Généralités
Par ailleurs, les metteurs en scène tragiques de ce ballet - c’est-à -dire l’impérialisme occidental coalisé à l’absolutisme arabe - soufflent encore le feu de la crise syrienne, et mettent des bâtons dans les roues du chariot de l’émissaire international et arabe, M. Kofi Annan, en menaçant de réagir hors des organisations internationales, comme l’ambassadrice étatsunienne auprès du Conseil de sécurité, Susan Rice, l’a bien exprimé [2]
Pourtant au Proche-Orient, le jeu de feu se joue selon des règles différentes de celles publiées dans le « Manuel des jeux Olympiques » ; ces règles différentes disent : une fois que le feu est mis aux poudres, une fois que les forces de la haine religieuse et du ressentiment confessionnel sont libérées et l’énergie sociale transformée d’énergie productive en énergie destructive, les hommes qui auront mis le feu à la poudrière seront soufflés par l’explosion, qui sera mille fois plus forte qu’eux, et se cherchera l’issue qu’elle pourra ; une guerre civile, une guerre régionale ou même une guerre mondiale.
Dichotomie manichéenne médiévale et discours « philanthrope » sur la Syrie
Pendant un an et quelques, des cris de guerre, des injures et des menaces à la Syrie, venaient de partout ; des dirigeants et responsables atlantiques, des émirs et sultans arabes de la péninsule Arabique, des médias impérialistes, d’analystes assidus, d’experts diligents, de chercheurs, de fanfarons, de charlatans, de djinns, de titans [3] et de hashmodaï [4] ; tous, dans un langage humaniste et philanthrope, dénonçaient l’« atrocité » et la « férocité » du « calife de sang » envers son peuple, mais reproduisent, par contre, l’Orient non selon des critères du « réel », mais bien plutôt selon des critères du « fictif » ; précisément ceux d’un imaginaire européen médiéval sur l’Orient, devenu fixe, plus tard au XIXe siècle, dans le discours orientaliste, et figé, dans le discours raciste des colonialistes du XX siècle ; une représentation fautive de l’Orient tel qu’il est présenté dans « La Chanson de Roland ».
A fortiori, au Moyen-âge, le discours religieux de l’Église occidentale et des chansons de geste - surtout le cycle des rois - produisait un personnage imaginaire, une représentation fautive du réel, celui du sarrasin fictif, parallèlement au sarrasin historique [5].
D’une façon similaire, le discours « impérialiste philanthrope » de la Sainte-Alliance arabo-atlantique produit, chaque jour et à travers un système compliqué d’hégémonie médiatique, un nouveau personnage imaginaire, une sorte de représentation fautive, qui ne diffère pas vraiment - du point de vue discursif - de la représentation du sarrasin fictif dans les chansons de geste, mais bien plutôt elle la continue. A titre d’exemple, lorsque la secrétaire d’État des États-Unis, Hillary Clinton, dénonçait à l’ONU le « cynisme » de Bachar al-Assad [6], elle ne faisait que reproduire, dans un langage politique, la dichotomie manichéenne du discours religieux de l’Église médiévale et celui des chansons de geste : « Paien unt tort e chrestiens unt dreit » [7] ; mais aussi la dichotomie eurocentriste des XIXe et XXe siècles. La preuve en est que le discours eurocentriste divise le monde en deux espaces culturels : barbarie en Orient, civilisation en Occident.
Ajoutons que ce discours adopte une approche binaire, une vision manichéenne du monde ; et que durant la Guerre froide, cette division prit une autre couleur : totalitarisme à l’Est, démocratie à l’Ouest [8] .
D’ailleurs, lorsque les dirigeants atlantiques se mettent devant les caméras pour s’adresser au « surplus » démographique de la planète, ils le font tout en étant conscients de cette dichotomie : la bonhomie c’est nous ; la méchanceté c’est eux ; l’Autre - qu’il soit arabe, russe, iranien, africain, oriental, asiatique, amérindien, etc.
A vraiment dire, rien n’a beaucoup changé depuis « La Chanson de Roland » comme le démontre Georges Corm : « L’Orient serait mystique, irrationnel, violent ; l’Occident serait rationnel, laïc, technicien, matérialiste, démocrate. Bref, l’Orient est barbare pour les Occidentaux » [9].
Au préalable
Lisons ce qu’on écrit, écoutons ce qu’on dit aux médias de l’ordre sur la Syrie ; aucune analyse, aucune argumentation, aucune lecture objective du réel objectif ; rien que des poèmes ; et quels poèmes ! les plus prosaïques depuis le cri de Judas Iscariote [10] jusqu’à la dernière déclaration du ministre français de la Défense, Gérard Longuet [11] ; aucune âme éternelle, aucune valeur stylistique, aucun esprit critique ne se manifeste dans les « mille et une analyses » qu’on propage tous les jours sur la Syrie, à travers les pages et les ondes des médias de l’ordre, aucun ; seul le Saint-Esprit de l’ignorance et de la désinformation règne sur les chemins de la prétendue « révolution » syrienne.
Parmi ces poèmes prosaïques, nous lisons,ici, l’article de Christophe Barbier [12].
Christophe Barbier : « Syrie, le calife de sang »
Dans un langage emprunté à celui du discours orientaliste des écrivains français du XIXe siècle - le siècle de l’expansion coloniale par excellence - Christophe Barbier rédige un article intitulé « Syrie, le calife de sang » [13] , paru sur l’Express. Dès le titre, le substrat culturel médiéval s’émerge brusquement à la conscience de l’écrivain : c’est le mot « sang » qui occupe la première place au niveau de l’énoncé, même s’il vient deuxième au niveau de la proposition. Le mot « sang », ici, est invariable en comparaison avec le mot « calife » qui vient premier au niveau de la proposition, mais second au niveau de l’énoncé ; car le mot « calife » est, ici, variable ; on peut le remplacer par « vampire », « seigneur », « démon », etc. Par contre, c’est le mot « sang » qui dicte le message expédié aux lecteurs. Il connote la barbarie, la sauvagerie, le despotisme, l’animalité, la bestialité ; il est précédé d’un génitif précis, choisi soigneusement du registre de vocabulaire orientaliste. L’écrivain ne parle pas d’un « vampire de sang », car le mot « vampire » fait partie de l’imaginaire européen du XIXe siècle, surtout avec la parution du célèbre roman de Bram Stoker, « Dracula », en 1897 ; mais il parle plutôt d’un « calife » qui, en tant que mot, connote le discours orientaliste et colonialiste sur l’Orient musulman. Un « calife », oui un « calife » ! Ici, tout le substrat médiéval se présente fortement dans le but de déformer la réalité et d’altérer le « réel » ; car dans la réalité, le président Assad n’est point un calife, mais le chef d’un parti politique socialiste séculaire, le parti Baath. Par contre, le mot « calife » aurait été mieux utilisé dans son contexte si on l’avait accordé au premier ministre turc, Recep Tayyib Erdogan, à son ministre des Affaires étrangères, M. Ahmet Davutoglu et aux responsables du « Parti Justice et Développement » (AKP) [14] , issu de l’idéologie islamiste des « Frères musulmans » ; aux membres de la monarchie saoudite, issue de l’idéologie islamiste wahabite, aux émirs et sultans de la péninsule Arabique et de leur « absolutum dominium », issu de la loi divine ; aux chefs et guides religieux de la Sainte-Révolution syrienne, une formule d’amalgame alchimique qui mélange, dans un même alambic, les idéologies islamiste wahabite, islamiste salafiste, islamiste frère-musulmane et l’Aufklärung de monsieur Burhan Ghalioun ; ou même aux nouveaux « émirs » des émirats islamistes émergés, en forme de champignons, dans les villes syriennes, par la grâce de l’appui et du soutien militaires des puissances arabo-atlantiques. Pourtant, M. Barbier insiste à renverser l’ordre des choses et donne à son article grandissime un titre grandiose : « Le calife de sang », donc un sarrasin, un félon, un païen.
Ainsi, la dichotomie manichéenne se dessine de nouveau dans l’arène de la guerre impérialiste contre la Syrie : la soi-disant « opposition » syrienne est dans son droit, le gouvernement syrien est dans son tort.
De surcroit, le discours eurocentriste manichéen de M. Barbier atteint son summum lorsqu’il emploie un terme qui fait appel à l’idée racialiste de Gobineau [15].
Tout en appliquant une lecture racialiste à la réalité syrienne, M. Barbier arrive à une conclusion plus raciste que l’idéologie raciste de l’esclavagisme, lorsqu’il déclare que les « gènes » du pays se rendent responsables de la crise. Lisons M. Barbier :
« A cette glaçante spécificité syrienne, il est deux raisons : l’une, inscrite dans les gènes du pays, ne peut être déracinée ; l’autre, nourrie par l’impuissance, la lâcheté et la duplicité des grandes puissances, peut et doit disparaître » [16] .
M. Barbier continue : « La guerre civile syrienne dure parce que ce n’est pas une guerre civile, parce qu’il n’y a pas de guerre civile sans peuple unique, indivisible, cimenté par des siècles de fusion mentale. La Syrie ne prouve-t-elle pas aujourd’hui qu’elle est un agrégat plus qu’un pays, que les divisions ethniques et religieuses l’emportent sur l’esprit national ? ».
Ainsi, M. Barbier « redéfinit » la réalité syrienne selon une approche orientaliste, harmonisée avec un discours racialiste, qui ne voit en Orient que de tribus barbares et bestiales, s’entretuant jusqu’à la fin des jours. C’est sur ce point précis qu’il faut rappeler M. Barbier que la Syrie, comme toute autre société orientale musulmane - précisément levantine - se compose d’une pluralité ethnique, culturelle et linguistique - en Occident, le Canada, la Belgique, la Suisse ne sont pas loin d’une telle réalité - ; pourtant, cette pluralité culturelle ne devrait pas être considérée comme source « essentielle » de guerres civiles et de tueries ; parce que l’Histoire de l’Orient connaît de longues périodes de tolérance et d’acceptation culturelle ; par contre, les périodes d’intolérance étaient bien courtes et limitées à des événements politiques spécifiques. A plus forte raison, la civilisation orientale de l’Orient musulman n’aurait pu atteindre son apogée si elle n’avait pas toléré, accepté et absorbé les cultures syriaque chrétienne et persane zarathoustrienne. Dans ce sens, nous trouvons utile de mentionne, ici, le discours d’Amin Maalouf sur l’Orient en tant qu’une réplique-réponse au discours orientaliste et racialiste de l’Hégémonie occidentale :
« Ce ne fut pas une courte parenthèse. Du VIIe jusqu’au XVe siècle, il y eut à Bagdad, à Damas, au Caire, à Cordoue, à Tunis, de grands savants, de grands penseurs, des artistes de talent ; et il y est encore de grandes et belles oeuvres à Ispahan, à Samarcande, à Istanbul, jusqu’au XVIIe siècle et parfois au-delà . Les Arabes ne furent pas les seuls à contribuer à ce mouvement. Dès ses premiers pas, l’islam s’était ouvert sans aucune barrière aux Iraniens, aux Turcs, aux Indiens, aux Berbères […] du point de vue culturel, quel extraordinaire enrichissement ! Des bords de l’Indus jusqu’à l’Atlantique, les têtes les mieux faites purent s’épanouir dans le giron de la civilisation arabe » [17].
En plus, dire que le sort et le destin du Proche-Orient est de vivre dans des cercles vicieux de tueries et de carnages n’est, en effet, qu’une expression idéologique de ce discours orientaliste et racialiste ; il s’agit, ici, d’une conception « qui réduit l’identité à une seule appartenance, installe les hommes dans une attitude partiale, sectaire, intolérante, dominatrice, quelquefois suicidaire, et les transforme bien souvent en tueurs, ou en partisans des tueurs » [18].
Mieux encore, M. Barbier omet toute allusion au rôle que les ingérences étrangères jouent en Syrie ; il faut voir à ce propos celui des Turcs, des Français, des émirs et sultans arabes et de l’Empire étatsunien à redessiner l’hétérogénéité levantine en des « zones de conflit » au lieu de « zones de contact » [19] ; car derrière chaque conflit de nature religieuse ou ethnique, nous trouvons, inopportunément, la « grâce » du colonialisme des Grandes puissances du XIXe siècle, de l’impérialisme franco-britannique du XXe siècle et de l’ « humanitairisme » étatsunien du XXIe siècle. Tout cela nous l’avons dit dans deux de nos analyses, l’une sur l’hétérogénéité syrienne [20], l’autre sur l’accord Sykes-Picot [21].
Il en va de même que M. Barbier se répand en belles phrases poétiques et philanthropes, comme celles de la secrétaire d’État étatsunienne, Hillary Clinton, comme celles du premier ministre turc, Recep Tayyib Erdogan, comme celles de l’émir du Qatar, Hamad, dénonçant « le calife de sang », qui s’enorgueillit dans son grand sérail, dénué de toute sentimentalité. Par contre, si nous comparons le « corpus delicti », le véritable discours de M. Barbier et son écho, ses approches « analytiques », ses « argumentations », ses conclusions, ses recommandations, ses souhaits et ses espoirs, si nous les comparons avec le discours quotidien des dirigeants de la Sainte-Alliance arabo-atlantique, il n’y a qu’un seul mot que nous puissions lui appliquer, celui de la désinformation :
« Que les vieillards que nous sommes sont donc encore soumis au vice du mensonge » [22].
Fida Dakroub, Ph.D
Pour communiquer avec l’auteure : http://bofdakroub.blogspot.com/
Docteur en Études françaises (UWO, 2010), Fida Dakroub est écrivaine et chercheure, membre du « Groupe de recherche et d’études sur les littératures et cultures de l’espace francophone » (GRELCEF) à l’Université Western Ontario. Elle est l’auteur de « L’Orient d’Amin Maalouf, Écriture et construction identitaire dans les romans historiques d’Amin Maalouf » (2011).
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