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« Plus la situation s’aggrave, plus la production de raison diminue »

DISCOURS SUR LA CAPACITE DE RESISTANCE DE LA RAISON

"Elle doit pouvoir courir vite et loin, et revenir au premier coup de sifflet.
Elle doit savoir se siffler elle-même, sévir contre elle-même, se détruire
elle-même"

Bertolt BRECHT - Essais sur le fascisme,
novembre 1937

"D’après la gauche, il est possible de conserver le monde bourgeois sans le
fascisme, donc sans sacrifier la culture bourgeoise, par le biais de réformes.
En réalité, il n’est possible de sauver le monde bourgeois qu’en sacrifiant la
culture bourgeoise."

En regard des mesures excessivement rigoureuses actuellement appliquées contre
la raison humaine dans les Etats fascistes, mesures non moins méthodiques que
violentes, il est permis de se demander si cette raison pourra résister au
puissant assaut qu’elle subit. Les affirmations optimistes de caractère
général, « La raison finit toujours par triompher », ou « L’esprit ne
s’épanouit jamais aussi librement que lorsqu’on lui fait violence », ne mènent
évidemment nulle part. De telles assurances sont elles-mêmes peu raisonnables.

En effet, la faculté de penser, chez l’homme, peut être extraordinairement
endommagée. Cela vaut pour la raison des individus comme pour celle de classes
et de peuples entiers. L’histoire de cette faculté de penser révèle de longues
périodes de stérilité partielle ou totale, d’épouvantables exemples de
régression ou de dépérissement. Le crétinisme, avec des moyens adaptés, peut
être organisé sur une grande échelle. L’homme est capable à la rigueur
d’apprendre que deux et deux font cinq, et non plus quatre. Le philosophe
anglais Hobbes écrivait déjà au XVIIe siècle : « Si le théorème comme quoi
la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits s’avérait nuisible
aux intérêts des hommes d’affaires, ceux-ci feraient immédiatement brûler tous
les manuels de géométrie (1) »

Il faut admettre que chaque peuple ne produit jamais une quantité de raison
supérieure à ce qu’il peut utiliser (le cas échéant, le surplus ne serait pas
reçu), mais qu’il en produit souvent moins. Si donc nous ne pouvons attribuer à 
la raison un emploi bien déterminé, une tâche bien précise, momentanément
nécessaire au maintien de l’état de choses existant, nous ne saurions garantir
qu’elle traverse sans dommage cette époque de persécution accentuée.

Quand je dis que la raison ne peut espérer s’en tirer que si elle est
nécessaire au maintien de l’état de choses existant, je pèse soigneusement mes
mots. J’ai de bons motifs pour ne pas dire qu’elle doit être nécessaire à la
transformation de l’état de choses existant. A mon avis, le besoin de raison
pour améliorer une situation fort mauvaise n’autorise pas pour autant à espérer
la mise en ouvre de cette raison. Les mauvaises situations peuvent se
prolonger incroyablement. Il vaut mieux dire : « Plus la situation s’aggrave,
plus la production de raison diminue », qu’inversement : « Plus la situation
s’aggrave, plus la raison produite augmente. »

Je crois, néanmoins, je le répète, que les peuples en produisent autant qu’il
en faut pour maintenir l’état de choses existant. Reste à évaluer la quantité
requise. Car, encore une fois, si l’on cherche quelle production de raison
escompter dans les temps immédiatement à venir, il faut se demander quelle est
la dose nécessaire au maintien de l’état de choses existant.

Il est indéniable que la situation des pays fascistes est fort mauvaise. Le
niveau de vie baisse, et ils ont tous besoin, sans exception, de la guerre pour
se perpétuer. Mais il serait erroné d’en conclure qu’une faible quantité de
raison suffit au maintien d’une si mauvaise situation. Au contraire, la
somme de raison qu’il faut ici employer et constamment produire, sans jamais
trop longtemps la limiter, n’est pas mince, bien qu’elle soit d’une nature à 
part.

Il s’agit pour ainsi dire d’une raison estropiée. Elle doit être
réglable, prête à augmenter ou à diminuer plus ou moins automatiquement. Elle
doit pouvoir courir vite et loin, et revenir au premier coup de sifflet. Elle
doit savoir se siffler elle-même, sévir contre elle-même, se détruire
elle-même.

Analysons la nature de la raison ici requise. Le physicien doit être en mesure
de construire pour la guerre des instruments d’optique permettant des
observations à grande distance, mais il doit également être capable de ne pas
voir des phénomènes fort dangereux pour lui, qui se passent sous ses yeux,
disons dans son université. Il est chargé de construire des dispositifs
de défense contre les agressions étrangères, mais il lui est interdit de
réfléchir aux agressions dont le menacent ses propres autorités. Le médecin
dans sa clinique cherche un remède au cancer qui guette son patient, mais il
n’a pas le droit de chercher de remède contre les gaz et les bombes qui le
guettent lui-même dans sa clinique. Car le seul remède contre les gaz
consisterait à remédier à la guerre. Les travailleurs de l’intellect doivent
sans cesse perfectionner leurs facultés logiques pour administrer leurs
domaines spécialisés, mais ils doivent également savoir ne pas appliquer ces
facultés logiques aux domaines généraux. Ils ont à faire en sorte, de par leur
métier, que la guerre soit terrible, tout en laissant à des individus d’une
intelligence manifestement limitée le choix même de la guerre ou de la paix.
Dans ces domaines généraux, ils voient mettre en ouvre des méthodes et des
théories qui, transposées dans leur discipline, physique ou médecine,
paraîtraient moyenâgeuses.

La quantité de raison dont les classes dirigeantes ont besoin pour exécuter
les affaires courantes ne dépend pas de leur libre décision ; de toute façon,
elle est considérable dans un Etat moderne, et le devient encore plus dès qu’il
s’agit de poursuivre les mêmes affaires par un autre moyen, la guerre. La guerre
moderne consomme une énorme quantité de raison.

N’allons pas croire que l’école moderne a été instituée parce que les classes
dirigeantes de l’époque, obéissant à des motifs idéalistes, voulaient servir la
raison ; il fallait élever le niveau d’intelligence de larges couches de la
population pour servir l’industrie moderne. Si maintenant on rabaissait
excessivement le niveau d’intelligence des travailleurs, l’industrie serait
condamnée. Il n’est donc pas question de l’abaisser considérablement, aussi
souhaitable que cela puisse paraître aux classes dirigeantes, pour des raisons
bien déterminées. On ne peut faire aucune guerre avec des analphabètes.

Si la dose de raison nécessaire ne dépend pas de la libre décision des classes
dirigeantes, cette quantité requise et de ce fait assurément garantie ne
répondra pas non plus aisément aux critères de qualité que pourraient souhaiter
les classes dirigeantes.

La vaste diffusion de la raison par l’intermédiaire de l’école a déjà entraîné,
outre une élévation de la production industrielle, une élévation non moins
extraordinaire des exigences formulées par de larges masses populaires dans
tous les domaines ; leur revendication de pouvoir trouve ici un solide
fondement. On peut établir le théorème suivant : les classes dirigeantes, dans
le dessein d’opprimer et d’exploiter les masses, doivent investir chez
celles-ci de telles quantités de raison d’une telle qualité, que l’oppression
et l’exploitation elles-mêmes s’en trouvent menacées. Ces réflexions de
sang-froid amènent à conclure que les gouvernements fascistes, en attaquant la
raison, se lancent dans une entreprise donquichottesque. Ils sont obligés de
laisser subsister, et même de susciter de grandes quantités de raison. Ils
peuvent l’insulter autant qu’ils veulent, la présenter comme une maladie,
dénoncer la bestialité de l’intellect : ne serait-ce que pour diffuser ce genre
de discours, ils ont encore besoin d’appareils de radio dont la fabrication est
l’ouvre de la raison. Pour, maintenir leur domination, ils ont besoin d’un
potentiel de raison chez les masses égal à celui dont les masses ont besoin
pour supprimer leur domination.

Novembre 1937

l. - Cf. Le Léviathan, de Thomas Hobbes, publié en 1651, partie l, chapitre XI
 : « Of thé différence of Manners », p. 161 de l’édition des « Pélican Classics
 », 1968. (N.d.T.)

 Bertolt BRECHT ("Ecrits sur la politique et
la société"} Edition L’Arche 1971

Transmis par mikara

Photo : Stop Pub du 19 février 2004 par pelliculesz@hotmail.com.ns sur Indy Paris


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