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Poésie et révolution (1)

A la fin d’Une saison en enfer, Rimbaud assénait qu’il fallait être « absolument moderne ». Son recueil était un agrégat de poèmes, de textes de contestation, de réflexion. Être moderne, c’était dire les bouleversements sans se focaliser sur les thèmes apparemment " poétiques " , tel l’amour, la mort. C’était même poser que le laid pouvait être beau et poétique. C’était reconnaître que le poète et son dire pouvaient être produits par le monde qui les entouraient. Les temps avaient changé et le vers classique, régulier ne pouvait plus en rendre compte. On verra Lautréamont (dans Les Chants de Maldoror) à la recherche d’une « poétique future ». Que de souffle dans cet extrait du Chant 1 :

« J’ai vu, pendant toute ma vie, sans en excepter un seul,
les hommes, aux épaules étroites, faire des actes stupides et nombreux, abrutir leurs semblables, et pervertir les âmes par tous les moyens. Ils appellent les motifs de leurs actions : la gloire. En voyant ces spectacles, j’ai voulu rire comme les autres ; mais, cela, étrange imitation, était impossible. J’ai pris un canif dont la lame avait un tranchant acéré, et me suis fendu les chairs aux endroits où se réunissent les lèvres. Un instant je crus mon but atteint. Je regardai dans un miroir cette bouche meurtrie par ma propre volonté ! C’était une erreur ! Le sang qui coulait avec abondance des deux blessures empêchait d’ailleurs de distinguer si c’était là vraiment le rire des autres. Mais, après quelques instants de comparaison, je vis bien que mon rire ne ressemblait pas à celui des humains, c’est-à -dire que je ne riais pas. J’ai vu les hommes, à la tête laide et aux yeux terribles enfoncés dans l’orbite obscur, surpasser la dureté du roc, la rigidité de l’acier fondu, la cruauté du requin, l’insolence de la jeunesse, la fureur insensée des criminels, les trahisons de l’hypocrite, les comédiens les plus extraordinaires, la puissance de caractère des prêtres, et les êtres les plus cachés au dehors, les plus froids des mondes et du ciel ; lasser les moralistes à découvrir leur coeur, et faire retomber sur eux la colère implacable d’en haut. Je les ai vus tous à la fois, tantôt, le poing le plus robuste dirigé vers le ciel, comme celui d’un enfant déjà pervers contre sa mère, probablement excités par quelque esprit de l’enfer, les yeux chargés d’un remords cuisant en même temps que haineux, dans un silence glacial, n’oser émettre les méditations vastes et ingrates que recélait leur sein, tant elles étaient pleines d’injustice et d’horreur, et attrister de compassion le Dieu de miséricorde ; tantôt, à chaque moment du jour, depuis le commencement de l’enfance jusqu’à la fin de la vieillesse, en répandant des anathèmes incroyables, qui n’avaient pas le sens commun, contre tout ce qui respire, contre eux-mêmes et contre la Providence, prostituer les femmes et les enfants, et déshonorer ainsi les parties du corps consacrées à la pudeur. Alors, les mers soulèvent leurs eaux, engloutissent dans leurs abîmes les planches ; les ouragans, les tremblements de terre renversent les maisons ; la peste, les maladies diverses déciment les familles priantes. Mais, les hommes ne s’en aperçoivent pas. Je les ai vus aussi rougissant, pâlissant de honte pour leur conduite sur cette terre ; rarement. Tempêtes, soeurs des ouragans ; firmament bleuâtre, dont je n’admets pas la beauté ; mer hypocrite, image de mon coeur ; terre, au sein mystérieux ; habitants des sphères ; univers entier ; Dieu, qui l’as créé avec magnificence, c’est toi que j’invoque : montre-moi un homme qui soit bon !... Mais, que ta grâce décuple mes forces naturelles ; car, au spectacle de ce monstre, je puis mourir d’étonnement : on meurt à moins.
 »

On ne dira pas que toute poésie est a priori révolutionnaire, même si elle est, de toute façon, subversion de quelque chose. Le fait est que, lors du printemps arabe, de nombreux manifestants qui, ne l’oublions jamais, risquaient à tout instant leur vie, avaient sur les lèvres ce premier vers du poète tunisien Abu l-Qasim Chabbi, que la figure de Prométhée fascinait :

« Lorsqu’un peuple veut vivre, force est pour le destin de répondre. »

Dans ses " Thèses sur le concept d’histoire " , Walter Benjamin qui traduisit Baudelaire, évoquait ainsi une aquarelle de 1920 de Paul Klee qu’il possédait :

« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus Novus. Il représente un ange qui semble avoir dessein de s’éloigner du lieu où il se tient immobile. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l’aspect que doit avoir nécessairement l’ange de l’histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Où se présente à nous une chaîne d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l’avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. »

Dès lors, la poésie post-romantique se construira sur cette base. Bien que fidèle soutien de Pompidou et de Chirac, Francis Ponge dira qu’écrire, « c’est plus que connaître analytiquement, c’est refaire ». Pour Octavio Paz, la poésie doit être « un langage qui coupe la respiration, un langage de lames exactes [...] poignards infatigables, éclatants, méthodiques ».

Dans cette rubrique, je partirai des Poètes de la Commune, présentés par Maurice Choury, avec une préface de Jean-Pierre Chabrol. Une petite remarque anecdotique : j’ai récupéré ce livre publié par Seghers en 1970 lors de la dispersion - tenez-vous bien - de la " Bibliothèque départementale PTT du Gers " . Hé oui ! Il fut un temps, 2000 ans avant France Télécom, où la poste et les télécommunications étaient regroupées dans un service public qui disposait, dans chaque département, d’une riche bibliothèque. Ce patrimoine fut dispersé aux quatre-vents lors du changement de statut de ces " entreprises " . La plupart des ouvrages (des centaines de milliers dans toute la France) finirent à la poubelle. C’est cela aussi la privatisation et la casse de la Fonction publique.

Pour vous faire patienter avant le n° 2 de cette rubrique, je cite ce poème de Victor Hugo :

" Le poète dans les révolutions "

Le vent chasse loin des campagnes

Le gland tombé des rameaux verts ;

Chêne, il le bat sur les montagnes ;

Esquif, il le bat sur les mers.

Jeune homme, ainsi le sort nous presse.

Ne joins pas, dans ta folle ivresse,

Les maux du monde à tes malheurs ;

Gardons, coupables et victimes,

Nos remords pour nos propres crimes,

Nos pleurs pour nos propres douleurs. "

Quoi ! mes chants sont-ils téméraires ?

Faut-il donc, en ces jours d’effroi,

Rester sourd aux cris de ses frères !

Ne souffrir jamais que pour soi !

Non, le poëte sur la terre

Console, exilé volontaire,

Les tristes humains dans leurs fers ;

Parmi les peuples en délire,

Il s’élance, armé de sa lyre,

Comme Orphée au sein des enfers.

" Orphée aux peines éternelles

Vint un moment ravir les morts ;

Toi, sur les têtes criminelles,

Tu chantes l’hymne du remords.

Insensé ! quel orgueil t’entraîne ?

De quel droit vien§-tu dans l’arène

Juger sans avoir combattu ?

Censeur échappé de l’enfance,

Laisse vieillir ton innocence,

Avant de croire à ta vertu. "

Quand le crime, Python perfide,

Brave, impuni, le frein des lois,

La Muse devient l’Euménide,

Apollon saisit son carquois.

Je cède au Dieu qui me rassure ;

J’ignore à ma vie encor pure

Quels maux le sort veut attacher ;

Je suis sans orgueil mon étoile ;

L’orage déchire la voile

La voile sauve le nocher.

" Les hommes vont aux précipices.

Tes chants ne les sauveront pas.

Avec eux, loin des cieux propices,

Pourquoi donc égarer tes pas ?

Peux-tu, dès tes jeunes années,

Sans briser d’autres destinées,

Rompre la chaîne de tes jours ?

Épargne ta vie éphémère :

Jeune homme, n’as-tu pas de mère ?

Poëte, n’as-tu pas d’amours ? "

Eh bien, à mes terrestres flammes,

Si je meurs, les cieux vont s’ouvrir.

L’amour chaste agrandit les âmes,

Et qui sait aimer sait mourir.

Le poëte, en des temps de crime,

Fidèle aux justes qu’on opprime,

Célèbre, imite les héros ;

Il a, jaloux de leur martyre,

Pour les victimes une lyre,

Une tête pour les bourreaux.

" On dit que jadis le poète,

Chantant des jours encor lointains,

Savait à la terre inquiète

Révéler ses futurs destins.

Mais toi, que peux-tu pour le monde ?

Tu partages sa nuit profonde ;

Le ciel se voile et veut punir ;

Les lyres n’ont plus de prophète,

Et la Muse, aveugle et muette,

Ne sait plus rien de l’avenir ! "

Le mortel qu’un Dieu même anime

Marche à l’avenir, plein d’ardeur ;

C’est en s’élançant dans l’abîme

Qu’il en sonde la profondeur.

Il se prépare au sacrifice ;

Il sait que le bonheur du vice

Par l’innocent est expié ;

Prophète à son jour mortuaire,

La frison est son sanctuaire,

Et l’échafaud est son trépied.

" Que n’est-tu né sur les rivages

Des Abbas et des Cosroës,

Aux rayons d’un ciel sans nuages,

Parmi le myrte et l’aloès !

Là , sourd aux maux que tu déplores,

Le poëte voit ses aurores

Se lever sans trouble et sans pleurs ;

Et la colombe, chère aux sages,

Porte aux vierges ses doux messages

Où l’amour parle avec des fleurs ! "

Qu’un autre au céleste martyre

Préfère un repos sans honneur !

La gloire est le but où j’aspire ;

On n’y va point par le bonheur.

L’alcyon, quand l’océan gronde,

Craint que les vents ne troublent l’onde

Où se berce son doux sommeil ;

Mais pour l’aiglon, fils des orages,

Ce n’est qu’à travers les nuages

Qu’il prend son vol vers le soleil !

http://bernard-gensane.over-blog.com/

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