Les films français présentés et, souvent, primés à Cannes ces dernières années pourraient se résumer à un titre générique, "Entre les murs" : Entre les murs (du collège) en 2008, entre les murs de la prison (Un Prophète, 2009), entre les murs du monastère (Des Hommes et des dieux, 2010), entre les murs du bordel (L’Apollonide, souvenirs de la maison close, 2011).
Qu’est-ce que cette psychose d’enfermement nous révèle sur notre société ? Certes, elle correspond bien à la forteresse Europe, ouverte à tous les vents pour les capitaux et les
marchandises, fermée aux hommes (criminalisation de l’immigration).
Mais, parmi ces films, l’un, Des Hommes et des dieux, est plus particulièrement révélateur de la société française : comment ce film médiocre et, même, artistiquement et idéologiquement exécrable, a-t-il pu recevoir un accueil aussi enthousiaste du public français (plus, même, que des critiques) ?
La sortie du livre d’Alexis Jenni, l’Art français de la guerre, nous fournit l’analyse adéquate :
La France n’a pas digéré ses défaites coloniales, ni sa défaite de 1940 ; grâce au verbe magique de de Gaulle, elle a pu s’enfermer dans une vision mythique d’elle-même, et garder la nostalgie de ces groupes de Français, vivant entre eux, et luttant pour la grandeur de la France, les maquisards de la Résistance FFI, les guerriers d’Indochine et d’Algérie ; enfin, le rapatriement des Pieds-Noirs en 1962 a dissous dans toute la société la vision coloniale du monde, sa logique raciste : nous, les Français, les maîtres légitimes, eux, l’ennemi sournois qui ne partage pas nos valeurs. Mais, derrière les belles images (de beaux garçons bronzés et
musclés, vivant entre eux en plein air et luttant héroïquement), on s’efforce d’oublier la réalité : les techniques de la "sale guerre", la terreur et l’assassinat, systématisées pendant la Bataille d’Alger, mais déjà pratiquées en Indochine et même par les maquisards, une fois l’offensive alliée lancée.
C’est là qu’intervient Des Hommes et des dieux. Ce film est, d’abord, une falsification historique : partant de faits réels (l’assassinat des moines de Tibhirine en 1996), il entretient l’ambiguïté sur les responsables du massacre (l’armée ou les terroristes islamistes ?) pour finalement pointer du doigt les Islamistes. Or, en 2010, lorsque le film est sorti, il n’y avait plus d’incertitude : le groupe islamiste qui a liquidé les moines était contrôlé par l’armée algérienne et agissait pour son compte, avec la complicité des autorités françaises (lire le chapitre 25 du livre de Lounis Aggoun et J.-B. Rivoire : la Françalgérie, crimes et mensonges d’Etat, 2004, éd. La Découverte).
C’est donc un film de propagande anti-musulmane. Mais il opère aussi de façon plus sournoise, en faisant semblant de rendre hommage à des moines pacifiques et fraternels, dont il donne en fait des portraits adultérés et tendancieux.
Le film nous présente une série de belles images illustrant la tolérance et le dévouement des moines : Frère Christian, l’abbé, fait son entrée dans une fête de circoncision, au milieu des you-you des femmes (poncif folklorique) ; Frère Luc s’épuise à donner des consultations gratuites aux villageois des environs ; Frère Christian travaille à sa table, un Coran ostensiblement ouvert devant lui. Mais la démonstration aboutit aux antipodes d’un oecuménisme respectueux de l’autre (qui était celui des vrais moines) : du portrait hagiographique des moines se dégage, en négatif, une image du musulman, soit ignorant et débile, soit fanatique et violent ; les villageois sont un troupeau de moutons qui se réfugie autour de ses bergers chrétiens, pour leur demander l’explication d’une situation à laquelle ils ne comprennent rien (mais à aucun moment il ne sera question du putsch militaire de 1991 qui interrompit un processus démocratique dont le FIS, groupe islamiste modéré, était le vainqueur) ; Frère Christian fait la leçon à des islamistes armés jusqu’aux dents, en leur opposant même une citation du Coran (pour éviter les contresens, les chrétiens devraient avoir le monopole de l’interprétation du Coran !) ; et il les invite à célébrer avec les moines les fêtes de la Nativité, message de paix et d’amour.
Mais, au-delà de cette apologie fastidieuse du christianisme, quelle expérience religieuse se dégage du film ? Xavier Beauvois n’a pas caché qu’il n’était pas croyant ; de fait, il est étranger à l’univers moral chrétien. Quels sont en effet les grands moments "spirituels" du film ? Une séquence où Frère Luc apparaît bizarrement collé à une fresque représentant le Christ, dont il finit par caresser les tétons (X. Beauvois ne distingue manifestement pas entre désir érotique et amour spirituel : le Da Vinci Code lui est sans doute plus familier que les Evangiles), et la scène grotesque de la Cène, dernier repas, le soir de Noël, avant le martyre : la caméra suit, tout autour de la table, les regards pénétrés, tragiques, que les moines échangent, en écoutant... le Lac des Cygnes ; comme de vulgaires midinettes, ils sont émus aux larmes par les souffrances de la pauvre princesse métamorphosée en cygne qui n’arrive pas à se faire reconnaître de son prince charmant !
Pourquoi donc un tel succès pour un film manichéen et mal ficelé qui nous renvoie aux stéréotypes de l’époque coloniale ? Les Français (une certaine catégorie de Français) ont eu plaisir à se reconnaître dans l’image que leur renvoient les moines (ils ont béatement souri à se voir si beaux en ce miroir !) et à vivre avec eux dans une communauté où l’on est "entre soi". Comme l’Etranger, ce roman typiquement pied-noir, Des Hommes et des dieux nous montre une Algérie fantasmée, française, et qui serait si belle si elle continuait à être dominée par des Blancs chrétiens, vivant entre eux.
Rosa Llorens
normalienne, agrégée de lettres classiques et professeur de lettres en classe préparatoire. Elle a la double nationalité française et espagnole.