhtar Al-Akhdar, dirigeant charismatique des Zintan, retrouve les sensations du combat. Bien que légèrement blessé, il vient de réintégrer son poste de commandant en chef.
A lire une double page passionnante sur Frantz Fanon par par Salima Ghezali : Peu de livres auront autant marqué une génération d’intellectuels que Les Damnés de la terre, avec la célèbre préface de Jean-Paul Sartre glorifiant la violence de l’opprimé, en 1961. La pensée de Frantz Fanon, dont l’expérience de psychiatre engagé fut décisive, mérite cependant d’être revisitée à la lumière des indépendances et de la terrible guerre civile qui a ravagé l’Algérie dans les années 1990. Écrire quelques mots sur le cinquantenaire de la mort de Frantz Fanon, après avoir honoré celui du massacre des Algériens jetés dans la Seine le 17 octobre 1961, et peu avant de célébrer celui de l’indépendance, que chacun attend de pied ferme ? Quelques mots n’y suffiront pas. Ni même beaucoup. Il y faudrait une part acceptable de contradiction susceptible de rendre palpables des vies, des êtres. Dans cette contrainte réside déjà un peu de la violence dont on va tant parler à propos de Fanon.
La situation est toujours aussi fragile au Timor-Leste (Frédéric Durand) : Après bien des vicissitudes, le Timor-Leste avance vers la démocratie. Le pays, qui a bénéficié des aides des Nations unies, même si une grande partie en a été gaspillée, peut désormais utiliser la manne pétrolière. A l’issue des élections législatives du 7 juillet, Dili devrait entamer une nouvelle étape, alors que les trois quarts des habitants vivent à la campagne dans des conditions difficiles. Parfois présenté comme un « pays confetti », le Timor-Leste est pourtant plus grand que le Liban ou la Jamaïque, et sa population (un million deux cent mille habitants) équivaut à celle de Chypre ou de l’Estonie. Les idées reçues concernent également l’économie, puisqu’il est régulièrement qualifié d’« Etat le plus pauvre d’Asie », malgré le milliard de dollars de redevances qu’il touche chaque année sur l’exploitation des hydrocarbures. Il a même proposé en 2011 de racheter une partie de la dette souveraine portugaise…
A l’occasion du livre d’Éric Fottorino (Mon tour du " Monde " ), Serge Halimi nous rappelle quelques saines vérités sur les vingt dernières années du grand quotidien de l’après-midi : Produire une information indépendante des pressions politiques et financières : cette perspective qui anima tant de batailles intellectuelles et journalistiques reste d’actualité. Le témoignage de l’ancien directeur du Monde sur l’incessant grignotage de l’autonomie rédactionnelle indique en creux l’âpreté du combat à mener. Il n’est pas courant que l’ancien directeur d’un des quotidiens les plus importants du pays ait été simultanément journaliste économique et romancier à succès, successivement grand reporter en Afrique et manager d’un journal pris dans le tourbillon d’une impossible équation financière. Laquelle l’amènera à être révoqué par les nouveaux actionnaires du groupe de presse sans que la rédaction du Monde puisse ou veuille s’y opposer : elle avait dû entériner auparavant sa dépossession d’une entreprise qu’elle contrôlait depuis la Libération. Eric Fottorino conclut son récit d’une plume élégiaque : « J’étais entré dans cette maison le coeur léger, si fier, courant presque, pressé de faire mes preuves de journaliste, et il me revenait de mettre fin à cette utopie de soixante-cinq années, à ce rêve de journalisme autogestionnaire, à la belle aventure d’un journal de journalistes. (...) Je resterais le directeur qui aurait vendu Le Monde. »
A lire un dossier de cinq pages sur le tourisme, « industrie de l’évasion ».
Vincent Gayon explique le rôle idéologique néfaste de l’OCDE : Au château de la Muette, enquête sur une citadelle du conformisme intellectuel
Promoteurs inlassables de la mondialisation (et de son triptyque privatisation-dérégulation-libéralisation), les experts de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) semblent parfois avoir oublié le passé keynésien de leur institution. Les murs du château de la Muette, qui depuis cinquante ans les abritent, dissimulent en effet une histoire aussi méconnue qu’inattendue. « Club des pays riches », « think tank néolibéral », « paradis des puissants », « OTAN économique », « spécialiste des pronostics défaillants », « bras armé de la mondialisation »... Les formules varient ; le constat, moins. La réputation de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) contraste avec l’image que l’institution souhaite projeter : celle d’un « forum qui permet aux gouvernements de répondre, ensemble, aux défis économiques, sociaux et environnementaux nés de l’interdépendance et de la mondialisation », ou d’une « source de données comparatives, d’analyses et de prévisions pour étayer la coopération multilatérale ». Au-delà des raccourcis, le fonctionnement de l’organisation est aussi méconnu que sa signature est incontournable. Celle-ci ne figure-t-elle pas au bas des nombreux palmarès et tableaux statistiques publiés dans la presse dès lors qu’il s’agit de classer les « performances » des systèmes éducatifs, de lister les paradis fiscaux ou de comparer les « législations protectrices de l’emploi » entravant la saine « flexibilité du marché du travail » ?
Patrick Howlett-Martin se demande à juste titre quelle sera la destination du buste de Néfertiti : Dans les grands musées d’Europe et des Etats-Unis sourient des statues grecques et des bouddhas... Mais la légitimité de l’appropriation de certaines de ces oeuvres est remise en question. Foreign Cultural Exchange Jurisdictional Immunity Clarification Act (« loi définissant l’immunité juridictionnelle de l’échange culturel avec l’étranger ») : tel est le nom d’un étonnant projet de loi américain, présenté par un démocrate et un républicain, qui a été voté en février 2012 par la Chambre des représentants et se trouve actuellement à l’étude au Sénat. Il vise à protéger les musées publics, sur le territoire national comme dans le reste du monde, dans le cadre de prêts de leurs collections à l’étranger ou d’accueil de pièces provenant d’autres musées. Il interdit toute saisie ou réclamation d’oeuvres dont la propriété serait contestée, estimée ou avérée illicite, à l’exception de celles appartenant à des familles juives et saisies par l’Allemagne nazie au cours de la seconde guerre mondiale - ce qui, précision importante, exclut les spoliations dues aux circonstances de la guerre, comme l’exil. En bref, l’objectif est d’empêcher tout recours en justice pour la récupération d’oeuvres dont l’acquisition est éventuellement ou indubitablement frauduleuse. Les conservateurs des principaux musées des États-Unis ont parrainé avec conviction ce projet, qui a également reçu, dans un premier temps, le soutien du Haut Conseil des musées de France - avant que les protestations ne semblent entamer cette décision.
Enfin, un article à l’ironie ravageuse de Daniel Duclos sur " Les casaniers de l’apocalypse " : Apprendre à faire pousser des haricots, des choux-fleurs ou des rutabagas ; faire son pain (ou ses beignets d’orties), élever des poules ou mitonner des confitures, conserver des paquets de semences, se soigner à l’aloe vera, tricoter un chandail, faire fonctionner un moteur diesel à l’huile de cuisine, récupérer l’eau de pluie et de puits, rendre son chalet autonome en énergie, etc. Tout cela peut paraître innocent, voire réjouissant. Pour les preppers - ou adeptes du prepping, « préparation » -, cependant, ce n’est pas d’un simple passe-temps qu’il s’agit, mais d’un entraînement au futur probable. Cette « sous-culture d’Américains se préparant à l’effondrement de la civilisation » dessine une vaste constellation d’inquiétudes. Elle associe l’idée de « se préparer », d’ordinaire appliquée aux urgences de type ouragan ou tremblement de terre, à l’ensemble des crises, locales ou systémiques.
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