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Bruno Tessarech. Vincennes.

Ce petit livre brillant nous parle d’un temps que les moins de soixante ans ne peuvent pas connaître, une utopie constructive, de la folie douce, quelques pratiques staliniennes, un exubérance intellectuelle sans précédent, de l’amour, des haines cuites et recuites. J’en fus pendant deux ou trois ans.

Ce monde perdu m’a marqué à vie, en tant qu’homme et en tant qu’universitaire. L’expérience n’étant pas transmissible, comme le disait justement Aragon, on ne peut la transmettre que par une sorte d’hypersubjectivité à portée universelle. Ce que fait Bruno Tessarech en plaçant ses souvenirs sous l’ombre tutélaire de son maître de l’époque, le très singulier philosophe René Schérer. Phénoménologue husserlien, mais aussi éphébophile, ce frère cadet d’Eric Rohmer était doué d’une personnalité unique. Il finit forcément par être marginalisé par François Châtelet ou Gilles Deleuze.

L’auteur écrit donc à sa " camarade " Vincennes, que Chirac, rageur, fit raser sous la surveillance des policiers et des chiens, et où pas même une plaque commémorative n’atteste la présence passée de cette institution à nulle autre pareille située, s’en souvient-on, 12 route de la Tourelle. L’avantage est que Vincennes n’aura pas connu le gâtisme et la décomposition. Philippe Sollers ne sera pas venu « délirer entre ses murs », Houellebecq « ricaner sur ses ruines », Arte tourner une commémo.

C’était le temps des occupations d’usines, des AG interminables, de la lutte des femmes opprimées, des homosexuels raillés, le temps de ce que l’auteur appelle une « alma mater devenue amante idéale ». Cette amante était constituée d’un alignement de « bâtisses sans âme, une sorte de Sarcelles court sur pattes ». Le pouvoir de droite avait imaginé, malin, cet abcès de fixation, avec Edgar Faure pour papa et De Gaulle pour parrain. Les professeurs sans cravate étaient vêtus de velours côtelé, de blousons de cuir, voire de bleus d’ouvrier (achetés chez Cardin pour les plus gauchistes d’entre eux).

La quête du savoir passait par le désir, l’authenticité, le désintéressement. Deleuze, avec ses ongles tellement sales, nous magnétisait. A l’inverse de Schérer, il produisait un discours tout en rebonds mais construit. Comme l’auteur, j’ai encore dans l’oreille sa formule magique lorsqu’il avait résolu une difficulté posée par un questionneur : « Voilà , c’est ça ! »

Châtelet était le dominant chez les philosophes : un esprit d’une extrême rigueur, une culture classique immense. Le séminaire de Foucault était le plus couru. Les jeux de mots de Lacan (qui tenta vainement de faire de Vincennes sa chose) en faisait ricaner plus d’un. Bêtement, cela va sans dire. En fin de comptes, affirme non sans raison Bruno Tessarech, la philosophie au début des années soixante-dix, c’était Vincennes et rien d’autre. Mais aussi, pour un temps, un département où l’on pouvait faire attribuer un diplôme à son cheval, tant les contrôles étaient honnis.

Vincennes, explique l’auteur, ce fut « le brouillage des règles établies entre deux monde, celui de l’université et celui de la vie, l’abolition des frontières entre le dedans et le dehors. » Accueillant des non-bacheliers, des salariés, des sans-papier, des immigrés, Vincennes devint une sorte de « Larzac suburbin ». La révolution au bout de la ligne de bus.

Qu’eût été une France " vincennoise " ? Un pays sans télé abrutissante, une classe ouvrière plongée dans les livres, des garderies d’enfants associatives, des désirs personnels et l’ordre social réconciliés.

Un monde perdu, vous dis-je.

Nil. Paris 2011.

http://bernard-gensane.over-blog.com/

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Attribuée à Louis Aragon, 1925.

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