"Il existe aux confins de l’Ombrie, à Urbino, patrie de Raphaël, un fort curieux château décoré par le bizarre seigneur Frederico de Montefeltro. En pénétrant dans les magnifiques studioli du XVe siècle où les grands placards de marqueterie en trompe-l’oeil portent jusqu’au défi les effets de l’illusion d’optique, on voit des figures à trois dimensions, alors qu’elles sont rigoureusement planes. On se croirait dans un vaste univers architectonique alors qu’on est seulement entre quatre murs peints de fausses perspectives ; on pénètre dans une vallée et on se heurte à une paroi verticale ; on s’approche pour toucher un visage et ce visage se dissout, d’autant plus vite que se réduit la distance qui nous en sépare. Ce monde à double fond n’en présente pas moins un néant aussi convaincant que la réalité. Ainsi de la plupart de nos études sur l’histoire des Arabes et du Proche-Orient.
Nous nous gardons par exemple de dire que l’Orient arabe est en guerre et que cette guerre n’a pas été voulue par lui. Nous continuons à nous bercer du conte que les progrès techniques mariés à la science des relations internationales ont aboli la guerre dont nous ne voulons plus entendre parler qu’au passé. Les massacres de l’Allemagne nazie oui ; les aventures d’Israël et des Etats-Unis non. Nous avons de notre époque un tel orgueil, de l’évolution de l’humanité une conception tellement optimiste, que l’institution de la guerre paraît incompatible avec notre vertu de surhommes. Aussi prenons-nous pour la nier un charabia où cabriolent des métaphysiques imbéciles. Alors qu’il suffit d’ouvrir son journal pour goûter nos tueries quotidiennes. Oui, les lois de la stratégie sont demeurées ce qu’elles étaient du temps d’Homère et d’Alexandre : implacables. Oui, la conquête est toujours le désir lancinant des hommes même si les propagandes dévient l’attention vers des images moralisantes ; même si les tueries, présentées comme des faits d’armes exorbitants, deviennent des moments esthétiques, elles n’en sont pas moins des tueries. A cet égard le conflit israélo-arabe est un enseignement, ayant donné libre cours à toutes les dialectiques subtilement combinées du surréalisme illusionniste. Sous les sept flambeaux de la charité, et avec la bénédiction des moralistes de la société de consommation, est conduite contre les Arabes une expédition similaire aux Croisades du XIe siècle, alors que notre époque qui se prétend libérée du merveilleux et ne voit plus dans les religions que des mythologies politiques devrait, en bonne logique, réprouver l’argumentation biblique d’un sionisme s’affirmant tout à la fois, et de façon discordante, l’apôtre du plus réaliste des modernismes et le soldat du Dieu Invisible. Quand le sionisme a dit que ses colons partaient pour la quête charitable d’une Palestine pouilleuse, sans population, sans valeur, on ne s’est pas demandé les raisons d’un tel appétit de sacrifice. Nous savons pourtant tous qu’on n’a jamais vu des gens se préoccuper d’aller rendre vie à une terre croupissant dans la misère, car c’est à la recherche de terres belles et bonnes qu’on a toujours couru : le rêve de l’émigrant a toujours été de faire fortune et non de bichonner les cailloux. La propagande nous a convaincus que le sionisme faisait exception à la règle. Pourquoi ? Le sionisme n’est-il donc pas de ce monde ? Et puis comment se fait-il qu’ait germé le plant d’un « royaume d’Israël » enté sur le tronc d’un arbre généalogique depuis longtemps desséché ? Quand on sait que les trois civilisations juive, islamique et chrétienne sont inextricablement mêlées, comment admettre un instant sans tomber dans le ridicule qu’on puisse songer à les départager territorialement ? Elles sont le résultat d’un si total syncrétisme qu’il n’est même pas possible d’en déterminer l’origine dans l’espace. Des courants extrêmement profonds et issus de la nuit originelle ont baigné d’une même médiation la zone araméenne et sémitique, bordée au nord par l’Arménie, à l’est par le Zagros, au sud par le Yémen, à l’ouest par le désert Libyque ; l’écran du temps qui nous sépare de ces époques créatrices est tellement opaque que bien malin serait le voyant qui y discernerait les frontières d’empires spirituels égyptien, hébreu, philistin, hittite, sumérien et autres. Si quelques illuminés du XIXe siècle ont établi la carte du royaume juif, personne n’est tombé à genoux devant leurs chimères et il a bien fallu que des politiciens et des états-majors l’imposent sur le terrain à coups d’escadrilles, de canons et d’argent. La présence de cet armement et de ces banques ne serait-elle pas la meilleure preuve, s’il en était besoin, que ce ne sont point des hordes célestes qui combattent les Arabes à des fins divines, mais des états-majors au regard froid et à des fins non théologales ? Il n’est pas possible à un esprit droit de ne pas s’en rendre compte. Mais nous n’avons plus l’esprit droit. Il serait tellement simple, convenons-en, pour échapper aux enchevêtrements et aux bifurcations d’avoir le courage d’affirmer qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil et qu’Israël ayant fait la guerre a pour lui les droits du conquérant et du vainqueur. Pareille attitude n’aurait rien de déshonorant ; les cimes comme les gouffres de l’histoire sont suffisamment grands pour tout le monde. Mieux vaut réhabiliter les droits de la guerre, dire qu’on fait le mal par dessein et non pas par dévotion, que d’embarquer l’opinion de l’Occident dans la nef des fous. Aux constantes arbitraires de la propagande mieux vaut opposer les constantes naturelles de la compétition internationale. Mieux vaut mettre l’accent sur le principal que sur la fortuit, afin de ne plus confondre fornication avec la fortune et mariage avec le siècle."
Pierre Rossi
"Les clefs de la guerre"