Dichotomie insensée
Dans son dernier essai (3), il vitupère à nouveau contre « l’ordre cannibale » que révèlent notamment, de la manière la plus crue, le pillage permanent du Tiers-Monde et le scandale majeur de notre temps : l’assassinat par la faim de trente-six millions d’êtres humains par an (toutes les cinq secondes, un enfant de moins de dix ans).
Or, rappelle-t-il, l’accès à la nourriture constitue une prérogative inaliénable, gravée dans le marbre de la Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée le 10 décembre 1948 à Paris par l’Assemblée générale des Nations Unies où siégeaient les représentants de soixante-quatre pays. Le natif de Thoune, qui officia, de septembre 2000 à mars 2008, auprès de l’instance new-yorkaise précitée, en qualité de premier rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation, sait mieux que quiconque combien ce dernier est bafoué quotidiennement. Pourtant, la production agricole mondiale permettrait de satisfaire les besoins vitaux de douze milliards d’individus.
Nulle fatalité dans cette dichotomie insensée entre l’abondance des richesses disponibles et la privation des biens les plus élémentaires qui frappe tant de nos semblables ! 1,2 milliard d’entre eux végètent, avec moins de 1,25 dollar par jour, dans une pauvreté extrême. En cause, les orientations ultralibérales de l’Organisation mondiale du Commerce, du Fonds monétaire international et, à un degré moindre, de la Banque mondiale. Les « plans d’ajustement structurels » imposés aux gouvernements induisent des coupes drastiques dans les budgets sociaux (santé, éducation, retraites…), déterminent, dans les contrées les plus miséreuses, le type de relations économiques entre les oligarques du Nord et les peuples du Sud.
Ainsi au Niger, la puissante organisation cornaquée depuis le 5 juillet 2011 par Christine Lagarde avait notamment ordonné la dissolution de 40 000 tonnes de réserves (mil, orge, blé, sorgho…) détenues par l’État. Le département Afrique (4) du FMI estimait que ces stocks « pervertissent le libre fonctionnement du marché ». Le pays (1,267 million de kilomètres carrés) « dispute » au Congo la dernière place à l’Indice du développement humain. Son sous-sol recèle des gisements dont certains demeurent inentamés (or, gypse, phosphates, cassitérite, composé de dioxyde d’étain…) ; bien que les trois-quarts de sa superficie soient désertiques, il regorge d’immenses nappes d’eau fossiles (deux mille milliards de mètres cubes, plus les vingt-deux milliards fournis par le débit du fleuve éponyme et 2,5 milliards de poches souterraines ou superficielles). Il se situe dans une des zones les plus ensoleillées du globe et possède un potentiel éolien non négligeable.
Profits astronomiques et spéculations criminelles
Mais c’est surtout l’uranium qui attise les convoitises ; avec 4 198 tonnes en 2010, le Niger pointe au cinquième rang des producteurs mondiaux, derrière le Kazakhstan, le Canada, l’Australie et la Namibie. Le 9 novembre 2007, le président Mamadou Tanja accorda un permis d’exploitation du site d’Azelik à la SOMINA, créée le 5 juin 2007 (67% détenus par le consortium chinois Sino-Uranium et 33% par l’État). Début 2010, il reçut une délégation de l’Empire du Milieu s’intéressant au site d’Imouraren, guigné par AREVA. Cette mine, dont la première pierre fut posée le 4 mai 2009, sera la seconde au monde après celle de Mac Arthur River au Saskatchewan, à l’ouest du Canada. Elle permettrait l’extraction d’environ cinq mille tonnes de minerai par an. Au matin du 18 février 2010, un putsch militaire porta au pouvoir le colonel Salou Djibo, lequel rompit les négociations avec les Asiatiques, réaffirmant la « gratitude et la loyauté » vis-à -vis de la firme drivée depuis le 1er juillet dernier par Luc Oursel. Le 12 mars 2011, Mahamadou Issoufou, ingénieur des mines et ex-cadre de la SOMAà R (5), une filiale…d’AREVA, remporte l’élection présidentielle. A partir de 2013, le consortium français se partagera les bénéfices avec son partenaire sud-coréen KEPCO.
Les trusts agro-alimentaires axent leurs stratégies sur les turbulences générées par les injonctions des gardiens de l’orthodoxie capitaliste. Cargill, Bunge, le groupe Louis-Dreyfus et les autres « pieuvres du négoce des matières premières » engrangent des profits astronomiques sur le blé, le maïs et le riz, cultures vivrières de base, en provoquant l’explosion des prix. Certaines ont diversifié leurs activités en s’impliquant dans les « biocarburants », une aberration écologique que le vaillant polémiste considère comme un « crime contre l’humanité ». Depuis quelques années, des hedge funds, ces fonds d’investissement spéculatifs, peu transparents et souvent implantés dans des paradis fiscaux (les deux tiers sont domiciliés aux àŽles Caïman), ont migré vers le secteur des céréales. Le cours de celles-ci se traite au C.M.E. Group, le plus grand marché de contrats à terme (devises, denrées, énergie, immobilier, jusqu’aux indices ayant trait aux…conditions météorologiques), issu de la fusion, en 2007, du Chicago Mercantile Exchange et du Chicago Board of Trade, qui date de 1848. Jean Ziegler démonte, chiffres et preuves à l’appui, les mécanismes implacables maniés avec un cynisme achevé par les immondes « prédateurs du capitalisme financier globalisé », cupides, sans scrupules, ni états d’âme. Mais l’indécrottable optimiste, élu le 26 mars 2008 au Comité consultatif du Conseil onusien des Droits de l’Homme à Genève, garde foi en une improbable (6) « insurrection des consciences ».
René HAMM